Le silence de la mer – Joseph Conrad
Cet article a été publié dans le Daily Mail le 18 septembre 1909 et n’a jamais été réédité.
Voici quelque cinq ans – le temps s’en va et seule la mer ne change jamais – j’ai eu le plaisir d’écrire pour cette même rubrique du Daily Mail un article dont le sujet était les bateaux « en retard » ou « portés disparus » – un témoignage au ton très personnel, évoquant sereinement le souvenir de sensations –, illustré par le récit d’un épisode en mer où j’avais failli perdre la vie. Ce n’était qu’un écrit subjectif, une prose modeste, que rachetait peut-être sa sincérité. Il n’y a pas grand mérite à cela. Qui a vécu longtemps avec la mer, de la mer, et même, dans une certaine mesure pour la mer, se doit d’être loyal envers cet élément, qui trempe le caractère, et continuer à vivre dans l’espoir du salut de son âme. Et pourtant, même s’il était sincère, et impitoyable envers les sentiments de son auteur, cet article n’était pas très instructif ; et quant au « caractère d’actualité » au sens journalistique du terme, grâce au ciel, à cette époque-là, il n’en avait aucun.
Je ne veux pas dire que notre époque, qu’aucune époque, ait jamais connu d’année au cours de laquelle il n’y ait pas eu des bateaux petits ou grands annoncés comme « en retard » ou « portés disparus ». Il en était ainsi au commencement des temps et il en sera ainsi tant que la science et l’art de la navigation ne seront pas perdus pour le monde – ou n’auront pas disparu du monde. En retard… disparus… Ces deux mots lourds d’incertitude et de résignation sont inséparables du royaume de l’océan, car s’il a été conquis par la curiosité et la hardiesse de générations sans nombre, jusqu’à ses profondeurs les plus intimes et à ses recoins les plus secrets, il ne sera jamais totalement dompté par l’ingéniosité et l’invention des êtres humains.
« En Retard »
Comme je viens de le dire, il ne se passe pas d’année sans que des bateaux soient signalés comme « en retard », puis définitivement déclarés « portés disparus ». Ces mots ont toujours une réalité sinistre. Mais il est rare qu’un bateau « en retard » captive toute l’attention du monde anxieux, telle une embarcation fantomatique disparaissant petit à petit dans le brouillard d’un
destin inconnu, tragiquement chargé de tout le poids des espoirs et des craintes.
Et dans les deux hémisphères, au nord comme au sud, nombreux sont les coeurs qui sont étreints d’une angoisse intolérable dans l’attente que le Waratah soit en vue. Sa silhouette qui s’estompe devient d’heure en heure plus fantomatique – mais bien sûr, « il ne faut jamais désespérer. » Et nous, nous qui sommes à terre, devons répéter à mi-voix ce précepte, en étant certains que les responsables à bord du navire l’ont appliqué depuis la première difficulté jusqu’à leur dernier souffle. Mais aujourd’hui, cela fait environ six semaines que le Waratah est attendu. Et ce type d’angoisse ne faiblit jamais.
Le monde entier connaît parfaitement les seuls faits maritimes certains : le Waratah a appareillé pour une petite étape côtière en suivant l’arc de la côte australe du continent africain ; il a quitté son port d’escale par un temps menaçant, qui s’est rapidement transformé en gros coup de vent de secteur ouest, un vent qui était donc le plus souvent contraire à tous les caps qu’il devait
suivre le long du contour de l’Afrique. Il a maintenant six semaines de retard ! La mer ne livre pas tous ses secrets à l’anxiété
indiscrète des hommes. Elle ne se soucie pas de l’angoisse qui serre les cœurs. Elle n’est pas assez apprivoisée pour avoir renoncé aux terreurs que n’ont pas réussi à vaincre les progrès de la science et le savoir-faire des générations, les relevés océanographiques méticuleux et les appareils de sondage brevetés, l’alliance du fer et du feu, les connaissances accumulées d’une multitude de marins, et le rivetage parfait des cloisons étanches. Non. Elle n’est pas encore assez apprivoisée, pas assez dépouillée encore de sa robe de mystère. Dans les plis déchirés et déchiquetés de ses sombres habits rôde peut-être encore l’ombre de quelque inconcevable catastrophe. Mais – il ne faut jamais désespérer !
Le premier vapeur « porté disparu »
Le premier bateau à vapeur à avoir été « porté disparu » dans les annales des paquebots, fut, je crois, Le President un bateau à roues à aubes qui se rendait d’Angleterre à New York dans les années 1840. Il a probablement heurté un iceberg de plein fouet. Telle est l’explication la plus vraisemblable de sa disparition. Il a dû couler comme une pierre.
Ce sont les aléas de la mer ; pourtant, parmi les souvenirs de mes premières années de vie de marin, il y a le vapeur Arizona, un fameux coureur des mers des années 1880, qui a vécu lui aussi l’aventure supposée du President. Il ne fait pas de doute que l’Arizona a bien heurté un iceberg, puisqu’il a survécu pour raconter son histoire et exhiber sa proue incroyablement enfoncée.
L’invention de la cloison étanche a bien dépouillé l’océan d’une partie de ses terreurs. Mais, dans le cas du Waratah, ce danger marin, particulier à l’Atlantique nord et aux routes de l’extrême grand sud, semble inconcevable. Il est absolument inimaginable qu’une plaque de glace traîtresse, partie du pôle Sud, ait flotté entre deux eaux pour aller faire la chasse aux vapeurs sur la
côte d’Afrique – qui plus est en plein hiver austral !
En mer, les épaves entre deux eaux et les récifs non signalés sur les cartes font partie des obstacles. Mais les épaves ne se rencontrent que sur les routes du commerce du bois ; elles sont très rares de nos jours, parce que la carcasse d’un bateau en acier, même remplie de planches jusqu’à ras bord, sombre toujours très vite hors du chemin des vivants. Et pour ce qui est des
récifs, la côte longée par le Waratah est extrêmement bien cartographiée, même si les rochers y abondent en beaucoup d’endroits.
Le brouillard est le complice le plus sournois de tous les dangers de la mer ; mais l’on sait qu’il n’y avait pas eu de brouillard. Il y avait un coup de vent. Un marin aurait appelé ça du très gros temps. Pour affronter ce gros temps, il y avait les qualités de l’équipage et la tenue de mer du bateau – un produit de la technique, de la compétence, de la probité professionnelle d’autres
hommes qui en ont conçu les lignes, assemblé la coque et installé les moteurs, et l’ont lancé sur la mer.
Le banc des Agulhas
Sur ces questions, l’écrivain peut se fier au témoignage de ses sens. Un des dangers de l’océan, c’est la forte mer. J’utilise ce mot pour parler des vagues, un mot qui ne vient pas aisément sur les lèvres d’un marin et qu’une plume accoutumée à évoquer les souvenirs d’une époque révolue, loin des usages de la terre, n’utilise pas facilement. À l’approche du banc des Agulhas, si la mer
est poussée par un coup de vent de secteur ouest, elle forme de terribles creux. Comme disent les marins, des paquets de mers viennent à vous comme un mur. Au mois d’août 1884, sur la route même que le Waratah aurait dû emprunter, l’auteur de ces lignes fut pris dans une situation difficile qui a bien failli se terminer par une histoire de bateau porté disparu. Le navire à bord
duquel servait notre auteur s’est couché sur le flanc et y est resté pendant trente heures, au milieu de creux immenses, dont il n’est pas près d’oublier la physionomie menaçante et le déferlement rageur. Ce fut une expérience interminable, une occasion de « ne jamais désespérer » mortellement longue. Je crois que nous ne l’avons jamais dit à voix haute, comme il se doit, et à cause de la traditionnelle réserve des professionnels, mais nous étions certainement persuadés qu’il était temps pour nous d’accomplir l’acte dont on ne doit jamais parler tant que le bateau reste à flot.
Pourtant, aussi démontée que puisse devenir la mer quand elle est poussée par les vents violents de cette région du globe, on ne peut penser un instant que sa puissance et sa furie parviennent à submerger un vapeur tel que le Waratah, qui était commandé par un marin expérimenté, qui n’était pas excessivement chargé, et qui avait été construit pour défier le pire de ce que la mer peut produire. Et même si, par une incroyable malchance, il avait eu une avarie de moteurs au plus fort de la tempête, tout marin qui se respecte trouve des ressources qui lui permettent de faire face à une situation aussi grave.
La possibilité d’une collision
Mais on a noté un autre vapeur « en retard » dans la même région du globe ; aussi le marin dont l’esprit médite sur le destin des bateaux et les dangers de la mer ne peut pas écarter la possibilité d’une collision.
On a vu récemment, avec le cas d’un gros transatlantique, que ce danger, le pire de tous, a bien diminué avec l’invention des cloisons étanches. On connaît pourtant plusieurs cas où deux navires entrés en collision ont sombré d’un seul coup. Par gros temps, une collision, même si elle n’est pas immédiatement funeste pour l’une ou l’autre des embarcations, ne peut manquer de
leur faire courir un péril extrême, car aucun bateau ainsi endommagé, quand un certain nombre de compartiments sont remplis d’eau, ne peut affronter la violence de la tempête et les assauts de la mer avec la résistance et la flottabilité d’un bon bateau marinier.
C’est à contrecœur que nous devons envisager cette tragique possibilité – la combinaison de ces deux dangers qu’offre la mer. Mais quiconque se remémorera les récits colportés partout dans le monde à travers les mers, toutes les histoires de bateaux perdus puis retrouvés, tous ces contes issus de la tradition des merveilles de la mer, ne désespérera jamais. Jamais. D’abord dans
l’espérance, et peut-être, ensuite, parce que le silence grave des hommes est la seule réponse digne qu’on puisse donner aux mystères cruels de la mer.
Et, après tout, dans ce petit monde agité de tempêtes qui est le nôtre, on a pu revoir des bateaux portés disparus non pas pendant des semaines mais pendant des mois – des mois entiers qui se succèdent les uns aux autres… jusqu’à trois mois et plus. N’oublions pas tous ces récits de bravoure, ces exemples étonnants, trop longs à raconter ici, mais dont la morale reste qu’il ne
faut jamais désespérer.