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Rencontre – Emmanuel Bove

Rencontre – Emmanuel Bove

Il pleuvait. Bien que le ciel fût gris, des gouttes limpides tombaient sur le balcon.

En été, la pluie tombe de haut. Avant de toucher le sol, elle a le temps de voltiger. Elle n’obéit pas. On ne saurait dire de quel nuage elle vient. Mais par cette fin d’après-midi de janvier, c’était du ciel tout entier qu’elle tombait.

Il avait plu ainsi depuis des heures sans qu’un nuage se séparât des autres, sans qu’une tache bleue éclairât le ciel, sans qu’un rayon se perdît au loin.

Ce n’est pas un sentiment de mauvaise humeur qui me porte à commencer ce récit si tristement.

Il pleuvait réellement ce jour-là.

L’après-midi eût été froide et ensoleillée que je l’eusse dit. Cela n’aurait influé en rien sur moi.

J’étais assis dans l’unique fauteuil de la chambre. Il a sa place près de la fenêtre. Comme le lit, jamais je ne le dérange.

Je regardais la pluie. Elle était si fine que, pour la voir, il fallait qu’elle passât devant un mur sombre.

Parfois, je décroisais les jambes car, tout le jour inactives, un rien les engourdissait.

La nuit tombait déjà. Je ne bougeais pas.

Seuls les rideaux blancs, plus longs que la fenêtre, apparaissaient dans la demi-obscurité. Ils semblaient séparer la chambre de l’extérieur. Ils étaient immobiles, ce qui donnait l’illusion qu’au dehors il n’y avait pas un souffle d’air.

Parfois, je percevais le roulement d’une voiture. Je m’appliquais alors à suivre le bruit jusqu’à ce qu’il devînt imperceptible. Et quand il l’était, je l’entendais encore, loin, loin, dans la nuit.

La chambre était dans cet ordre froid des pièces inhabitées. Les objets les plus insignifiants avaient une ombre. La vie avait disparu avec le jour. Il ne restait que le cadre rigide des meubles, de la porte, des murs. Venue de l’extérieur, une lumière rose, sans force, imprimait le rideau sur le mur, à un endroit inattendu, à un endroit où il eût été difficile de placer un tableau.

Je me mis à siffler. Je ne siffle jamais devant quelqu’un, mes lèvres s’y prêtent mal. Et même je siffle rarement seul, car, malgré tout, j’ai conservé assez de fraîcheur pour ne pas faire seul ce que je ne ferais pas devant autrui.

Mais ce jour-là, je sifflai. Pour m’arrêter, ce fut grotesque. Je ne le fis pas avec netteté, comme si des amis m’eussent écouté, mais après diverses modulations ridicules.

Ce fut à ce moment que je pris de bonnes résolutions. Finie, la vie inactive. Je verrais du monde. Je travaillerais. Je prendrais plaisir à me distraire. Tout s’enchaînerait. Tout serait normal.

Souvent, j’ai voulu ne plus fumer, j’ai voulu me lever à heure fixe, j’ai voulu que ma volonté me dictât ma conduite, non par respect de celle-là, mais parce que plus tard je m’en serais trouvé mieux.

Tout cela est inutile. De toutes ces décisions, aucune n’a été exécutée. J’ai toujours agi à ma guise.

Ce serait pourtant si réconfortant d’asservir mes désirs. Jamais je ne pourrai le faire. Mais est-ce donc si mal ? Je suis heureux quand je fais ce qui me plaît.

Du moment que je ne nuis pas, que la seule personne qui souffre de cela, c’est moi, ne suis-je pas libre de me laisser aller ?

J’ai souvent rêvé de déchoir complètement, de dormir sur un grabat, de manger ce que je trouverais, de boire et d’oublier.

Vers onze heures du soir, la pluie cessa.

J’ouvris la fenêtre. Des flaques luisaient sur les trottoirs. Le ciel était constellé. Un nuage volait entre la terre et la lune.

Que de douces méditations l’on peut faire sous les étoiles ! Dans mon enfance, je demeurais des heures entières à les contempler. Aujourd’hui, je les regarde avec sécheresse. Elles ne m’émeuvent plus.

Heureux de n’être plus retenu chez moi par la pluie, je fermai la fenêtre, m’habillai chaudement et sortis.

Je longeai les maisons obscures. Il faisait froid. Les lumières se reflétaient mal sur le verglas ridé.

Je m’étais fixé un but, pas trop loin, de manière que j’eusse assez de force pour regagner l’hôtel. Un rien m’en aurait détourné. Il en est ainsi de tous mes buts.

La ville dormait et moi j’étais éveillé. C’est peu de chose d’être éveillé quand les hommes dorment. Ils ont beau reposer autour de moi, leur sommeil est léger. Être debout au milieu de la nuit, ce n’est pas le sentiment d’être seul au monde.

Au coin d’une rue, une vieille femme à perruque rousse m’appela. Elle sortait des ténèbres. Elle s’était arrêtée au bord d’un rond de lumière. De loin, sous sa cape à carreaux, elle avait des airs de voyageuse.

Je passai près d’elle sans la regarder. Elle était immobile près d’un mur.

Pourquoi ai-je passé si vite en pensant à ce qu’il y avait de sérieux en mon extérieur ? La détresse humaine me fait-elle horreur dès que je puis la toucher ?

Mais quand je réfléchis plus longuement, je comprends que même deux êtres déchus sont loin l’un de l’autre.

Je continuai ma route.

Puis la Seine, qui glissait sous des reflets immobiles, apparut.

Je marchais depuis plusieurs minutes, le long du parapet. De temps à autre, je le touchais, comme je touche parfois la tête des chevaux. Je suivais le courant. Il semble ainsi que l’on soit poussé, que l’on avance plus facilement.

Les fenêtres des maisons étaient obscures. Le long d’un quai, il y avait des péniches, immobiles dans le fleuve. Au loin, d’autres maisons, une tour, des arbres.

Soudain, je vis devant moi, parce qu’elle remuait, une forme sombre.

Je m’approchai. C’était une jeune fille.

Elle marchait lentement, semblant prête à revenir sur ses pas.

Pourquoi me suis-je approché de cette enfant ? Pourquoi lui ai-je parlé ? Puisque j’ai résolu d’écrire sans cacher la moindre de mes pensées, je dois avouer qu’un désir physique m’avait poussé à l’aborder.

Mais que l’on se rassure. Le mal sera, tout à l’heure, compensé par le bien.

Le désir m’avait à peine frôlé que déjà j’en éprouvais un remords.

Si vous aviez vu, à la seconde où je disais : « Vous vous êtes sans doute perdue ? » comme la malheureuse leva les yeux avec effroi.

Quelle détresse dans ce regard ! Comment avais-je pu avoir, ne serait-ce qu’un désir infime, devant tant d’innocence ?

À la voir si effrayée, il me vint la pensée qu’elle avait deviné la mauvaise intention qui, tout à l’heure, traversa mon esprit.

J’en étais attristé, mais bien à tort. Car, si elle lisait dans mon âme, il n’y avait pas de raison qu’elle n’y lût aussi ce qui s’y trouvait de bien.

— Voulez-vous que nous marchions ?

En acceptant, notre rencontre eût pris corps. Consentir à marcher près de moi, c’était consentir à ma présence.

Elle ne répondit pas. Après avoir jeté un regard sur moi, sans lever la tête, elle s’éloigna.

Je la suivis. Je sentais que j’étais pour elle un monsieur correct, un monsieur loin d’elle. C’était vrai. J’étais ce monsieur correct. J’avais beau comprendre sa douleur, la partager, je gardais cela en moi. Aucun élan ne me poussait à la secourir. J’allai même jusqu’à lui en vouloir qu’elle n’eût pas découvert la pitié que je lui portais.

Je n’osais lui parler. Aussi, qu’aurais-je pu dire à cette enfant craintive, si ce n’était des paroles sans signification ?

Les paroles sont si peu de chose que, pour les croire, il faut connaître celui qui les dit.

Sans le vouloir, je la frôlai. Ce fut suffisant pour qu’elle se rapprochât plus encore du parapet. Jamais elle ne regardait le fleuve. Il avait pris, dans sa vie, une grande importance. On eût dit qu’elle le redoutait comme s’il avait été capable de lui ordonner quelque chose. Aux approches des ponts, elle levait un peu la tête pour s’assurer qu’elle aurait pu fuir.

J’aurais voulu que nous prissions une rue adjacente, car la présence de la Seine faisait que cette enfant me semblait aussi libre qu’une cavalière que j’eusse accompagnée à pied.

— Voulez-vous que nous prenions cette rue ?

Je n’avais pas encore entendu sa voix. Quand elle répondit : « Si vous voulez », je ressentis un étonnement aussi grand que si une chose eût parlé. En prononçant ces trois mots, elle avait livré tout d’elle-même. Je devinai ce que cela lui avait coûté d’efforts. Je compris que tout son être se révoltait contre moi, contre le monde, et qu’elle luttait pour ne pas être perdue à tout jamais.

Nous prîmes la rue obscure que je lui avais désignée. Comme ce changement de direction lui montrait qu’elle avait perdu son indépendance, elle me précéda, marchant vite, pour se donner l’illusion que c’était elle qui avait décidé de prendre ce chemin.

En passant sur une place, je lui demandai encore de modifier notre route, afin d’éviter une avenue illuminée.

Elle répondit comme la première fois : « Si vous voulez. »

Il semblait qu’à ses yeux les mots fussent des actes et que de les redire n’abaissât pas plus que de refaire quelque chose de mal.

Nous marchions depuis une dizaine de minutes, lorsque je levai les yeux.

La lune avait disparu. Son cours est plus rapide que celui du soleil. Souvent, je suis étonné de ne pas la retrouver à l’endroit qu’elle eût dû, normalement, occuper.

Le froid sec ne chassait pas la chaleur de mon corps. Il l’enveloppait. Mes mains étaient sillonnées de rides blanches. Je les mis dans ma poche en les fermant pour que le tabac ne se glissât pas sous les ongles.

À chaque réverbère, une chaleur à peine perceptible nous entourait. Je sentais, sur mon visage, le souffle humide de ma respiration.

La jeune fille marchait près de moi. Nous ne parlions pas. J’essayais de mettre un peu d’ordre dans mes pensées.

Près de cette malheureuse, je me voyais sans raison, si ce n’est celle d’être charitable.

Il me vint l’idée qu’une fois rentré chez moi, je m’assiérais dans le fauteuil et je la laisserais faire ce qu’elle voudrait.

Je m’assiérais. Je prendrais un livre. J’aurais chaud. Et je pressais le pas pour que cet état se réalisât. Et il se réalisait. Tout se passait comme je l’avais conçu. Mais au lieu de le vivre, il arrivait que je le contemplais.

Nous marchions d’un bon pas, moi avec plus de facilité. Je n’avais plus le courage de parler. Nous traversions les carrefours sans nous arrêter, comme si nous savions où nous allions.

Ma présence près de la pauvre enfant tenait à peu de chose. La quitter brusquement eût été aisé. Qui, en dehors d’elle, l’eût su ? Pour me reprocher quoi que ce fût, il aurait fallu que quelqu’un sût que je lui avais parlé le premier. Elle seule le savait. Si elle avait été plus âgée, elle aurait été capable de faire le récit exact de ce qui s’était passé.

J’étais donc absolument libre de la quitter. Seule ma conscience eût pu me le reprocher, car je doute que la malheureuse l’eût fait.

Il suffisait que je m’en allasse. L’instant désagréable pendant lequel on court ne dure que quelques secondes. Il était donc nécessaire que je choisisse un endroit où, tout de suite, je me serais trouvé hors de sa vue.

Mais il faut, pour commettre un acte illogique, ne pas être pris et, surtout, n’avoir pas d’explications à donner. Il faut que cet acte demeure secret au fond de votre esprit. Il faut aussi que vous teniez une réponse prête, au cas où quelqu’un vous demanderait les motifs qui vous ont poussé à agir.

C’était ce que, tout en marchant, je cherchais. Je savais bien que personne ne me poserait la moindre question. Pourtant, je cherchais une explication à ma fuite.

Je suis ainsi fait. Je pousse la prévoyance jusqu’à ses extrêmes limites. Le frère de la malheureuse aurait pu surgir de la nuit au moment où je m’enfuirais. Il me poursuivrait, me rejoindrait, me demanderait pourquoi j’étais parti, pourquoi j’avais parlé à sa sœur.

À cette dernière question, j’eusse répondu facilement. J’aurais dit la vérité. Cette enfant me faisait pitié, j’avais voulu la réconforter, lui venir en aide, la sauver. Cette version pouvait paraître fausse, je le sais. Mais du moment que je la donnais, que je la soutenais, un doute se serait glissé dans l’esprit du frère.

Mais puisque j’avais voulu protéger cette malheureuse, comment expliquer que mes pensées généreuses se fussent envolées et que je l’eusse abandonnée ?

Nous suivions une rue déserte. Tout était calme.

Soudain, comme je me trouvais en arrière de la jeune fille, je fis demi-tour et m’enfuis sur la pointe du pied.

Je n’avais pas trouvé d’explications à ma fuite. Mais la presque certitude de n’avoir pas à en donner, m’avait dispensé de chercher plus longtemps.

Tout en courant, je trouvai une raison à mon attitude : on s’était perdu.

Je m’arrêtai et me dissimulai dans une porte cochère.

Je vis la pauvre enfant faire quelques pas sans savoir que j’étais parti. Puis, elle s’arrêta, se retourna. Elle aurait crié, appelé, que je fusse revenu. Mais elle ne disait rien.

Elle regardait autour d’elle. Sa tête tournait par saccades, comme quand, grâce à des bruits, on tente de retrouver quelqu’un.

Je restais toujours sous la porte. Je ne pouvais pas me résoudre à perdre de vue la pauvre enfant.

Tant que j’avais été près d’elle, fuir me semblait impossible. Pourtant, cela s’était fait si facilement que j’en éprouvais, à présent, une déception.

Revenir tout de suite près de la malheureuse était trop en contradiction avec mon attitude. J’attendis. Je la regardais toujours. Une dernière fois, elle promena son regard autour d’elle.

J’attendais maintenant qu’elle me tournât le dos. Je ne voulais pas qu’elle me vit venir à elle, marcher sur une longue distance. Je voulais me retrouver tout d’un coup près d’elle.

Comme elle s’éloignait, je me mis à courir, les yeux fixés sur elle, prêt à m’arrêter si elle se fût retournée.

J’approchais. Elle marchait. Bientôt, je me trouvais à ses côtés.

À ma vue, elle poussa un cri strident, mais sans faire le moindre geste. Elle tremblait, je m’en rendis compte à sa lèvre inférieure.

Au bout d’un instant, le temps qu’il faut pour sortir du lit et mettre des pantoufles, je levai les yeux. J’avais pensé que le cri de la pauvre enfant amènerait des gens aux fenêtres. Mais il n’en fut rien. Il faut une confirmation aux gens qui sont couchés.

Elle s’était arrêtée. En restant ainsi immobile dans la rue, à l’endroit où elle avait crié, elle me mettait mal à l’aise. Elle ne s’en apercevait pas.

Elle était encore une enfant. Il ne m’arrive jamais de gêner quelqu’un sans que je m’en rende compte. Je me mets trop à la place des autres. Chaque étranger est un deuxième moi-même.

Enfin, elle se décida à partir. Il y eut tant de gaucherie dans sa démarche que je compris qu’elle avait attendu que je fisse le premier pas.

Elle ne parlait toujours pas, semblant n’avoir pas même remarqué que je m’étais enfui.

J’étais complètement désorienté devant cette pauvre enfant. Les mobiles qui la poussaient à agir étaient si différents de ceux auxquels j’obéissais, qu’à chaque supposition que je faisais je ne croyais pas plus qu’à la supposition contraire.

Nous arrivâmes sur une place au milieu de laquelle se dressait une statue équestre. Une clarté plus grande fit que, durant un instant, elle m’apparut comme un but.

Je marchais un peu en avant pour permettre à la pauvre enfant de me regarder.

Me regardait-elle vraiment ? Moi, à sa place, j’aurais observé la personne qui m’eût précédé. Mais elle, sous sa pudeur farouche, cachait-elle les mêmes instincts que moi ? Je ne pouvais pas le savoir. Il aurait fallu que je me fusse tourné subitement et que j’eusse surpris son regard.

Nous ne pouvions pas rester ainsi dans la rue.

— Voulez-vous venir chez moi… Il fait trop froid…

Ce fut sans la moindre hésitation qu’elle répondit : « Oui… » Elle attendait l’offre que je venais de lui faire depuis longtemps. Sa réponse était prête. J’aurais proposé autre chose qu’elle n’eût pas dit un mot.

Dans l’escalier noir, je voulus lui prendre la main. Elle la retira brutalement.

Elle ne cherchait pas à deviner ce qui allait se passer. Seul, pour elle, le présent importait. Toute son énergie était tendue pour que l’on ne touchât pas son corps. Elle se défendait contre la moindre prévenance comme contre une attaque violente.

Arrivé dans ma chambre, je tournai le commutateur. Une lumière qui n’était pas le prolongement du jour commença d’éclairer la pièce.

La malheureuse était entrée chez moi comme les gens que l’on guide, ne sachant pas si elle devait s’arrêter.

Je fermai la porte.

Immobile, elle attendait, se défendant de cligner les yeux à la lumière électrique.

— Asseyez-vous sur cette chaise, lui dis-je avec douceur.

Je n’avais pas osé lui offrir le fauteuil, de peur de l’effrayer.

Elle s’assit, simplement en pliant les genoux. Elle gardait ses mains dans ses manches comme si, par pudeur, elle voulait m’en dissimuler la peau.

Droite, loin du dossier, elle allait jusqu’à me cacher même son profil, en tournant la tête, à mesure que j’avançais vers elle.

Soudain, elle eut un sursaut, comme la nuit, quand un objet tombe seul. Un bruit dans une chambre voisine, que j’entendis après elle, venait de me faire perdre en une seconde, le peu de confiance que je pensais avoir pu lui inspirer.

Elle baissait les yeux. Je ne la regardais qu’avec une excuse.

Craignait-elle que son regard ne m’éclairât sur elle ? Elle se trompait. Je n’aurais pas surpris, dans son regard, plus que sur son visage ou sur son corps. Elle pouvait être rassurée. Ses pensées n’étaient pas à la merci de mes yeux. Elle eût machiné ma mort, en me regardant, que je n’en aurais rien su.

Je finis par me résoudre à parler.

— Vous êtes une enfant… Vous avez la vie devant vous… Laissez-moi vous guider…

Comme c’était vrai ! Comme je sentis qu’aux yeux de la malheureuse ce n’étaient que des mots !

Elle répondit par un murmure :

— Laissez-moi… laissez-moi…

Un souffle séparait les lèvres. Il semblait que la voix s’échappait sans que la langue remuât.

Subitement, elle se cacha le visage dans son coude, sans appui et, d’où je me trouvais, je vis sa gorge qui tremblait.

Elle pleurait.

J’aurais voulu écarter le bras, voir les yeux. Le visage nu, c’eût été comme un mal que l’on connaît, un mal moins terrible, un mal que l’on peut soigner.

Je m’approchai d’elle.

Elle se leva brusquement, baissa le bras.

Elle ne pleurait plus. Il y avait des larmes sur ses joues, mais elle ne pleurait plus.

Comme elle était debout, ce fut avec un tout petit peu moins de tendresse que j’allai à elle.

Elle recula. Les larmes, sur son visage, ne séchaient pas. Une larme, c’est plein. Elle a beau se trouver contre la chaleur de la peau, il faut du temps avant qu’elle disparaisse.

Elle était arrivée au mur. Je fis un pas en avant, avec hésitation, comme si j’allais marcher sur une bête.

Elle ne pouvait, en faisant un pas en arrière, maintenir la distance qui nous séparait. Je voulais lui faire peur, cela pendant une seconde, et tout de suite après, la réconforter.

Elle me regardait avec terreur. Déjà ses mains montaient devant elle, pour me repousser. Ses narines ne battaient pas. Elles demeuraient écartées dans une contraction. Elle ouvrit la bouche. Elle allait pousser un cri strident. Je reculai.

La lampe électrique éclairait une chambre ordinaire. Je vis tous les objets familiers. Et, dans ce coin, cet être vivant qui ne possédait rien de cette pièce, qui semblait là comme dans la rue, qui partirait sans rien oublier.

Je décidai de ne plus m’occuper de la pauvre enfant, afin que d’elle-même, elle reprît confiance.

Je m’assis dans le fauteuil et fis semblant de lire. Quand je jugeais que j’avais lu une page, je la tournais. Je m’efforçais que le temps fût identique pour chacune d’elles.

Une heure passa ainsi ! Elle ne bougeait pas. Je fermai les yeux.

Quelques minutes après, je perçus le bruit léger que fait mon lit quand je me couche.

L’inconnue s’était allongée.

J’attendis encore longtemps. Puis, j’ouvris les yeux. Elle dormait.

Je me levai sans bruit. Je tournai le commutateur lentement pour qu’il n’y eût aucun déclic. Dans l’ampoule, les fils demeurèrent rouges un instant.

Je revins à mon fauteuil, à tâtons. Je m’assis. Je vis, au bout d’un instant, un peu de clarté du ciel briller sur le métal du lit.

Le jour se levait.

Pour le savoir, il fallait n’avoir pas dormi. Il fallait avoir suivi la lente infiltration de la lumière. Il fallait aussi avoir pris des points de repère.

Je me serais éveillé à ce moment que je n’eusse vu, dans cette aube pâle, qu’une obscurité à laquelle les yeux se sont habitués.

Je me souviendrai longtemps de ce matin de janvier, non pas à cause qu’il fut le témoin d’un événement important de ma vie, mais parce que je dors toujours à l’aube.

Je me souviendrai de n’avoir pas dormi, un matin que vous étiez là, pauvre enfant. Plus tard, si le hasard fait que je m’éveille à la naissance d’un jour, je penserai à vous.

Avant, l’aube appartenait à mes souvenirs de Noël. Ensuite, elle appartint à des souvenirs de soldat. Elle vous appartiendra, maintenant.

La grande glace de ma chambre avait des reflets d’eau tranquille. Il semblait que la lumière qui revenait ne reconnaissait plus les objets de la veille. Ils étaient inutiles, mais à leur place, comme des rochers sur une plaine. Tout était grave. Mon chapeau, sur la cheminée, m’apparut comme celui d’un vagabond perdu dans un fossé.

La lumière gagnait lentement le fond de la pièce.

Je me souvins de mes nuits de guerre où, sale, tombant de sommeil, je rêvais des heures entières à des draps blancs.

Ils étaient là, maintenant, ces draps, tout près de moi et je ne m’en souciais pas.

Souvent, quand je me couche, quand je me mets à table, un souvenir imperceptible de misère traverse mon esprit.

Ce souvenir qui, à l’instant où ma vie recommença, fut si vif, est devenu faible au point que je ne le cherche plus en moi pour aimer davantage ce que je possède.

Mon corps habillé sortait doucement de l’ombre. Le soir, quand on est couché, il semble qu’au matin on revête d’autres habits. Ce jour-là, c’était les mêmes habits que j’avais sur moi. Ils n’étaient pas froissés. Les habits ne se froissent pas plus la nuit que le jour.

Mais, par contraste avec les draps, leur étoffe m’apparut sombre, les boutons de trop, les poches comme des trous au hasard.

La lumière grandissait. Le lit bordé, sur lequel la jeune fille dormait, les pieds dans sa jupe, s’élevait au-dessus d’un parquet clair.

Mon pardessus, les épaules basses, était pendu au portemanteau comme celui d’un absent. À voir une chaise de travers devant moi, il semblait que quelqu’un venait de se lever, de partir, laissant la chambre vide.

Je retins ma respiration pour écouter celle de la jeune fille. Mais je n’entendis rien. Je m’approchai du lit.

Sa bouche était à peine entr’ouverte. Elle était immobile. Je ne savais pas à quel moment elle respirait. Son corps était détendu. Ses doigts dormaient aussi, chacun dans la position qu’il préférait. Seul le pouce avait quelque chose de volontaire. Le menton était un peu trop avancé. Mais je savais que d’un instant à l’autre, il reprendrait sa place.

Je voyais une oreille qui, au moindre bruit, eût éveillé tout le corps.

Pas un mouvement, pas un murmure qui révélassent la circulation lente du sang, les battements légers du cœur, le flux et le reflux de l’air dans les poumons.

Penché sur la pauvre enfant, je la regardais avec amour, ne bougeant pas de peur que le parquet ne craquât.

L’immobilité me donnait un balancement à peine perceptible qui, sans que je m’en rendisse compte, me rapprochait d’elle.

J’aurais voulu qu’elle s’éveillât confiante au souffle de ma bouche, qu’elle se fiât à moi, qu’elle pleurât dans mes bras.

La chambre, maintenant, était comme en plein jour. Elle resta ainsi, triste et claire, encore quelques minutes avant que les bruits de la rue se fissent entendre.

À voir cette enfant farouche si proche de moi, si calme, je ressentis un étonnement.

Son haleine sans force me caressait en montant. Je posai la main sur le lit. Il était tiède. C’était la chaleur de sa tête qui, lentement, s’était glissée jusque-là.

Soudain, ses yeux s’ouvrirent. Le visage, durant une seconde, sembla dormir encore. Puis, elle se leva d’un bond. Elle avait compris. Je reculai. Je sentis avant que ses pieds touchassent terre, combien elle était effrayée.

Maintenant, elle avait passé à la vie sans qu’il restât la moindre trace de sommeil sur ses traits. Elle ne se frottait pas les yeux. Au lieu d’être assoupie par l’incertitude d’un réveil, elle était plus farouche que la veille.

À la lumière du jour, elle avait retrouvé son indépendance. Elle ne glissait plus ses mains dans ses manches.

Elle examina la chambre comme si elle venait d’y entrer, et usant de son regard circulaire, elle me dévisagea.

Ce regard qui passa sur moi, comme j’eusse voulu le retenir ! Et la main que je tendis pour l’implorer ne fut même pas vue.

Puis, elle se dirigea vers la porte. Je fis un pas. Elle poussa un cri. Elle n’osa pas toucher la poignée.

Elle me guettait. J’eusse fait un autre pas qu’elle aurait hurlé.

Je voulus parler, lui dire qu’elle n’avait pas à me craindre, mais je sentis que ma voix l’effrayait, bien qu’elle soit douce.

Et elle n’avait qu’à partir ! La douleur qu’elle me faisait, je la cachais. Malgré cela, j’eusse aimé qu’elle la devinât.

Je m’assis pour pleurer. Je ne la regardais plus. Le visage dans les mains, je me laissai aller.

Elle était peut-être encore là. Elle avait pitié de moi. Elle ne partait pas.

Mais j’entendis qu’elle ouvrait la porte. Je ne levai pas les yeux. Mille pensées me venaient à l’esprit. Je pleurais.

Puis, je me ressaisis. Cela se fit de soi-même sans que j’y fusse pour quelque chose.

Je m’étonnai un instant qu’en dépit de la complication de mes pensées, mon corps suivît, sans accident, sa lente évolution.

J’ouvris la fenêtre.

Le soleil se levait à ma gauche. Ses rayons se posèrent sur moi. Ils étaient froids et, pourtant, si semblables à ceux qui sont chauds.

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