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Traité de la science des finances – Paul Leroy-Beaulieu

Traité de la science des finances – Paul Leroy-Beaulieu

(Extraits)

La seule compensation que les contribuables retirent des impôts, ce sont les services que leur rendent les fonctionnaires ou les travaux d’utilité publique qui sont faits avec le produit des taxes. Mais si les impôts sont augmentés au-delà du nécessaire et de l’utile, simplement pour accroître le nombre des fonctionnaires ou élever leurs traitements et pour faire des travaux fastueux, il est évident que le contribuable ne retire pas une compensation suffisante pour la somme qu’il a payée : on lui prend plus qu’on ne lui rend, il a donc le droit de se plaindre.

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De quelque manière que le contribuable eût employé la part excessive d’impôt que l’État exige de lui, soit que le contribuable eût consacré ces sommes qui lui auraient été laissées à accroître ses consommations ou à former un capital reproductif, il est certain que l’activité sociale eût été au moins aussi grande que dans le cas où l’État se livre à des dépenses exagérées. Mais cette activité sociale aurait produit en outre beaucoup plus de jouissances pour les individus, et probablement aussi beaucoup plus de profit et d’œuvres durables pour la société en général, si l’État avait borné ses prélèvements fiscaux au strict nécessaire. Quand tous les services publics sont convenablement dotés, on peut présumer que les sommes laissées à la disposition des contribuables sont mieux employées par eux pour le bien-être général et l’accroissement du capital national que si ces sommes étaient prélevées par le fisc sous la forme d’un supplément d’impôts pour subvenir à des dépenses et à des travaux qui ne seraient pas d’une utilité évidente et immédiate. Tout système d’impôt exagéré entraîne avec lui l’augmentation du nombre des fonctionnaires, ce qui est en général un mal ; car les fonctionnaires de tous ordres sont autant de personnes soustraites aux professions agricoles, industrielles ou commerciales : ils ne vivent que par un prélèvement sur le produit de ces professions ; ils accroissent les frais généraux de la mise en oeuvre du capital national, à moins toutefois que les fonctions qu’ils remplissent ne soient incontestablement utiles à la société.

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Il est incontestable, d’ailleurs, que des taxes très élevées ont des inconvénients considérables ; elles sont très difficiles à établir avec justice et à percevoir avec économie. Presque toujours elles poussent à la fraude, aux dissimulations, c’est à-dire à l’immoralité. Elles placent la contrée où elles existent dans une situation inférieure aux autres contrées industrieuses du globe. Elles ont une tendance à pousser les capitaux et même les hommes à l’émigration.

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Il n’y a donc aucune raison ni théorique ni pratique qui puisse militer en faveur d’un système d’impôts élevés. Cependant, nous ne partageons pas absolument l’idée de beaucoup d’économistes que le meilleur impôt soit toujours le plus petit. (…) Souvent l’impôt peut et doit être une forme collective de l’épargne nationale. Indépendamment de ce que les particuliers et les familles économisent chaque année pour assurer leur bien-être et accroître leur fortune, il est légitime que l’État fasse au nom de la nation une sorte d’épargne collective, qu’il agrandisse le patrimoine public des citoyens, qu’il perfectionne l’outillage national. En le faisant, il sert les vues générales de la civilisation, qui doit multiplier sans cesse les richesses artificielles d’un usage universel et gratuit, telles que les routes, les canaux, les ports, les établissements d’instruction. Si l’on recherche en quoi un pays civilisé diffère d’un pays barbare, on trouvera que l’un des traits caractéristiques du pays civilisé est précisément cette grande importance de l’outillage public, qui n’a pu être créé que par l’épargne collective de la nation, recueillie sous la forme d’impôts. Ainsi pour nous l’impôt n’est pas un mal. Nous ne cachons pas qu’à nos yeux ce peut être un bien. La doctrine que le meilleur impôt est le plus petit nous paraît exagérée ; c’est une réaction outrée contre les gaspillages passés ou présents ; néanmoins l’impôt ne doit absorber qu’une faible fraction du revenu des citoyens, sinon il introduirait dans la société une sorte de communisme, il découragerait les efforts individuels ; il pousserait les capitaux et les hommes à l’émigration.

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On présume que tous les citoyens participent en proportion de leurs revenus aux avantages du gouvernement et aussi aux fautes commises par le gouvernement, et que, par conséquent, ils doivent payer l’impôt proportionnellement à leurs facultés ou à leurs revenus. Ce principe ne repose sans doute que sur une présomption mais cette présomption est très vraisemblable. Elle l’est surtout dans nos sociétés démocratiques où chaque citoyen a le droit de suffrage et où néanmoins l’influence de la richesse est encore assez grande, quoiqu’elle tende sans cesse à s’affaiblir. C’est donc là une convention, plutôt qu’un principe absolument indiscutable ; mais c’est une convention très légitime et très utile dans la pratique. Elle a le mérite de simplifier l’assiette de l’impôt et de donner la seule base fixe que l’on puisse rencontrer pour la distribution de l’impôt entre les citoyens. Cette règle de la proportionnalité de l’impôt est le seul instrument de précision, le seul critérium que l’on possède dans les questions fiscales : c’est, en outre, si l’on nous permet cette expression un peu emphatique, une sorte de palladium qui met les citoyens à l’abri de l’oppression. En dehors de la proportionnalité aux facultés des citoyens, il n’y a, en matière d’impôt, que l’arbitraire et le caprice.

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Au système de l’impôt proportionnel aux facultés des citoyens on a souvent opposé l’impôt dit progressif : celui-ci a trouvé faveur dans le public et même parmi les savants nombre d’écrivains et d’enthousiastes l’acclament. Qu’est-ce donc que l’impôt progressif ? Quels sont les principes théoriques sur lesquels il repose ? Quelles en sont ou quelles en seraient les conséquences pratiques ? L’impôt proportionnel, avons-nous vu, est celui qui prélève toujours une même quote-part du revenu des citoyens, quelle que soit l’importance de ce revenu. Le diviseur est toujours constant, c’est le dividende seul qui varie. L’impôt progressif est celui qui prélève une quote-part d’autant plus grande du revenu de chaque citoyen que ce revenu est plus considérable. Le diviseur est variable et croît à mesure que s’élève le revenu individuel qui joue le rôle de dividende.

À la théorie de la proportionnalité matérielle de l’impôt, on a substitué la théorie de la proportionnalité du sacrifice. Ce n’est pas la même quote-part de tous les revenus qu’il faut exiger, diton, des citoyens, c’est la même quote-part de sacrifices qu’il leur faut imposer. Ainsi, celui qui a 10,000 fr. de rentes, assure-t-on, fait un sacrifice moins considérable en payant 1,000 fr. que celui qui a 1,000 fr. de revenu en en payant 100 ; d’où l’on conclut que, si l’impôt prend 10 p. 100 à celui qui a 1,000 fr. de rente, il devra prendre 15 ou 20 pour 100 à celui qui en a 10,000. Cette théorie est-elle exacte en elle-même ? Est-elle  facilement applicable ? Dégrèverait-elle notablement les classes pauvres ou simplement aisées, sans charger outre mesure les classes opulentes ? À nos yeux, cette théorie est simplement sentimentale, elle n’a aucune base rationnelle ; elle ne conduirait dans la pratique qu’à des résultats insignifiants pour le peuple, si la progression était légère, et à des résultats déplorables pour la société en général, si la progression était forte.

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De deux choses l’une : ou l’impôt progressif doit être à progression très rapide, absorbant la presque totalité des revenus un peu importants ; ou bien il doit être à progression faible, et dans ce cas c’est un joujou fiscal, un bilboquet avec lequel on amuse le peuple : car, nous le prouverons, les grandes fortunes sont si peu nombreuses, en outre la fraude est si aisée en ces matières, qu’un impôt sur le revenu à progression limitée ne procurerait au trésor d’un grand État que des sommes insignifiantes : il satisferait peut-être l’envie du peuple, il ne remplirait pas les caisses du trésor, il ne dégrèverait guère les classes laborieuses, et il pervertirait toutes les idées économiques.

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Est-ce que rationnellement l’impôt ne doit pas être réparti de telle façon que chacun paie strictement le juste prix des services qu’il reçoit et la juste part qui lui incombe dans les dettes de la société ? Que dirait-on d’un boulanger, d’un épicier ou d’un marchand quelconque qui voudrait faire payer sa marchandise non pas un prix uniforme pour la même qualité et la même quantité d’objets, mais à un prix qui s’élèverait suivant la fortune de l’acheteur ? Ne dirait-on pas que ce système est absurde ?

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Il ne s’agit nullement pour l’État d’infliger des sacrifices plus ou moins égaux aux individus, mais bien de recouvrer de chacun d’eux le juste prix des services rendus et leur juste part dans les intérêts et l’amortissement de la dette nationale. Ce qu’il faudrait prouver pour appuyer solidement la théorie de l’impôt progressif, c’est que les frais de l’État pour la protection des citoyens et de leur fortune croissent d’une manière plus que proportionnelle à l’augmentation de la fortune des citoyens ; c’est, en outre, que les avantages que l’État assure aux grandes propriétés ou aux grands propriétaires sont proportionnellement plus considérables que les avantages assurés aux moyennes ou aux petites propriétés et aux moyens ou aux petits propriétaires. Or, cela est-il vrai ? Il est manifeste que c’est le contraire qui est exact. Il coûte à l’État proportionnellement moins de frais pour défendre et pour garantir une grande propriété que pour en défendre ou en garantir une petite. Voyons comment procèdent les compagnies privées quand elles ont à remplir une tâche analogue à celle de l’État. Voici les sociétés d’assurance, qui suivent les principes économiques et qui vendent leurs services au juste prix, sans aucune considération sentimentale : font-elles payer proportionnellement plus cher aux grandes propriétés qu’aux petites ? C’est précisément l’opposé. Un grand et bel hôtel en pierres de taille et en fer paiera relativement une police moins élevée que des maisons de moindre importance, qui naturellement sont moins bien construites et exposées à plus de risques.

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Voilà comment se conduisent les institutions libres : l’État se trouve-t-il dans des conditions différentes ? Pourquoi ses frais de protection seraient-ils proportionnellement plus élevés pour les grandes fortunes que pour les petites, alors que toutes les industries privées sans exception trouvent qu’elles ont proportionnellement moins de frais à rendre des services aux particuliers sur une grande échelle qu’à les leur rendre sur une petite échelle ?

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Mais toutes les dépenses de l’État ne consistent pas uniquement dans la protection des biens ou des personnes des citoyens ; examinons quelques-uns des services sociaux : voici, par exemple, l’instruction publique, les cultes, la viabilité. Croyez-vous que le riche profite proportionnellement plus que le pauvre de ces services ? Le simple bon sens dit que non. (…) Est-ce que la voiture élégante et légère de l’homme riche détériore infiniment plus les routes que la voiture lourde et informe du petit bourgeois et que la carriole du paysan ? On pourrait épuiser tous les services sociaux, et l’on arriverait à des conclusions du même genre.

Considérons la dette publique. Pourquoi veut-on que l’homme riche supporte dans le fardeau de la dette publique une part plus que proportionnelle à sa fortune ? Ce système a les plus grands inconvénients dans les États démocratiques où la puissance appartient au nombre. Les privilèges politiques de la fortune ayant disparu, il n’est pas raisonnable de faire peser sur les classes élevées une part plus que proportionnelle à leur fortune dans les intérêts de la dette commune, c’est-à-dire dans l’expiation des fautes nationales. Ce serait décréter l’irresponsabilité du grand nombre, qui cependant a le pouvoir et surtout tend à s’en emparer de plus en plus.

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Ainsi, la théorie de l’impôt progressif n’est pas rationnelle ; elle ne sort pas d’une analyse exacte des faits sociaux ; elle est superficielle ; ce n’est pas une doctrine scientifique. Cette théorie est en outre dangereuse, parce que, partant du principe de l’égalité de sacrifice, elle a une tendance invincible à vouloir corriger les inégalités sociales ; il y a là un entraînement qui est fatal. Elle offre encore bien des inconvénients : ainsi l’impôt progressif est arbitraire, en ce sens qu’on ne sait comment fixer la progression et où l’arrêter. Si on ne l’arrête pas, elle finit bientôt par absorber la totalité du revenu.

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Nous nous sommes approprié les paroles de Proudhon concernant l’impôt progressif : c’est, avons-nous dit, un bilboquet, un joujou démocratique. Ces mots sont d’une vérité presque littérale. II n’y a pas d’emphase à les employer à ce sujet. L’impôt progressif, en effet, n’est pas un impôt productif ; il ne l’est pas pour deux raisons : d’abord parce qu’en tout pays, surtout en France, les gros revenus sont exceptionnels et ne forment, tous réunis, qu’une très faible part de l’ensemble des revenus des citoyens ; ensuite parce que l’impôt progressif porte évidemment les gros revenus à se dissimuler et à se dérober aux atteintes du fisc : la fraude dans ce cas paraît presque justifiée devant la conscience individuelle par le défaut de proportion et d’égalité.

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Si l’impôt progressif est perçu sur la déclaration du contribuable, il est clair que le penchant à la fraude doit être d’autant plus grand que les personnes riches se jugent lésées dans leurs droits en voyant que le taux de l’impôt n’est pas uniforme. Elles cherchent, par la dissimulation d’une partie de leur fortune, à rétablir la proportionnalité dans l’impôt ; généralement elles y parviennent.

(…)

Il faut s’en remettre plus ou moins à la bonne foi du déclarant, et l’on n’a des chances de maintenir cette bonne foi qu’à la condition que l’impôt soit léger et uniforme. Si la conscience du déclarant trouve un motif légitime, ou même un prétexte spécieux, pour justifier les dissimulations, elle ne manquera pas de s’en emparer ; et la progression de la taxe est un de ces motifs, tout au moins un de ces prétextes.

La théorie de l’impôt progressif est donc à tous les points de vue mauvaise. Doctrinalement, elle ne repose que sur un principe sentimental ; ceux qui la soutiennent n’ont pas fait une analyse suffisamment exacte des faits sociaux et du genre de services que l’État rend aux diverses classes de citoyens. Politiquement, elle peut avoir les inconvénients les plus graves, celui d’affranchir de taxes le grand nombre qui, en définitive, a le pouvoir et par conséquent la responsabilité des fautes nationales dans nos sociétés démocratiques. Elle contient un germe mauvais ; c’est en vain que l’on essaie de limiter la progression ; cette sorte d’impôt est toujours arbitraire. La modération du législateur n’est pas une garantie durable. L’impôt proportionnel, au contraire, porte en soi-même une garantie permanente qui est de son essence : il contient une règle immuable, à laquelle on ne peut faire violence sans détruire la nature même de cet impôt. Financièrement enfin, l’impôt progressif est un vrai joujou fiscal, qui promet sans tenir et fait du bruit sans faire de besogne. Ceux qui le soutiennent n’ont pas assez examiné la répartition de la richesse entre les différentes classes dans les sociétés modernes ; ils ignorent combien sont peu nombreuses les grandes fortunes et quelle part infinitésimale elles détiennent du revenu national. Ils ne se rendent pas compte non plus de l’impulsion irrésistible que l’impôt progressif donne à la fraude, ne serait-ce que par le sentiment du droit lésé. Tout porte à croire qu’un impôt léger et uniforme sur le revenu produit autant, avec moins de récriminations et de dangers, que l’impôt progressif le plus rigoureux.

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Le droit de transmettre pendant sa vie ou de laisser en mourant ses biens, soit par testament à des amis, soit ab intestat à sa famille, ce droit a toujours été considéré dans le monde civilisé comme la conséquence du droit de propriété. Les écoles socialistes s’efforcent de contester qu’il y ait un lien nécessaire et étroit entre le droit de propriété personnelle, provenant du travail, et le droit de laisser en mourant une propriété à un oisif qui ne l’a pas acquise par son travail. Le cadre de cet ouvrage ne nous permet pas de nous étendre pour réfuter cette thèse. Mais en se plaçant au simple point de vue économique, celui de l’accroissement de la production, il est incontestable que la transmission des biens du mourant, soit à sa famille, soit aux héritiers qu’il désigne, est une condition essentielle de l’augmentation des capitaux dans la société humaine. Rien ne stimule davantage l’épargne que cette perspective ou plutôt cette certitude de laisser à des personnes aimées le fruit de son travail. Si l’on dit que l’énergie productive des héritiers présomptifs se trouve amoindrie par la perspective d’une fortune à venir qui leur écherra sans qu’ils l’aient gagnée, cette observation est loin d’avoir la portée qu’on suppose. D’abord l’expérience prouve que la plupart des personnes qui sont appelées par la loi à recueillir un jour le patrimoine de leur famille ne mènent pas une existence oisive : elles aussi s’ingénient en général pour gagner leur vie en attendant qu’elles recueillent la fortune de leurs parents et même, après qu’elles l’ont recueillie, pour l’augmenter afin d’améliorer encore le sort de leurs enfants. Si la perspective d’un héritage crée quelques milliers de véritables oisifs dans une nation, c’est là un mal de peu d’importance en comparaison de l’immense somme d’efforts et d’économies qu’aura suscitée dans la masse des habitants le légitime désir de faire à leurs descendants une destinée heureuse. Enfin, au point de vue le plus élevé de la civilisation, celui de la culture, des lettres, des sciences, des arts, on peut soutenir avec raison que l’existence d’une classe d’hommes n’ayant pas besoin de gagner leur vie matérielle par le travail quotidien est nécessaire ou du moins utile à une grande nation, que c’est pour elle une  condition du progrès intellectuel et moral.

L’héritage est donc un fait économique bienfaisant ; c’est un des plus puissants agents de la civilisation humaine ; les classes pauvres elles-mêmes et sans patrimoine en profitent indirectement parce que tout accroissement de capital dans la nation leur procure une augmentation des salaires. Mais quoique l’État doive respecter l’héritage, il peut le soumettre à des droits et à des impôts : il est, en effet, le garant de l’exécution des volontés du mourant ; c’est lui qui assure la transmission des biens du défunt au survivant ; il n’est que juste de lui payer pour cet important service une rémunération, une sorte de prime d’assurance. Ces mots disent que l’impôt qui frappe l’héritage devrait être fort léger : 0,5%, 1%, voilà quels paraîtraient les taux raisonnables.

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