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Monsieur Thorpe – Emmanuel Bove

Monsieur Thorpe – Emmanuel Bove

C’est en 1910 ou 11 que se passa l’histoire que je vais vous conter, l’année, je crois, de la mort de Massenet. J’habitais alors Genève où je faisais mes études. Étant né en 1894, j’avais donc 16 ou 17 ans. Je me souviens très bien que c’est rue de l’École de Médecine que j’appris la fin du compositeur et que cette nouvelle m’impressionna beaucoup car, à cette époque, toutes les morts, du moment qu’elles étaient celles de gens dont je connaissais l’existence, me bouleversaient. Je me souviens très bien également que ce fut cette année que Védrines fit une chute que l’on crut longtemps mortelle et que j’allais, chaque après-midi, à trois heures, à la sortie du collège, lire les dernières nouvelles sur la santé de l’aviateur, devant le journal La Suisse.

Mes parents, qui avaient quitté Genève, m’avaient confié à une jeune veuve, Mme Le Verrier, qui tenait une pension rue de Candolle, rue toute proche du jardin des Bastions où je me rappelle avoir assisté pour la première fois à une représentation cinématographique en plein air. De Menton, où ils s’étaient retirés, mes parents m’envoyaient l’argent de ma pension et de mes menus besoins, mais toujours à des dates différentes, tantôt en avance, tantôt en retard, ce qui, en ce dernier cas, n’allait pas sans me créer des complications. Je devais envoyer télégramme sur télégramme pour calmer mon hôtesse, emprunter à des camarades pour mes goûters et mes cahiers. Cependant, pour rien au monde, je n’eusse voulu que mon père acquittât ma pension directement, ce qui m’eût épargné tous ces ennuis. Avant son départ, j’avais insisté pour que l’argent me fût envoyé personnellement. Cela me donnait comme un avant-goût de cette indépendance que je désirais tant. Il me semblait que j’étais déjà un homme. Ces retards, les explications que je devais donner à mon hôtesse, me confirmaient dans cette opinion. J’étais fier d’avoir des soucis et c’était non sans un certain contentement que je jouais au débiteur accablé.

Mme Le Verrier pouvait être âgée d’une trentaine d’années. Elle était grande, blonde, mince. Elle était de ces femmes qui s’imaginent que tous les Français ne pensent qu’à plaire aux femmes et à les faire, ensuite, souffrir. Tous les pensionnaires, des jeunes gens comme moi pour la plupart, entretenaient pour elle un amour secret. Ils lui dédiaient des poèmes, lui apportaient des fleurs. S’ils la rencontraient en ville, ils la saluaient, pâles ou rougissants, avec l’espoir qu’elle s’arrêterait pour leur parler. Mais elle passait son chemin, non sans avoir préalablement souri, elle qui, dans ses fonctions de directrice, demeurait toujours grave. Elle ne voulait surtout pas qu’on la prît pour une commerçante. Mais comme elle ne voulait pas non plus qu’on profitât de son désintéressement, elle avait deux attitudes : sévère à la pension, détachée au dehors. Elle dirigeait d’ailleurs sa maison ainsi qu’une famille, mais s’il y avait bien des détails qui faisaient illusion, comme la possibilité d’avoir des briques chaudes, de suivre un régime, de prendre ses repas dans sa chambre si l’on était malade, il manquait cependant la cordialité. Les attentions avaient quelque chose de semblable à celles des grands restaurants. Tout était confortable, mais froid. Si on avait une réclamation à formuler, une faveur à solliciter, on ne pouvait le faire à moins que ce ne fût extrêmement grave, et encore fallait-il, avant que Mme Le Verrier accordât une audience, attendre plusieurs jours. Son appartement privé se trouvait à l’étage au-dessus. Comme elle ne daignait jamais descendre, il fallait que le pensionnaire vînt à elle. Elle le recevait comme un invité, le présentant aux amis qui pouvaient se trouver là. Il devait donc parfois exposer les raisons souvent ridicules de sa visite devant des tiers. Elle transportait alors cette réclamation sur un plan général. Elle demandait à son entourage si ailleurs on eût accédé à pareil désir. Un pensionnaire anglais désirait-il de la confiture d’oranges à son petit déjeuner qu’elle interrogeait ses amis : « Croyez-vous vraiment que cela soit tellement indispensable à des jeunes gens vigoureux ? Il me semble que c’est de la pure gourmandise. Je sais qu’en Angleterre c’est la coutume, mais ici, pensez-vous que cela puisse se faire ? La confiture d’oranges n’est pas si saine qu’on le prétend. Vous n’en prenez pas n’est-ce pas ? Moi non plus. Enfin nous allons voir. » On devinait que, par amour-propre, elle évitait tout ce qui la mettait dans la situation d’une directrice de pension. Ce commerce n’était à ses yeux qu’un capital. Elle ne voulait pas s’en occuper, pour le faire fructifier, plus qu’elle ne l’eût fait pour une somme d’argent. Son banquier, en l’occurrence ; était une vieille servante qui dirigeait les domestiques. Elle s’occupait de tout. Ce n’était que le soir qu’elle se rendait chez sa maîtresse qui, on le devinait, devait malgré son apparente indifférence, lui poser une foule de questions.

Souvent, à cause du manque de ponctualité de mes parents, j’avais affaire à elle plus particulièrement que les autres pensionnaires. J’en ai gardé le souvenir de démarches excessivement pénibles. Ainsi, lorsque je montais chez elle pour la prier de patienter, pour lui affirmer que j’attendais de l’argent d’un jour à l’autre, elle était d’une froideur d’autant plus grande que c’était de l’indignation qu’elle eût voulu montrer. Tout en elle semblait dire que je la mettais dans l’embarras, que je ne me conduisais pas comme un jeune homme bien élevé, qu’elle ne pouvait évidemment pas me chasser, que je le savais et en profitais pour exercer sur elle une sorte de chantage. Puis elle quittait le salon sans me prier de partir comme si elle allait revenir. J’attendais plusieurs minutes seul. Enfin, une porte s’ouvrait et la bonne me reconduisait en m’annonçant que Madame, réflexion faite, n’avait plus rien à me dire. Le lendemain, elle me faisait appeler et, parce que sans doute elle se sentait plus à l’aise au cours de cette deuxième entrevue, elle me demandait simplement quand je prévoyais pouvoir « en finir avec cette petite chose ». Je fixais une date toujours trop rapprochée à cause de cette peur qui ne m’a pas encore quitté de déplaire, et quand, au jour promis, je ne pouvais tenir mon engagement, la même scène se renouvelait. À peine l’avais-je priée d’attendre encore quelques jours que son visage devenait sévère, qu’elle me regardait avec méchanceté presque, qu’elle remuait nerveusement ses doigts, qu’elle partait précipitamment ainsi qu’une femme qui ne peut plus se retenir de pleurer.

Mais le plus curieux était que tous les autres pensionnaires admiraient Mme Le Verrier et m’en voulaient de la contraindre en quelque sorte à redescendre sur la terre. Ils avaient pour elle toutes les délicatesses. Ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, ils lui apportaient des bouquets de roses et, au printemps, ceux qui s’étaient rendus aux Avants pour les vacances de Pâques, des narcisses. Moi seul ramenais notre hôtesse à la réalité, sans le vouloir bien entendu. Aussi vivais-je dans une atmosphère d’hostilité. On me considérait comme un mauvais camarade. On ne me parlait presque pas. J’étais un peu dans la situation (de comédie légère) de celui qui ne fait pas chorus avec l’ensemble des adorateurs sportifs d’une jeune fille et qui, finalement, est vertement corrigé par eux. Le public aime la bonne humeur de tous ces jeunes hommes, leur désintéressement, leurs efforts pour conquérir une jeune fille, le contentement dénué de toute envie qu’ils manifestent lorsque, cette dernière, ayant fait son choix, ils viennent féliciter cordialement le rival heureux. Oui, ce public est bien semblable à ce qu’étaient mes camarades.

Ma chambre donnait sur une sorte de cour dont je n’ai jamais revu l’équivalent. Les voitures ne pouvaient y entrer, mais elle était traversée, en diagonale, par un trottoir sur lequel allaient et venaient sans interruption des piétons. Ce raccourci à part, cette cour était aussi intime, aussi cachée que si elle eût été fermée. Des locataires y tiraient leurs meubles pour faire le ménage, y déjeunaient en été, y passaient des après-midi entières, assis dans des fauteuils, à lire ou à coudre. Souvent je me mettais à la fenêtre où je restais parfois une heure entière à regarder le va-et-vient, à rêver à mon avenir, à imaginer la vie que je mènerais quand je serais marié. Fait curieux, je me voyais toujours rentrer chez moi et demander à la femme de chambre qui m’ouvrait : « Est-ce que Madame est là ? » Pendant deux ou trois ans de ma vie, il ne s’est pas passé une journée sans que je pose cette question à une servante imaginaire, si bien qu’aujourd’hui, lorsque cela m’arrive réellement de poser cette question, je ne peux m’empêcher de penser à ces années lointaines. Dans cette chambre qui, à l’origine, avait dû être la salle à manger et sur laquelle donnaient trois portes à double battant, j’ai passé douze mois de mon existence, des mois que je n’oublierai jamais, des mois d’hiver, des mois d’été. J’ai su comment il fallait s’organiser dans cette chambre quand il faisait une chaleur torride, quand il faisait un froid glacial. À peine entré, je m’y enfermais toujours. Mon premier soin était de retirer les clefs pour que les rondelles de métal, en retombant, masquassent les trous des serrures. Car c’était un de mes désirs les plus vifs que de me sentir à l’abri, dans un lieu où seul j’avais le droit de pénétrer, un désir de repliement que je peux comparer à celui que j’ai eu également de posséder un terrain, même minuscule, mais si vaste puisqu’il m’appartenait à l’infini en profondeur, un terrain dans le sous-sol duquel j’eusse creusé un palais, quitte à empiéter sous les propriétés voisines puisque personne ne l’eût su. Mais tout cela est la jeunesse et il serait trop long de m’attarder ici sur l’extraordinaire floraison de désirs qu’elle fit naître en moi. Quand je serai plus vieux et que je me tournerai vers le passé, il me sera plus doux qu’aujourd’hui de revivre ces années. À présent, c’est de M. Thorpe que je veux parler et non de ma personne. Cette amertume, ce regret de la vie morte que j’aime tant à sentir dans les souvenirs ou les mémoires, on ne les trouvera point dans ce récit. S’il est encore question de moi dans les lignes qui vont suivre, du jeune homme que j’étais à seize ou dix-sept ans, c’est uniquement dans le but de rendre plus compréhensible l’étrange personnalité de M. Thorpe.

Si je me le rappelle bien, j’étais alors d’une très grande timidité apparente. Que l’on pût me soupçonner d’une mauvaise pensée ou d’être intéressé me rendait malade. Le moindre reproche me bouleversait. Pour un rien je rougissais. Pourtant, malgré tous ces scrupules, je commettais sans cesse des actes indélicats. Je me trouvais ainsi continuellement dans des situations désagréables, celle en particulier d’avoir à me justifier d’un acte que je savais laid et que j’avais tout de même commis, de m’en défendre auprès de gens à qui je donnais mille fois raison. J’avais ainsi acquis peu à peu dans mon entourage une réputation de fausseté. Celui-ci se composait surtout d’amis de mes parents, et de jeunes gens semblables à moi. Les premiers, je les rencontrais quelquefois en ville. Ils appartenaient à tous les mondes, mais en particulier à celui de la petite bourgeoisie genevoise. Je me souviens très bien que mon père avait toujours eu une prédilection pour les gens les plus effacés, pour les gens qui n’avaient jamais éprouvé ni de grandes joies ni de grandes douleurs. Il s’appliquait à ignorer leur égoïsme et leur médiocrité pour ne voir en leur vie qu’équilibre. Il vantait leurs mérites, les enviait, citait les paroles qu’ils prononçaient, admirait leur bon sens. Par la suite, je me suis aperçu que cette tendance de mon père était commune à tous ceux qui avaient supporté de grandes privations.

Je vivais donc sans conseils, sans famille, déjà livré à moi-même. Je n’avais pourtant pas une soif très grande d’amitié puisque je ne me souviens pas d’avoir souffert le moins du monde de mon isolement. Mon imagination était trop active, « travaillait plus que le reste » comme disait un de mes professeurs. J’attendais trop de l’avenir pour m’apercevoir seulement que je menais une existence particulière. J’attendais simplement le jour où je serais indépendant.

Avant que mes parents eussent quitté Genève, nous habitions dans une maison neuve de la rue de l’École de Médecine, au sixième étage. Le balcon qui longeait les fenêtres de l’appartement était fleuri de plantes grimpantes. Ma mère avait toujours aimé les fleurs et, quand nous demeurions à Paris, que de fois sommes-nous allés, près de la Samaritaine, acheter des graines ! Elles étaient enfermées dans de petits sachets sur lesquels la fleur qu’elles donneraient était déjà peinte. Comme il me tardait de les planter, et, surtout, de les voir germer hors cette terre noire qui, privée du contact de la vraie terre, me semblait ne pas posséder plus de vertus que l’eau d’un bocal où se meut un poisson ! Ce fut dans cet appartement que je vis pour la première fois M. Thorpe. Mon père l’avait amené à déjeuner, mais ainsi qu’il faisait toujours, sans prévenir ma mère. Je n’avais absolument prêté aucune attention à ce convive, et sans les relations qui suivirent, je crois qu’il eût disparu à tout jamais de ma mémoire. Car, à table, j’étais toujours absent. Je n’avais qu’une pensée, finir rapidement le repas afin de m’éclipser. C’était un supplice pour moi d’attendre que mes parents eussent achevé. Aussi, quand nous avions un hôte et que le repas se prolongeait, je sentais sourdre en moi une grande colère à l’endroit de l’invité qui, sans s’en douter, m’obligeait à rester à table. Finalement, lorsque je pouvais me lever, j’éprouvais un tel soulagement que j’oubliais presque aussitôt celui qui était cause de la lenteur du repas.

J’avais donc complètement oublié M. Thorpe lorsqu’au printemps de l’année 1910 ou 11, je l’aperçus au parc de l’Ariana. Il était assis face au lac et regardait au loin le Mont-Blanc, semblable, vu de cet endroit, au chapeau de Napoléon, ainsi que le disent les petites brochures de propagande. Je ne l’avais pas reconnu mais son visage, l’ensemble de sa personne, m’étaient familiers. J’allais continuer mon chemin, lorsque, tout à coup, il se leva, me sourit et vint à moi. Je m’arrêtai et attendis qu’il m’apprît qui il était, mais il ne paraissait pas s’apercevoir que je ne me rappelais pas son visage. Tout de suite il me demanda comment allaient mes parents. Quand je lui appris qu’ils étaient partis pour le midi de la France, il eut une mine si surprise et si inquiète que je craignis tout à coup d’avoir dévoilé l’adresse de mon père. Au même moment, je me souvins du déjeuner qu’il fit chez nous et je le revis parlant à mes parents. Était-il leur ami ? Je l’ignorais. C’est une faiblesse des enfants de ne pouvoir évaluer le degré d’amitié qu’ont leurs parents pour leurs relations. Ainsi, il m’est arrivé de saluer dans la rue des gens qui étaient des ennemis mortels de mon père sans que je le susse. Et quand, plus tard, la vérité m’a été révélée, je me souviens de mon étonnement qu’ils m’eussent répondu avec un sourire si affable. M. Thorpe me demanda encore dans quelle ville du midi mon père s’était retiré. « À Menton », répondis-je sans oser mentir : car j’avais de commun avec la plupart des enfants ayant assisté de trop près aux luttes de leurs parents, cette appréhension continuelle de leur nuire, de les trahir, de les livrer, de les voir prisonniers à cause de moi, cependant qu’ils me regarderaient, moi, la cause de leur malheur, avec tristesse et impuissance. Que mon père pût être un jour battu, maintenu captif par d’autres hommes, me poursuivait. C’était maladif. Lorsque j’étais très jeune, si l’on frappait à notre porte, mon cœur battait, j’étais en nage, tellement je redoutais qu’on ne vînt l’enlever. Et quelques années plus tard, quand j’appris que l’on n’avait pas le droit de violer un domicile la nuit, je fus, sans m’en rendre exactement compte, soulagé de cette appréhension mystérieuse.

— Ils ne vont pas revenir ? poursuivit M. Thorpe.

Ce fut avec brusquerie, avec le besoin peut-être trop visible de réparer la gaffe que je croyais avoir commise en donnant l’adresse de mes parents, que je répondis : « Oh ! non, ils ne reviendront plus ! » Ainsi, je pensais tuer définitivement en M. Thorpe le désir qu’il pouvait avoir de les retrouver afin de leur réclamer quelque chose car, sans doute parce que mon père n’avait pas prévenu son ami de son départ, je supposais qu’il s’était rendu coupable d’une petitesse.

— C’est très ennuyeux, ajouta M. Thorpe.

Une inquiétude vague commençait à m’envahir. Qu’avait-il pu se passer entre les deux hommes ? Je regrettais, à présent, de m’être arrêté, d’avoir traversé ce parc. Parce que j’étais un tout jeune homme et que je venais de découvrir cette vérité, il m’apparut que c’étaient toujours des événements en apparence insignifiants qui déclenchaient les catastrophes. Mais M. Thorpe continua avec douceur :

— C’est très ennuyeux parce que j’aimais beaucoup votre père et que de le savoir si loin me cause brusquement un sentiment de profond isolement. Quel bonheur vous avez d’avoir un tel père ! Et il vous aime tant. Il vous adore !

Je poussai un soupir de soulagement. Puis, subitement, j’eus pour ce vieil Anglais une sorte de respect, non pas à cause qu’il témoignait une si grande amitié à mon père, mais parce que cela me paraissait tellement aristocratique d’avoir le visage ridé comme par la crainte de n’être pas remboursé d’une dette alors que c’est un noble sentiment qui enlaidit ainsi les traits. C’était, pour moi, l’indice que cet homme ne prêtait jamais, ne pouvait prêter attention à ces basses questions d’intérêts dont j’ai tant souffert dans ma famille, sans quoi il n’eût pas eu cette mine, de crainte justement que je ne pusse le soupçonner. S’il avait été intéressé, il eût su qu’une telle contraction des lèvres eût signalé un tout autre sentiment que celui qu’il éprouvait. Il était donc pur au point de pouvoir porter sur son visage les signes des plus mesquines pensées au même instant qu’il regrettait profondément un ami. De tels hommes sont semblables aux bêtes, qui, en jouant, ont l’air de se battre. Ils n’ont que les apparences du mal et l’attirance qu’ils ont exercée sur moi ne s’est évanouie que plus tard, que lorsque ma vie est devenue normale et que je n’ai plus rien eu à redouter.

— Et vous ? continua-t-il, vous êtes sans doute resté dans notre ville pour terminer vos études ?

— Oui. (Une sorte de fierté m’a longtemps empêché de dire Monsieur ou Madame. Aujourd’hui, je me suis corrigé de ce défaut. Pourtant, quand je me trouve en face d’un chef de cabinet, d’un directeur, d’un homme occupant quelque fonction importante, un obscur sentiment m’arrête encore au moment de prononcer le titre.) Oui. Mon père m’a mis en pension. La directrice est une de ses amies.

— Ah ! De quelle pension voulez-vous parler ?

— La pension Le Verrier.

— Le Verrier ? Le Verrier… Le Verrier… C’est un nom qui a quelque chose de tellement net…

Il parut chercher dans sa mémoire s’il connaissait cette pension puis, au bout d’un instant :

— Elle doit être très bonne pour vous, Madame Le Verrier, si elle est l’amie de votre père.

À l’intonation je compris que M. Thorpe avait conservé un souvenir très cher de mon père. Quelque chose pourtant m’intriguait. Comment ces deux hommes avaient-ils pu s’entendre ? Car il ne me semble pas que deux êtres aussi différents eussent pu être réunis. Cependant que l’un était froid, distant, raisonnable, respectueux, l’autre considérait la plupart des gens comme des imbéciles et ne se donnait même pas la peine de cacher sa pensée. Depuis, j’ai remarqué que l’on rencontrait fréquemment, chez certains Anglais, particulièrement chez ceux qui se fixent à l’étranger, une méconnaissance aussi totale de leur entourage. Car, je l’ai su par la suite, M. Thorpe ne savait même pas qui était mon père. Il subissait simplement son charme. Peut-être devinait-il confusément la distance qui existait entre lui et son ami, et se sentait-il simplement attiré par une existence si différente de la sienne.

M. Thorpe me portait un intérêt croissant. J’avais l’impression qu’il espérait découvrir en moi ce qui lui avait échappé en mon père, que dans son esprit, il était plus facile de pénétrer la jeunesse que l’âge mûr. Mais il s’employait sans le moindre don d’investigation, remarquant seulement que j’étais plus grand que mon père, que j’avais certains de ses gestes. Il mettait un zèle à nous voir semblables, à trouver les points que nous avions de commun ; il me parut avoir cette illusion étrange de retrouver chez les enfants ce que l’on a aimé chez les parents, fortement enracinée en lui. Le plus curieux est que cette illusion que je n’ai jamais eue a été la base de nos relations. Ne doit-on pas chercher dans ce déséquilibre la cause de tout ce qui va suivre ?

M. Thorpe devait avoir une cinquantaine d’années. Il était grand et d’une maigreur telle que, malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de me le représenter nu. Ses mains étaient longues et décharnées. Il avait des cheveux gris, coupés très courts, et des yeux d’un bleu si lumineux que de son être entier ils apparaissaient en premier. Pendant quelques minutes on ne voyait qu’eux. Ils donnaient au visage une expression tellement pudique, délicate, candide. Dans ma vie, j’ai rarement rencontré des êtres semblables. Mais, chaque fois que cela m’est arrivé, j’ai ressenti une sorte de malaise. Il me semblait alors que j’étais d’une telle bassesse, que j’avais si peu de noblesse, que j’en soufrais. Tout ce qu’il y avait de trouble dans ma vie, tout le mal que j’avais fait, me remontait au visage. Les vices contre lesquels j’avais d’abord lutté et avec lesquels je m’étais par la suite familiarisé au point d’ignorer que je les avais, redevenaient brusquement aussi effrayants que les premières fois. Mon aspect physique lui-même me dégoûtait. Il me semblait que j’étais grossier, vulgaire et laid. Lorsque ces êtres d’élite me témoignaient quelque gentillesse, j’avais comme l’impression de les tromper odieusement, ou, ce qui était encore plus pénible, l’impression que ce n’était qu’à cause de leur extrême délicatesse qu’ils ne me montraient pas qu’ils savaient qui j’étais. Dans ce parc, en face de M. Thorpe, je souffrais également pour mon père. Il me semblait qu’il était bien impertinent d’être parti ainsi sans prévenir son ami. Je m’efforçais de l’excuser. Mais M. Thorpe ne paraissait même pas s’apercevoir de la désinvolture de mon père. Il s’inclinait devant ce départ comme devant une fatalité, sans garder la moindre rancune, trouvant même autant de raisons de s’intéresser à moi que si mon père était resté en relations avec lui. Il y avait quelque chose d’infiniment touchant dans cette acceptation. M. Thorpe n’était même pas chagriné. Il semblait vivre dans un rêve. Une joie réelle était peinte sur son visage d’avoir retrouvé le fils de ce même ami qui l’avait abandonné.

Finalement, je fis comprendre à M. Thorpe que je devais rentrer. Il ne me retint pas une seconde et je compris qu’il devait en être toujours ainsi. Eût-il revu, après plusieurs années, un ami qui, après quelques minutes d’entretien, manifestait déjà le désir de s’éloigner, qu’il n’eût j’en suis certain pas tenté davantage de le retenir. Pourtant il me fit promettre de venir prendre le thé, chez lui, le samedi suivant. Puis il se sépara de moi avec les ménagements qu’il eût eus pour une personne de son âge. Plus tard, je me suis aperçu qu’il ignorait vraiment le rang de ses interlocuteurs, qu’il parlait à tout le monde avec la même déférence, qu’il ne choisissait pas ses amis, qu’il suffisait de l’approcher sous un prétexte quelconque pour qu’il se répandît en amabilités. Mais sur le moment, cette urbanité me frappa tellement que, une fois éloigné, je ne pus m’empêcher de me retourner. Il s’était rassis et cela me le fit paraître encore plus raffiné. C’était donc pour moi qu’il était resté debout.

Je dois dire pourtant que je n’attachai pas une très grande importance à cette rencontre. Parce qu’elle avait fait naître en moi des réflexions inattendues, qu’elle avait mis en mouvement mon esprit, j’y pensais encore une heure peut-être ; mais aucune curiosité ne me poussait à connaître davantage cet homme étrange. La visite que j’avais promis de faire m’apparaissait déjà comme une corvée. À dix-sept ans, on ne peut vraiment s’intéresser qu’à soi. Comme je rentrais en suivant les rues basses, je me surpris à contempler une devanture. J’avais déjà oublié M. Thorpe.

Le samedi, pourtant, je me rendis à Grange-Canal, petite agglomération située à quinze cents mètres de Genève, où M. Thorpe avait loué une villa modeste perdue au milieu d’un vaste jardin dont un côté longeait la route. Les haies le dissimulaient aux passants mais non aux usagers du tramway. Debout sur la plate-forme, ceux-ci plongeaient dans la propriété lorsque ce tramway qui laissait, en été, derrière lui, une traînée de poussière telle que les rails se confondaient presqu’aussitôt avec la route, passait. J’étais un peu embarrassé de rendre cette visite, d’autant plus que je sentais confusément que mon père s’était mal conduit avec M. Thorpe et que j’appréhendais de me trouver dans la situation de l’homme sur qui, bien qu’il soit innocent, retombe la faute des siens, situation particulièrement désagréable quand on est jeune et que la part de responsabilité paraît naturelle. Lorsque j’eus sonné à la grille, une jeune servante vint m’ouvrir et, par l’allée principale, me conduisit jusqu’à la villa ou plutôt jusqu’à la maison. Celle-ci était vieille et me donna, à première vue, l’impression d’être déserte. Toutes les fenêtres étaient fermées. Bien qu’il n’y eût pas de rideaux aux vitres, on ne distinguait absolument rien à l’intérieur. La bonne ne me fit pas entrer. Elle contourna la vieille demeure et, tout à coup, je me trouvai sur une sorte de terrasse au milieu de laquelle, par un trou ménagé dans le ciment, se dressait un immense chêne. M. Thorpe était assis dans un « transat » comme eût dit Mme Le Verrier. Il lisait un journal ainsi que l’on regarde le ciel quand on est couché sur le dos. À ma vue, il sourit, jeta son journal qui, à lui seul, prit sur le sol autant de place que la table, mais ne se leva pas. Cette attitude était si différente de celle qu’il avait eue au parc de l’Ariana, que j’en fus surpris. Je ne comprenais pas qu’en l’espace de quelques jours on pût ainsi changer. Je m’approchai cependant pour prendre la main qu’il me tendait sans même se redresser. Mais à peine me trouvai-je à son côté, qu’il se leva brusquement.

— Oh ! excusez-moi, dit-il tout de suite, je suis tellement myope que je ne reconnais jamais mes amis. Vous êtes vraiment gentil d’être venu me voir. Je savais bien qu’un jour ou l’autre vous monteriez jusqu’à Grange-Canal.

— Vous ne m’attendiez pas aujourd’hui ? demandai-je étonné.

— Non, répondit-il les yeux grands ouverts.

— Pourtant, vous m’aviez invité à venir prendre le thé aujourd’hui, samedi. Je vous dérange peut-être ?

— Vous ? Me déranger ? Pas du tout. C’est un vrai plaisir pour moi de faire connaissance plus intimement avec le fils du si grand ami qu’est votre père.

Tout cela me paraissait bien bizarre. Je regrettais à présent d’être venu. « Si j’avais su, pensai-je, je ne serais pas venu. C’est ridicule. Il n’y a que moi pour me mettre dans de telles situations. J’aurais dû comprendre qu’il n’avait été que poli le jour où je l’ai rencontré. »

— Vous allez avoir du thé dans un instant, continua M. Thorpe, ma fille est justement partie le préparer.

À ces mots, je ne sais pourquoi, j’eus comme l’impression que la servante qui m’avait conduit jusqu’à lui était sa fille et que c’était parce que je n’avais prêté aucune attention à elle qu’il ne s’était pas levé tout de suite et qu’il me recevait de cette manière si étrange, sans doute par représailles. J’étais confus. Pourtant, une certaine animation commença à naître en moi. Je me surpris à parler vite, à m’excuser d’être venu avec le désir plus vif de plaire, et non plus, comme avant, par simple politesse. Je me souvenais que je passais parfois devant l’École Secondaire à l’heure où sortaient les jeunes filles. J’allais être présenté à l’une d’elles, sans doute. Je ne laissai, cependant, rien paraître de mon espoir.

— La voilà justement, fit avec fierté M. Thorpe comme s’il m’avait longuement parlé de sa beauté et qu’à présent il n’était plus nécessaire d’user de mots pour me convaincre.

En effet, une jeune fille venait à nous. Elle n’était pas particulièrement jolie et avait même sur le visage des taches de rousseur fort heureusement très pâles et très petites. Ses cils étaient blonds et ses yeux, comme ceux de son père, d’un bleu très pur. Dès qu’elle m’aperçut, elle me dévisagea avec étonnement puis, la présentation terminée, demanda aussitôt à son père si elle devait apporter le thé, en le regardant fixement, sans détourner la tête, absolument comme si je n’étais pas présent.

— Mais oui, Édith, apportez le thé ou plutôt dites à Mary qu’elle l’apporte. Il faut que cette bonne apprenne à servir.

Cependant qu’Édith s’éloignait, je regardai M. Thorpe. Il me paraissait tellement changé que j’avais peine à croire que c’était le même homme. Il était nerveux. De temps à autre, il jetait un coup d’œil sur moi et, si je le surprenais, il souriait comme si ce regard avait été bienveillant. J’avais l’impression d’être venu à l’improviste et, pourtant, chaque fois que je manifestais le désir de partir, il me retenait, mais, fait curieux, sans m’assurer que je ne gênais pas, simplement par des phrases comme celles-ci : « Non, restez. Vous pouvez très bien rester. Si vous partez ainsi, vous me ferez de la peine. Vous allez prendre du thé d’abord. Après vous déciderez. »

Quand sa fille revint, je l’observai à son tour, tâchant de surprendre la raison de la nervosité de son père sur un visage que je supposais moins habile à la dissimulation. Elle s’assit et écouta la conversation que M. Thorpe et moi avions engagée sur les voyages.

— Je ne sais si vous avez beaucoup voyagé, me dit le vieil Anglais, mais depuis ma plus tendre enfance, je n’ai rêvé que de parcourir le monde. Où êtes-vous née, Édith ?

— À Bombay, répondit-elle à la manière d’un compère, c’est-à-dire tout de suite malgré l’inattendu de la question.

— Nous avons vécu six ans aux Indes, continua M. Thorpe, puis nous sommes rentrés en Europe. À peine y étions-nous fixés que nous sommes repartis pour… pour où, Édith ?

— Pour Le Caire.

— Pour Le Caire. Comme vous avez une bonne mémoire, Édith ! Vous n’oubliez pas tout ce que vous avez fait avec votre père. Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

Elle baissa la tête. M. Thorpe me regarda. Je sentis alors soudainement que cet homme adorait son enfant. Tout s’éclairait. Son attitude si étrange à mon égard devenait compréhensible. Il redoutait, ce bon père, que je ne plusse à sa fille. Au parc de l’Ariana, sous le coup de la surprise, il n’avait pas songé aux regards que je pourrais échanger plus tard avec son enfant. Il était sans doute jaloux de tout homme qui approchait celle-ci. La simple pensée qu’un jour sa fille le quitterait le rendait sombre. On devinait à la façon dont il la couvait des yeux qu’elle était sa raison d’être, que sans elle il eût été seul au monde. Chaque fois qu’elle prononçait une parole, il s’arrêtait au milieu d’une phrase pour l’écouter, et elle, habituée à cela, continuait sans que la pensée de s’excuser d’interrompre ainsi son père l’effleurât. Mais si l’amour de M. Thorpe me paraissait à présent aveuglant, le sien, par contre, ne se montrait guère. Je perçais mal son caractère. Elle avait par instants des moues impertinentes, une expression hautaine. Au lieu d’aimer son père sans réfléchir, on eût dit qu’elle le jugeait. Cela n’allait pas sans me surprendre car il est très rare que, chez des enfants ayant toujours vécu avec leurs parents, n’ayant subi aucune influence extérieure, se développe une telle clairvoyance. On eût presque dit que le père était l’enfant. C’était lui qui sollicitait les caresses, lui qui épiait sa fille cependant qu’elle semblait, ainsi qu’une grande personne, lassée par ces enfantillages et préoccupée par des questions autrement importantes.

— Édith, comment se fait-il que Mary n’apporte pas le thé ? Enfin, que se passe-t-il ?

— Est-ce que je sais ? répondit sèchement la jeune fille.

En une seconde le visage de M. Thorpe s’embrunit. Pourtant, il ajouta avec douceur :

— Mais puisque vous venez justement de la maison.

Édith garda le silence. Jusqu’à présent, elle n’avait pas levé une fois les yeux vers moi. Elle tourna la tête, nos regards se rencontrèrent. Je fus alors frappé par la dureté de son expression. J’eusse été un monstre qu’elle n’eût pas eu un air plus dégoûté. Je sentis que je lui étais profondément antipathique. Et cela me blessa d’autant plus que j’avais tout fait jusqu’alors pour lui plaire. Dans la conversation, chaque fois que j’avais cru qu’une phrase pouvait lui faire plaisir, je l’avais prononcée. Bien qu’elle ne m’eût pas regardé une fois, j’étais toujours demeuré dans la posture d’un homme exposé. Une seconde, j’eus l’impression qu’elle l’avait remarqué et que c’était justement ce qui lui avait déplu.

Enfin, la servante apporta le thé. M. Thorpe se leva. Je l’observai. Au même instant, ses yeux se portèrent sur moi. Mais il ne sourit pas ainsi qu’il l’avait fait avant, chaque fois que nos regards se croisaient. Il changea le plateau de place, cependant que sa fille semblait bouder.

— Édith, dit-il après avoir mis du sucre dans toutes les tasses, vous devriez servir le thé.

— Non, je ne servirai pas le thé, répondit-elle brutalement.

Son père ne parut pas entendre. Puis, au bout de quelques secondes, il lui apporta une tasse. Elle la prit sans le remercier. Le visage de M. Thorpe s’éclaira alors et je sentis que l’acceptation de sa fille l’avait profondément soulagé, qu’il voyait en ce geste comme une réconciliation.

Encore aujourd’hui cette scène demeure dans ma mémoire. Je revois cette terrasse cependant qu’au loin, au fond du jardin, volait la poussière de la route. Le chêne, sous lequel nous étions installés, était de beaucoup le plus grand de tous les arbres des alentours. Je revois aussi, non sans émotion, le groupe de trois personnages que nous formions, si petits, sous cet arbre immense, qui regardaient avec un certain contentement la poussière tomber sur l’herbe avant d’arriver à eux.

Six mois s’écoulèrent sans que je revisse M. Thorpe et sa fille. Ils avaient d’ailleurs, ainsi que je l’appris plus tard, quitté Genève pendant les vacances. Quant à moi, ayant échoué à deux examens, j’avais dû les préparer au cours de l’été afin de les repasser à la rentrée. Pourtant, je pensais encore quelquefois à ces Anglais, mais guère plus qu’à des gens que l’on ne reverra jamais.

Au début de l’hiver de la même année, je rencontrai de nouveau, comme je descendais la Corraterie, M. Thorpe. Il était seul. Mon premier mouvement fut d’aller à lui, puis je me ravisai. À ce moment précis, il m’aperçut. Cela me gêna horriblement. « Il a certainement remarqué, pensai-je, que j’ai voulu l’éviter. » Je souris avec le plus d’amabilité que je pus.

— Bonjour, jeune ami, me dit-il. Vous n’êtes pas gentil de m’avoir ainsi abandonné. Nous avons espéré votre visite bien souvent. Mais, comme sœur Anne, nous n’avons jamais rien vu venir. Et votre père ? Est-il toujours à Menton ? Si vous le voyez bientôt, dites-lui que je pense beaucoup à lui, que je me propose, un jour, d’aller le voir.

Que M. Thorpe n’eût point oublié l’adresse de mon père me rappela la gaffe que je croyais avoir commise, ce qui me mit de mauvaise humeur.

— Mais je crois, répondis-je, qu’il est sur le point de quitter le Midi.

— Quel dommage ! Ce pays est, paraît-il, si beau. Et où compte-t-il aller ?

— Je ne sais pas.

— Il a tort. Je vous assure que si je n’avais pas pris tant de ridicules habitudes ici, je ne tarderais pas à l’imiter, à fuir vers ces « sites enchanteurs ». (Bien qu’il parlât parfaitement notre langue, M. Thorpe ignorait certaines nuances et c’était le plus sérieusement du monde qu’il avait prononcé ces derniers mots.) La beauté du paysage embellit la vie. Qu’est-ce que votre père en dit dans ses lettres ? Elles doivent avoir certainement un parfum de soleil et de fleurs. Votre père aimait tellement la grande lumière.

Comme un tramway débouchait de la place du Théâtre, je prétextai une course urgente pour le quitter et sauter sur la plate-forme. Mais avant que le tramway fût reparti, j’entendis M. Thorpe crier :

— Venez ce soir… venez… je vous attendrai… Nous avons des amis après le dîner… Il faut venir sûrement… sans quoi vous me fâcherez.

Je n’eus même pas le temps de refuser. Le tramway était reparti, et le receveur attendait devant moi. En me retournant peu après, j’aperçus le vieil Anglais qui n’avait pas quitté l’endroit où je l’avais laissé et qui me faisait, de loin, des signes d’adieu. « Entendu », criai-je machinalement. Je regardai les autres voyageurs. Certains souriaient. Je compris que ces signes, M. Thorpe les avait déjà commencés, alors que je payais ma place. « Et ce soir, pensai-je, c’est à peine s’il me serrera la main. » J’exagérais tout à cette époque. « C’est un monstre ! » murmurai-je.

Le soir, ainsi que je l’avais promis, je me rendis à Grange-Canal. Une bise froide, venant du lac, soufflait dans les rues. Les dernières feuilles mortes continuaient à voltiger dans l’obscurité. La lune paraissait et s’éclipsait plusieurs fois par minute. Je regrettais d’avoir accepté cette invitation. « Une mauvaise heure à passer », dis-je à haute voix. En arrivant devant la grille de la villa, je ressentis une toute autre impression que celle à laquelle je m’attendais. J’avais conservé le souvenir d’un jardin au printemps, d’une après-midi ensoleillée, et je me trouvais devant une grille à travers laquelle j’apercevais nettement une maison carrée, criblée d’un nombre extraordinaire de volets clos qui ne laissaient filtrer aucune lumière. Je ne sais pourquoi elle me fit l’impression, durant une seconde, d’être cernée par la police ou par des soldats. Je tirai la sonnette. La servante vint m’ouvrir et, sans prononcer un mot, me conduisit vers la demeure de son maître. Je compris qu’elle avait été prévenue de mon arrivée et je ne pus m’empêcher de songer que si j’avais été un autre, que si j’avais été un voleur, par exemple, elle m’eût introduit de la même manière sans chercher davantage à connaître mon identité. À peine entré, elle me fit monter au premier étage, s’arrêta devant une porte. Une veilleuse éclairait le vestibule. Elle m’examina des pieds à la tête comme une mère qui s’assure que son enfant est présentable, puis elle frappa. Personne ne répondit. Une anxiété sourde commençait à m’envahir. Comme les femmes qui se rendent pour la première fois chez un homme, je tâchais de me souvenir si on avait fermé à clé la porte d’entrée. La bonne frappa de nouveau. Presque aussitôt la voix de M. Thorpe cria : « Entrez. » Il était seul dans une vaste pièce étrangement meublée qu’éclairaient trois lampes à pétrole. Chaque fois que l’une d’elles fumait, il faisait « tss » plusieurs fois de suite, se levait, la réglait. Puis, lorsque tout était rentré dans l’ordre, il faisait de nouveau « tss » ; sans doute parce que cet incident avait éveillé en lui un tic latent. Une paix profonde émanait de tout ce qui l’entourait. Aux deux fenêtres aucun rideau ne pendait, si bien que l’on apercevait au travers des vitres les volets tout rugueux d’être jour et nuit à l’air. Ainsi, sans tulle, elles avaient quelque chose de brutal. Le plancher n’était pas ciré. Des tapis, comme des tableaux à un mur, c’est-à-dire, le plus grand au milieu, le recouvraient à demi. Un divan se trouvait contre un mur, caché par une couverture de voyage qui l’enveloppait un peu comme un lourd paquet. Un paravent masquait le coin de la pièce où M. Thorpe devait faire sa toilette. On apercevait, en effet, fixée à la paroi, une glace qui dépassait. Mais le plus surprenant étaient les vases de Chine tout craquelés, les objets d’art, les châles cloués aux murs, les petits meubles de laque qui mettaient, dans cet intérieur délabré, une note luxueuse. L’ensemble avait quelque chose du camping, du salon de réception, de l’atelier d’artiste. À cause du froid, M. Thorpe vivait sans doute uniquement dans cette pièce où brûlaient, non point des bûches, mais des branches ramassées dans le jardin.

— Comme vous êtes gentil d’être venu, me dit-il tout de suite en se dirigeant vers moi. Avez-vous assez chaud ici ? Voulez-vous que j’active le feu ? Vous avez eu raison de ne pas laisser votre pardessus au rez-de-chaussée. Cette maison est une glacière… Regardez, l’eau coule le long des murs. Venez, venez… touchez cette étoffe. Elle est mouillée. C’est effrayant. Aussi, dès que l’hiver commence, je m’enferme ici et je ne bouge plus. Il n’y a que dans cette chambre où l’on se sente chez soi.

« Et Édith ? » pensai-je.

— Vous pouvez quand même enlever votre pardessus. Oui, c’est cela. Non, donnez-le-moi. Je vais le poser sur ce divan. Il sera ainsi tout près de la cheminée. Je fais la même chose pour moi-même quand je suis obligé de sortir. Cet après-midi, justement, je suis sorti, puisque je vous ai même rencontré, mais savez-vous pourquoi… pour acheter des meringues. Nous adorons ces gâteaux ici, Édith surtout. En Angleterre, nous ne connaissons pas ces choses. Nous sommes un peuple beaucoup plus matériel que les autres.

Comme je me demandais où pouvait être Édith, la sonnette de la grille tinta. M. Thorpe ne parut pas l’entendre. « C’est elle », pensai-je. « Mais d’où peut-elle venir ainsi seule, à neuf heures du soir ? » Il continuait à parler. Pour me mettre à l’aise il déployait tant de douceur et d’amabilité que j’étais gêné. Soudain la porte s’ouvrit, livrant passage à un homme d’apparence vulgaire et à une femme forte, grande, vêtue d’une manière tapageuse. Les nouveaux venus parlaient en même temps à la servante comme s’ils venaient de faire avec elle un long voyage. Finalement l’homme s’approcha de M. Thorpe puis, avant de lui tendre la main, se retourna et fit un signe à sa compagne qui paraissait très embarrassée. « Qui peuvent bien être ces invités ? » me demandai-je. L’homme avait sans doute une quarantaine d’années. Il était petit, trapu, bedonnant et portait une chaîne de montre à laquelle était accrochée une dent de tigre, laquelle, certainement, devait intéresser M. Thorpe qui avait passé plusieurs années aux Indes. Il avait le teint rouge, les cheveux gris et coupés en brosse, ce qui lui enlevait encore de la grandeur, et une moustache noire comme de l’encre. Toutes ces couleurs s’harmonisaient si peu que l’ensemble était vraiment déplaisant. Autant la femme semblait gênée, autant cet homme se mouvait avec aisance. « C’est un boutiquier », pensai-je avec mépris. « Et sa femme une boutiquière. » À cette époque, je jugeais les gens selon leur profession. Il m’arrivait à chaque instant de dire avec mépris ou ironie : « C’est un musicien, un professeur, un dentiste. » Ce n’est qu’après avoir fait quelques gaffes, dont je me souviens encore, tellement elles furent grandes, que je perdis cette habitude.

Bien qu’elle fût impressionnée, il était visible que M. Thorpe décevait la « boutiquière ». C’était la première fois qu’elle venait. D’après le récit de son mari, elle s’était sans doute imaginée que le vieil Anglais avait plus d’allure, était plus original. Elle avait cette attitude des gens qui croient avoir été trompés mais n’en sont pas encore certains. Elle n’osait remuer et, pourtant, elle était déçue. On devinait bien que son mari lui avait dit : « Tu vas voir un type étonnant. C’est un Anglais de grande famille, qui vit comme un ours », qu’elle pensait : « Si c’est cela ! » et qu’elle trouvait cet intérieur indigne même d’elle qui s’était sentie si pleine de respect pour le portrait qu’avait fait son mari du vieil original. Il y avait dans son attitude un mélange d’audace qui ne se manifestait pas encore mais que l’on sentait devoir s’épanouir une fois la confiance venue, et de désir de ne pas rompre déjà avec tout ce qu’elle avait imaginé avant de venir. Elle me regarda cependant avec jalousie. Elle ne comprenait pas qu’un jeune homme comme moi pût mériter une telle invitation. Quant à son mari, il s’appliquait à montrer à sa femme que les Anglais, même aristocratiques, ne l’impressionnaient pas et qu’il était le même ici qu’ailleurs. Il prenait des objets, les approchait d’une lampe, les examinait longuement en parlant d’autre chose. « Ne vous dérangez pas, Master Thorpe », disait-il quand celui-ci voulait lui offrir un siège, un coussin, une cigarette. De temps en temps, il s’arrêtait devant un meuble, devant une gravure, et disait simplement : « Curieux ceci… Ah ! comme c’est curieux… c’est tout à fait curieux. » Puis, comme s’il avait parlé pour lui-même, il engageait une conversation sur un sujet tout différent. Il traitait « Master Thorpe » en quantité négligeable, un peu comme un être bizarre pour lequel on a des égards parce qu’il est peut-être puissant, qu’il parle toujours d’art, qu’on l’a rencontré un jour avec un ami qui avait pour lui mille attentions. Vis-à-vis de moi, il observait une profonde indifférence et quand on me présenta à lui – ce ménage s’appelait Monot – il eut l’attitude de l’alpiniste que l’on arrache à la contemplation d’un paysage pour lui demander un canif. Quant à sa femme, elle me récita cette phrase sans pronom personnel : « Très heureuse, Monsieur, de faire votre connaissance, très heureuse de vous connaître chez Monsieur Thorpe. » Ce couple me déplaisait. Je ne comprenais pas que M. Thorpe qui me paraissait si froid, si distingué, si distant pût inviter chez lui de telles gens. J’ai remarqué par la suite que certains Anglais ont une ignorance complète du monde. Ils se sont, pensent-ils, libérés de toute obligation du fait qu’ils habitent l’étranger. Ils se lient alors avec n’importe qui. Mon père m’a raconté qu’il avait connu, à Monte-Carlo, une Anglaise appartenant, dans son pays, à la bourgeoisie, qui était devenue la maîtresse d’un maçon italien. Elle n’en continuait pas moins à se rendre tous les jours au Casino, à fréquenter la colonie britannique. Ce maçon, qui avait un certain don d’adaptation, elle le présentait à ses amis, lui apprenait à se tenir à table. Et personne ne remarquait rien d’anormal. M. Thorpe me parut avoir pour ce couple la même complaisance que cette Anglaise pour son maçon italien. Il était vraiment heureux de les recevoir. Me délaissant, il allait de l’un à l’autre, leur demandait sans cesse s’ils n’avaient besoin de rien, d’un coussin par exemple, car il avait un peu cette habitude d’offrir tout le temps des coussins, à quoi Mme Monot répondait : « Trop heureuse de n’avoir besoin de rien, Monsieur Thorpe. » Et son mari : « Mais mon cher Monsieur Thorpe, laissez-nous savourer cette visite. » Quelquefois, notre hôte venait cependant à moi, me posant une question que je devinais destinée aux Monot. Ce n’était plus comme avant par amitié mais parce que, sentant qu’il m’abandonnait, il avait trouvé ce moyen de paraître me mêler à la conversation. Je répondais vaguement, et aussitôt, comme s’il avait alors la conscience tranquille, il se tournait, débarrassé de moi, vers le couple pour lui demander ce qu’il avait semblé me réserver. « C’est bien la dernière fois que je viendrai », murmurai-je à la suite d’un petit manège de ce genre. « On se moque de moi. Si encore Édith était là. Nous pourrions parler elle et moi. Nous nous mettrions à l’écart. Mais où est-elle ? Elle n’est certainement pas encore couchée. » Mme Monot avait enlevé son manteau mais n’avait pas voulu que personne d’autre qu’elle ne le posât sur le divan de crainte qu’on n’y fît des plis. À ce détail, je compris que l’assurance lui était venue. Au début, je suis certain qu’elle eût remis son manteau à n’importe qui. Maintenant elle jugeait inutile de se gêner. À son tour, elle examinait la pièce, et quand M. Thorpe la regardait, elle souriait en ayant l’air de dire : « Vous êtes un drôle de personnage, vous, mais bien sympathique ! » M. Thorpe paraissait ne s’apercevoir de rien et cela me mettait en colère qu’il eût pour ces gens tant de prévenances. Je ne sais si tout le monde a éprouvé ce malaise, mais je ne crois pas qu’il puisse y avoir quelque chose de plus désagréable que de voir un être à qui l’on voudrait plaire vous négliger pour un tiers que l’on soupçonne d’hypocrisie. On voudrait crier la vérité, confondre ce tiers, mais on ne le peut puisque justement, ils s’entendent si bien.

— Monsieur Jean, vous connaissez l’hôtel Beauséjour ? me demanda soudain M. Thorpe.

Je compris tout de suite que cette question était destinée en réalité à M. Monot. En effet, après que j’eus répondu affirmativement, le vieil Anglais se tourna vers les invités.

— Et vous monsieur Monot, vous connaissez l’hôtel Beauséjour ?

— Mais certainement ; Oltramare, le directeur, est un de mes amis.

— Je vous demandais cela pour savoir si mes compatriotes y descendent toujours aussi nombreux.

— Non. C’est surtout moi qui ai la clientèle britannique, je parle de la clientèle aisée, vous le savez bien.

— Je le savais. L’hôtel du Lac est connu à Londres. Combien de mes amis m’ont parlé de votre hôtel, alors que je n’étais encore venu à Genève. Mais je suis sûr que vous aimeriez mieux recevoir les Français ou les Allemands. Ils sont tellement difficiles, mes compatriotes.

— Non, je ne suis pas de votre avis, fit M. Monot. Il faut savoir les prendre… tout simplement.

À ce moment, Mme Monot dit gentiment : « Je suis pour M. Thorpe, contre mon mari, naturellement. »

Elle avait prononcé ces mots de manière à faire croire qu’elle flirtait avec le vieil Anglais. C’était pour elle le comble de la cordialité que de jouer avec les amis de son mari à paraître s’aimer, à lui dire : « Nous ne te l’avons pas dit, mais, à présent que tu as deviné, nous aimons mieux que tu saches la vérité. Oui, nous sommes l’un à l’autre ! »

Avez-vous assisté au spectacle d’un homme délicat débordé par son entourage, tous riant d’une plaisanterie que seul l’intéressé n’a pas comprise ? Celui-ci, gêné, inquiet, cherche désespérément qui le défendra. Son attitude ne fait qu’accroître les rires. Il rougit et on lui dit : « Mais ne rougissez donc pas. » M. Thorpe ressembla alors à cet homme. Que Mme Monot eût pu, ne serait-ce même que plaisanter sur un tel sujet, l’avait bouleversé. Il balbutia quelques mots en tâchant de sourire, tenta de se justifier. Désemparé, il ne savait comment s’expliquer. Dans sa nervosité, la langue française lui manquait et des mots anglais venaient sur ses lèvres. Mme Monot les répétait en ajoutant : « Nous ne comprenons pas… nous ne comprenons pas… » Enfin, M. Monot éclata d’un gros rire. Interrompant sa femme, il ramena tout à coup la conversation sur un sujet sérieux. M. Thorpe alors, malgré le désir qu’il avait de se justifier, se tut et écouta attentivement son invité. Il était tellement poli, sensible et délicat que la moindre chose qu’on lui disait lui semblait avoir cent fois plus d’importance que tout ce qu’il pouvait avoir à exprimer. Ce fut à ce moment qu’Édith, que j’avais cru couchée, pénétra dans la pièce. On ne lisait rien sur son visage car, sortant vraisemblablement de l’obscurité, elle clignait des yeux. Cette apparition me plongea dans la joie. « M. Thorpe a une fille délicieuse », fit Mme Monot. Quant à son mari qui n’avait pas cessé de parler à M. Thorpe, il s’interrompit soudain pour sourire à la nouvelle venue. « Mais écoutez-moi donc, cher ami », continua-t-il pour reprendre l’attention du vieil Anglais. Édith restait debout. Elle avait un peu cette attitude des gens qui se sont pressés pour aller à un spectacle et qui, finalement, arrivent en avance. Bien qu’ils se soient hâtés, ils sont légèrement déçus d’être à l’heure. Au cours des minutes qui précèdent le lever du rideau, ils voient d’autres gens arriver après eux, mais calmement. Ils croyaient être plongés dans le mouvement et ils sont là, immobiles à côté d’autres spectateurs également immobiles, dans une salle éclairée. Comme eux, Édith avait dû longuement préparer son entrée. Maintenant, elle était là. Elle n’avait plus rien devant elle. Je fixai mes yeux sur son visage. Par l’intensité du regard, je m’efforçai de lui faire comprendre combien j’eusse été heureux qu’elle vînt s’asseoir près de moi. Mais son air demeurait ennuyé. Pas une fois, après qu’elle m’eut salué, elle ne se tourna vers moi. Son attention se portait uniquement sur les hôteliers. Mme Monot, en particulier, semblait l’intéresser. Je remarquai qu’elle l’observait avec curiosité et surtout avec une pénétration que je ne lui eusse pas soupçonnée. Elle ne fuyait même pas mon regard. Elle l’ignorait. Elle n’attachait absolument pas la moindre importance à ma personne. Je n’existais pas pour elle. Seule, Mme Monot l’intriguait, au point qu’elle ne pensait même pas à s’en cacher, si bien que la femme de l’hôtelier le sentit et, se tournant vers elle, lui dit en souriant : « Vous m’avez certainement vue quelque part, n’est-ce pas, Mademoiselle ? » J’assistai alors à un manège vraiment étrange. Au lieu de répondre, Édith tourna les yeux dans la direction de M. Monot. Ce dernier qui, en reconnaissant la voix de sa femme, avait levé la tête, rencontra le regard de la jeune fille. J’eus alors, durant une seconde, nettement l’impression que dans ce croisement de leurs regards ils s’étaient dit plus de choses que s’ils avaient parlé. Je ne voulus pourtant pas le croire tellement cela me paraissait impossible.

— Ah ! oui, continua Mme Monot, je sais, je crois me souvenir. N’êtes-vous pas descendue, il y à trois ans, avec Monsieur votre père, à l’hôtel du Lac ?

— Je ne sais pas, Madame, répondit la jeune fille avec froideur.

À ce moment, je la surpris de nouveau à échanger un regard d’intelligence avec M. Monot. « Elle perd son temps, pensais-je, si elle croit me rendre jaloux. » Soudain, elle me vit et haussa les épaules. À cet instant, comme M. Monot la regardait, elle tourna les yeux, sans bouger même légèrement le visage vers la femme de l’hôtelier. En réponse, ce dernier avança les lèvres pour montrer l’indifférence qu’il témoignait à sa femme. S’apercevant que j’avais assisté à ce manège, Édith me jeta un regard méchant et, une nouvelle fois, haussa les épaules. Je comprenais de moins en moins. D’abord, comment se faisait-il que M. Thorpe avait de tels amis, que sa fille, une jeune fille sauvage et timide, échangeât des signes avec M. Monot, et cela en présence de la femme de ce dernier ? Un instant, il m’apparut que les Thorpe étaient ruinés, que les hôteliers leur prêtaient de l’argent en échange de quoi Édith et son père leur accordaient leur sympathie, à contrecœur, supposai-je quand même. Mais ce qui mit le comble à mon étonnement, ce fut quand M. Monot, se levant brusquement, se dirigea vers la porte en marmottant : « Excusez-moi, cher ami, j’ai oublié mes cigarettes dans mon pardessus », et que M. Thorpe dit à sa fille : « Voulez-vous bien accompagner M. Monot et lui faire de la lumière ? » Mais avant que son père achevât, elle avait déjà rejoint M. Monot. Il ne me venait naturellement pas à l’idée que deux êtres aussi dissemblables pussent avoir d’autres relations que celles qui apparaissaient, et si une fureur sourde monta en moi, ce fut parce qu’il m’était pénible que l’on eût tant d’attentions et de prévenances pour un homme qui m’inspirait une si profonde antipathie.

Madame Monot, en l’absence de son mari, crut devoir parler de lui. « Il faut que je vous dise, Monsieur Thorpe, que Pierre aime beaucoup l’Angleterre. Souvent il me dit qu’il désirerait se fixer à Londres. Il est d’ailleurs en relation avec un certain Hulls. Vous le connaissez peut-être ? Mon mari vient justement de lui écrire pour lui demander de lui signaler, dès qu’elle se présenterait, une reprise de fonds avantageuse. Nous attendons la réponse d’un moment à l’autre. » Je sentis que M. Thorpe était gêné. D’apprendre ainsi des détails sur la vie privée de ses amis le plaçait dans une situation fausse pour l’avenir. Simulerait-il l’ignorance ou paraîtrait-il au courant si M. Monot, un jour, lui parlait justement de son projet de s’établir à Londres ? M. Thorpe ne pouvait supporter de telles situations. Aussi, tout en hochant la tête en signe d’approbation, devinais-je qu’il s’appliquait à ne pas entendre. Quant à moi, en même temps que j’écoutais cette conversation, je guettais avec impatience le retour d’Édith et de Monot. La femme de ce dernier parlait sans interruption. Il était évident qu’elle projetait de dire à son mari une fois rentrée chez elle : « Tu sais, nous avons eu une grande conversation, M. Thorpe et moi, lorsque tu t’es absenté. »

Finalement Édith et l’hôtelier reparurent mais, malgré la longueur de leur absence, avec le plus de naturel et sans paraître même songer à donner une explication. Mme Monot ne tourna pas la tête pour regarder son mari. Je sentais que lorsqu’ils seraient seuls, elle ne lui demanderait pas ce qu’il avait fait pendant cette absence, mais ce qu’il avait vu. Quant à M. Thorpe, il me donna l’impression d’être soulagé, non de revoir sa fille, mais de ne plus avoir à entendre le récit des ambitions de M. Monot. À un moment, pourtant, il observa Édith. Il y eut alors tant de tristesse dans son regard que j’en fus ému. C’était le regard d’un père qui a rêvé de rendre sa fille heureuse, qui, chaque jour, pendant des années, a veillé sur elle, a combattu la nature et les événements pour que cette enfant approche l’idéal qu’il a imaginé et qui, brusquement, à cause d’un amour imprévisible, d’un revers, d’une bêtise, voit tout s’écrouler et n’a plus en face de lui, qu’un être vivant et indépendant.

Cette soirée, ces allées et venues, ces conversations me paraissaient de plus en plus étranges, et de mes yeux grands ouverts je cherchais à comprendre. Mais il n’y avait en réalité pas de mystère. Tout eût été limpide si j’avais connu le caractère de ces gens. Et mes efforts demeuraient vains. M. Thorpe me souriait de temps en temps sans être le moins du monde surpris que les Monot fissent si peu de cas de moi, que sa fille m’évitât avec un tel soin, que je demeurasse des dizaines de minutes sans desserrer les lèvres. Pas une fois, il ne me dit ces phrases que j’ai si souvent entendues : « Qu’est-ce que vous avez ? Vous ne parlez pas… Vous êtes silencieux. J’espère que vous ne vous ennuyez pas. »

Comme il se faisait tard, je me levai, imité presque aussitôt par les Monot. Mais M. Thorpe ne voulut pas nous laisser partir. « Comment ! dit-il, il est à peine onze heures et vous voulez déjà partir. Vous n’allez tout de même pas me laisser seul dans ma noire maison ? » Il mit tellement d’insistance que nous nous rassîmes. La conversation traîna encore une demi-heure. On avait l’impression que personne ne savait quoi dire. Finalement, M. Monot se tourna vers moi, et ce fut la seule parole qu’il m’adressa, mais sur un ton tellement amical qu’on eût dit que nous avions parlé ensemble toute la soirée : « Ne croyez-vous pas, Monsieur, qu’il faille nous en aller ? » D’un seul coup, mon antipathie pour cet homme tomba. Je répondis avec le plus d’amabilité que je pus mais, déjà, il ne se souciait plus de moi. Cette attitude me vexa si profondément que, aussi rapidement, ma haine reparut. « Cette fois, je pars », pensai-je furieux. M. Thorpe essaya bien de me retenir, puis je vis Édith dont le visage, parce que je m’étais levé et que j’étais prêt à m’en aller, était joyeux. « Avant que je revienne… » murmurai-je. Mais je ne savais pas ce qui pouvait arriver avant que je revinsse et je me tus avec mauvaise humeur. « Édith, soyez assez gentille de montrer le chemin », fit M. Thorpe. Je pris congé. Les Monot s’attardaient, eux qui les premiers avaient trouvé qu’il était tard, de façon à n’avoir pas à sortir avec moi. Arrivé dans le hall de l’entrée, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil sur le portemanteau où pendait le pardessus de M. Monot. Bien que je sentisse l’antipathie qu’Édith avait pour moi, j’éprouvais, à partir, un certain regret maintenant que j’étais seul avec elle. J’espérais malgré tout, des choses impossibles. Peut-être allait-elle tout à coup changer. Mais avant que j’eusse eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait, elle ouvrit la porte et me dit : « Bonsoir Monsieur. Vous n’avez qu’à suivre l’allée droit devant vous. Bonsoir. »

Les semaines passèrent. Quoique je ne voulusse point me l’avouer, j’avais été légèrement mortifié. Qu’une jeune fille eût pu à ce point m’ignorer me dépassait ; qu’elle eût été capable d’aimer un homme comme Monot me la rendait semblable à un monstre. Quelques jours seulement me suffirent à oublier presque complètement les Thorpe, les Monot, la villa de Grange-Canal, d’autant plus que j’eus, en même temps, différentes histoires désagréables à la pension dont l’une, notamment, vaut d’être rapportée. J’ai dit, au commencement de ce récit, que la plupart des pensionnaires de Mme Le Verrier étaient des étudiants étrangers. Je m’étais lié avec l’un d’eux, un Persan nommé Armaïs Vartanian. C’était un garçon d’une générosité extraordinaire. Il recevait d’ailleurs de ses parents des mensualités quatre ou cinq fois supérieures aux miennes. On le rencontrait avec des camarades beaucoup plus âgés que lui. Presque chaque après-midi, il prenait le thé chez « Old India », jouait aux échecs assis à une table du « Café de la Couronne », traversait la ville sur une motocyclette Indian, rouge et bruyante. Bien qu’il fût de mon âge, il avait des privilèges que l’on me refusait : il jouait au Kursaal, faisait partie de clubs, recevait des lettres d’amis, des coups de téléphone. On eût dit un homme. En parlant d’un professeur qui lui avait fait une réprimande, il disait : « Cela ne se passera pas comme cela. » On avait l’impression qu’il était sur le même pied que ses maîtres, que tout le monde. Peu après la fameuse soirée que j’avais passée chez les Thorpe, il vint à moi et me dit à brûle-pourpoint, car il avait la coquetterie de vouloir paraître ne point distinguer une démarche désagréable d’une autre : « Tu sais, mon vieux, je ne sais pas ce qui se passe, mais je n’ai pas encore reçu “mon argent”. Tu ne peux pas me prêter deux cents francs pour quarante-huit heures ? Tu connais “La Verrière” (certains pensionnaires appelaient ainsi la directrice, non par méchanceté, mais par abréviation. Il était en effet plus simple de l’appeler “La Verrière” que Mademoiselle Le Verrier). Elle va encore être fâchée. » C’était parce qu’Armaïs s’était trouvé là lorsque le facteur m’avait remis, le matin même, la lettre chargée de mes parents qu’il s’adressait à moi, et non point parce qu’il m’avait invité tant de fois. Il ne me vint d’ailleurs même pas à l’idée de lui refuser ce service. Quelques jours se passèrent. Mon tour vint de m’acquitter de ma pension. Mais Armaïs Vartanian n’avait toujours rien reçu. Je ne pouvais attendre davantage. Sur mon insistance, il emprunta de nouveau la même somme à un certain Paul Fugatza. Ce jeune homme avait toujours eu pour moi une profonde antipathie. Alors que je me vêtais avec recherche, qu’il était visible que le luxe m’attirait, il passait ses journées et ses nuits à étudier. Je sentais qu’il me méprisait, qu’il y avait déjà entre nous, jeunes gens de seize ans, la même différence qu’il peut y avoir entre des hommes mûrs. Au bout de quelques jours, il réclama à Armaïs la somme qu’il lui avait prêtée. Ce dernier ne put la lui rendre. Paul Fugatza se fâcha, en parla à ses amis et finit par apprendre qu’Armaïs lui avait emprunté de l’argent sur mon conseil afin de pouvoir me le rendre. Cela le fit entrer dans une violente colère. Il vint me trouver dans ma chambre.

— Si vous croyez, dit-il, que je prête de l’argent à un ami pour qu’il vous le donne, vous vous trompez.

— Mais Armaïs me le devait.

— Cela m’est égal. S’il vous le devait, il n’avait qu’à continuer à vous le devoir. Je n’ai pas à entrer dans vos affaires. Ah ! c’est trop simple. Vous obligez Armaïs à venir me demander de l’argent pour qu’il vous le remette après… cela non. C’est vous qui allez me le rendre, vous comprenez.

— Mais je ne vous dois rien.

— Enfin, c’est vous qui avez bénéficié de ce prêt. C’est à vous de me rembourser.

Je n’avais plus d’espoir qu’en Armaïs, mais sur ces entrefaites il reçut un télégramme de sa famille qui, sans lui envoyer la moindre somme d’argent, l’engageait à rentrer en Perse sur-le-champ. Armaïs se rendit au Consulat où, sans doute, on lui délivra un billet, puis, sans faire le moindre adieu, il disparut. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé. Quant à Paul Fugatza, depuis cette aventure, il me voua une telle haine que je me sentais envahi par la peur quand je le rencontrais. À cette histoire s’en ajoutèrent d’autres par la suite, si bien que lorsqu’un matin, je reçus une lettre de mon père me disant de le rejoindre, je me sentis profondément soulagé.

Mes parents habitaient à Menton une petite maison appelée Villa Soleil, située en bordure de la route de Gorbio. Bien qu’ils s’y fussent retirés pour toujours, ils y vivaient la vie des hivernants. On remarque souvent dans les villes d’eau, des familles, des couples, des célibataires dont le désir est d’être considérés par les indigènes comme des leurs. Ils se sont liés avec certains commerçants, ils connaissent le maire, ils savent ce que la construction du casino a coûté, quels sont les appointements des croupiers, ce que la municipalité compte entreprendre, et, pourtant, ils fréquentent les étrangers, jouent à la boule, prennent le thé dans les grands hôtels. Mes parents menaient cette existence. Ils étaient à la fois amis de M. Sarlati, directeur de l’hôtel du Cap-Martin, et du prince russe Alexandre Bitzkoï.

Il y avait une quinzaine de jours que j’étais arrivé à Menton, lorsqu’un après-midi mon père voulut faire une excursion avec moi. Il s’agissait de monter jusqu’à Saint-Agnès où nous devions prendre le thé, puis de redescendre au coucher du soleil. Nous louâmes deux ânes. Mon père n’aimait pas gravir une montagne, mais il prenait autant de plaisir qu’un enfant à descendre. Au retour, alors que le soleil, au loin, se posait lentement sur la mer, il arriva, je ne sais comment, qu’il prononça le nom de M. Thorpe. Je me souvins alors de la soirée que j’avais passée chez ce vieil Anglais et je ne pus m’empêcher d’en faire le récit. Mon père m’écouta sans porter grande attention à mes paroles. À certains moments, il s’arrêtait pour contempler la vue superbe qui s’étendait à nos pieds et pour respirer, à pleine poitrine, l’air tout saturé de parfums de fleurs et d’arbres. Soudain, alors que nous venions de repartir après une de ces courtes haltes, il dit : « Ce M. Thorpe est un malheureux. » Il y eut un silence durant lequel nous fîmes une centaine de pas. Puis il continua : « Ce sont des hommes qui devraient vivre dans le ciel. Ils ne savent même pas reconnaître un honnête homme d’un bandit. Au moment d’exécuter un condamné, on leur dirait simplement à l’oreille : “C’est un innocent”, qu’ils crieraient comme des fous à l’injustice. On leur montrerait un passant, en leur disant : “C’est un voleur”, qu’ils courraient prévenir la police. Ces êtres sont faits pour perdre tout ce qu’ils possèdent, leur fortune, leurs enfants, leurs amis. Ils finissent solitaires, malades, aigris, et pourtant, il est une chose que la vie n’a pas tuée en eux : la candeur. Ce sont des malheureux. »

À ce moment, le soleil disparut à l’horizon, et comme mille bruits viennent aux oreilles lorsqu’un vacarme cesse, nous perçûmes, venant des arbres sombres, une multitude de cris d’oiseaux. Mon père marchait en avant. Tout à coup, il se mit à chanter. J’écoutais, et j’entendis cette parole : « Sur les flancs du Moléson. » C’était une chanson de montagnards suisses. N’était-il pas à présent un montagnard redescendant vers une ville où commencent à naître les lumières ?

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