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L’enfant surpris – Emmanuel Bove

L’enfant surpris – Emmanuel Bove

C’était à Genève, en 1915, Alexis Bonnetain avait seize ans. Il regrettait que la guerre, dont on parlait depuis plusieurs années, eût éclaté si tôt, se trouvant trop jeune pour jouer le rôle auquel, pensait-il, il aurait été appelé, s’il avait eu quatre ou cinq ans de plus.

Dans ces années terribles, il y avait eu en lui un mélange d’héroïsme, d’inconscience et de bonté. Trop de pensées bouillonnèrent alors dans son cerveau pour qu’il pût y mettre de l’ordre et, débordé, il était prêt à tant d’écarts, qu’à présent il s’étonnait de vivre honnêtement.

Ses parents, peu sévères, mais s’appliquant à le paraître, attachaient une grande importance à l’exactitude, quant à l’heure des repas et du coucher. Malheureusement, cette manie mise à part, ils se faisaient un point d’honneur de respecter l’indépendance de leur fils. Lorsqu’au seuil du Gymnase, Alexis avait dû choisir entre quatre sections, ils n’intervinrent point. Et ce fut vers la « Réale » que leur enfant pencha, simplement pour ne pas être séparé d’un camarade en compagnie duquel il suivait les jeunes filles de l’école secondaire.

Alexis était toujours le vingt-neuvième de sa classe. Il portait, sur lui, la clé d’un petit secrétaire dans lequel il enfermait des journaux grivois, des poésies, où il était question de coffrets qui, ouverts, exhalent des odeurs du passé, et un livre dont il avait oublié le nom de l’auteur, mais dont il se rappelait le titre : La Peau.

Un an après la déclaration de la guerre, un soir de juin, couché sans la moindre envie de dormir il écoutait les bruits de la rue qui pénétraient dans sa chambre par la fenêtre ouverte. Aux lumières qui couraient sur le plafond, il essayait de deviner dans quel sens allaient les voitures. Après le dîner, son père avait dit qu’il partait pour Évian. Il s’y rendait presque chaque soir, emportant dans une poche une cassette capitonnée, pour que les louis, qu’il craignait de reperdre, ne fissent aucun bruit en tombant. Son frère, de dix ans plus jeune que lui, dormait au milieu de ses jouets. Et, réfugiée dans une pièce lointaine, sa mère lisait.

Ce fut alors qu’il revêtit, sans bruit, un smoking qu’il avait emprunté à un jeune homme plus mince que lui, pour que le veston le moulât davantage, qu’il choisit comme pochette son mouchoir le plus transparent et qu’il sortit sur la pointe des pieds.

De refermer derrière lui la porte d’entrée de sa maison lui causa une impression étrange. À la seconde qui suivit, il lui sembla qu’il était depuis des heures dans la rue, que sa fugue était aussi grave alors qu’il n’avait encore rien fait qu’au matin.

Des gens qui avaient le droit de sortir la nuit passèrent tranquillement devant lui. À la porte d’une mercerie encore ouverte, il vit un enfant de quatre ans qui jouait sur le trottoir.

Le dancing de la rue du Rhône était pavoisé aux couleurs alliées. On dansait, il passa inaperçu, et cela en ôtant tout caractère exceptionnel à sa présence l’emplit de fierté. Le pianiste de l’orchestre tournait le dos à tout le monde. Sonia, qu’Alexis avait raccompagnée plusieurs fois jusqu’à son hôtel, buvait à peine, comme si le champagne eût un dépôt.

Il est difficile d’imaginer le prestige qu’eurent sur Alexis les héros de roman ou de théâtre qui mènent une existence double. Étudier le jour, ne rencontrer que des visages sévères, manger à la table familiale, alors que les nuits on les passe dans des tripots ou des dancings, à l’insu de tous, vivre ainsi en deux mondes opposés et être aussi à l’aise dans l’un que dans l’autre, était pour Alexis un des côtés des hommes destinés aux grandes choses.

À la vue du jeune homme, Sonia qui était toute seule le rejoignit. Elle l’embrassa. Ils s’installèrent côte à côte. De temps en temps, Alexis serrait la danseuse contre lui. Il ne pensait à rien. Il oubliait tout : la guerre, ses parents, le collège. Aucun bonheur au monde ne lui semblait plus grand que celui de figurer ainsi dans un dancing, en compagnie d’une danseuse.

Ce fut à ce moment qu’il se passa un événement extraordinaire. Ces effets de l’émotion que, depuis, il ressentit si souvent, il les éprouva pour la première fois de sa vie. Un creux à l’estomac lui coupa la respiration. Ses mains devinrent moites. Dépouillée soudain de lumière, de fleurs, de musique, la salle ne contenait plus que des tables et des gens quelconques. L’orchestre s’était tu. Le père d’Alexis venait d’entrer au dancing. À la vue de son fils il s’arrêta. Aucune stupeur, aucune douleur ne se peignit sur son visage. Il s’était arrêté. Il regarda avec tristesse son enfant. Il resta ainsi immobile, quelques secondes. Puis, devinant à quel point sa présence bouleversait son fils, il se retira lentement. À l’entrée, il se retourna seulement. Il attendit un long moment que son fils levât les yeux. Mais Alexis, la tête baissée, n’osait même pas remuer une main. Sonia, qui n’avait rien remarqué, le prit à cet instant par le cou et l’embrassa. Alexis n’eut pas même la force de la repousser.

À quatre heures du matin, comme on n’était pas tout à fait en France, l’orchestre joua La Marseillaise, ni le premier, ni le dernier des hymnes nationaux. Sonia quitta Alexis sans prétexte, en disant simplement : « À une autre fois. » Il ne restait plus dans la salle que les gens qui y étaient arrivés les premiers.

Alexis sortit. Son père l’attendait dans la rue. Tout de suite il le prit doucement par le bras et longtemps ne lui adressa pas la parole. Puis, quand il sentit que l’émotion de son fils s’était un peu calmée, il lui dit comme si rien ne s’était passé : « Pourquoi ne m’as-tu pas demandé la permission d’aller là ? Je t’aime trop pour te refuser quoi que ce soit. Je t’aurais accompagné. Et nous serions rentrés plus tôt. Tu tomberas malade. À ton âge, il faut dormir. Quand tu auras vingt ans, je te laisserai sortir seul. »

Le père d’Alexis se fit le complice de son fils pour que sa mère ne l’entendît pas rentrer. Il le conduisit dans sa chambre.

— Déshabille-toi… Demain tu n’iras pas au collège. On ne te réveillera pas. Je dirai que tu as été malade.

Quand Alexis fut au lit, il s’assit près de lui, le veilla, prit une de ses mains, le regarda longuement.

— Que tes doigts sont maigres ! Voudrais-tu passer quelques mois à la montagne ? Tu feras du sport… Tu aimes les sports, n’est-ce pas ? Tu ne travailleras plus… Tu te reposeras.

Alexis n’en pouvait plus. Il eut une quinte de toux. Chaque fois qu’il se couchait, la chaleur du lit faisait qu’il toussait. Ses yeux se fermèrent. Tout d’un coup il s’endormit.

Quand il s’éveilla, une heure après, il eut la sensation d’avoir dormi longtemps. Pourtant, un sentiment désagréable de sécheresse le saisit en remuant ses doigts, en passant sa langue sur ses lèvres. Il avait le sang au visage. Ses yeux étaient clairs. L’aube éclairait à peine sa chambre. La porte était fermée, les rideaux soigneusement tirés. Son père n’était plus là.

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