La grande retraite – Léon Degrelle
Mourir vingt ans plus tôt ou vingt ans plus tard importe peu.
Ce qui importe, c’est de bien mourir.
Alors seulement commence la vie.
Simple soldat, je peux mourir demain. L’humilité de mon sort dans la vie du front me prépare mieux à un tel dénouement. N’ayant pas vécu en saint, je voudrais mourir avec une âme à peu près convenable.
Peut-être les semaines me sont-elles comptées ? Aussi faut-il multiplier les occasions de se purifier.
J’avais jadis rêvé d’une longue maladie pour me préparer à la mort. Mais c’eut été dans une atmosphère de consomption.
Ici, c’est dans la puissance, dans l’épanouissement de la volonté que cette préparation est offerte.
Je me rends compte de ma chance.
Mais peut-être reviendrai-je vivant, plus vivant que jamais ?
De toute façon, cette grande retraite, que la vie ou la mort clôturera, aura été une bénédiction.
J’en jouis librement, pleinement, comme d’un soleil nourricier et magnifique.
Pourquoi tremblerais-je sous ses feux ?…
Le soldat apprend à être grand parmi les choses les plus terre-à-terre ou les plus pénibles.
L’héroïsme c’est de tenir, de lutter, d’être toujours alerte, joyeux et fort, dans la misère sans nom et sans histoire du front, dans la boue, les excréments, les cadavres, les brouillards d’eau et de neige, les champs interminables et sans couleurs, l’absence totale de joie extérieure.
Nous nous éloignons un peu plus chaque jour des mondes de jadis.
Ne sommes-nous pas déjà demi-morts qui avançons, en serrant les dents, à travers les brumes ?
Il faut toujours regarder ceux qui ont moins que soi et se réjouir de ce qu’on a, sans se remplir l’esprit de chimères vacillantes.
La vie est toujours belle quand on la regarde avec des yeux paisibles, lumière d’une âme en paix.
Soldats, nous n’avons rien et nous sommes heureux.
Il faut d’abord se dépouiller de tout le fatras des esclavages pour enfin trouver la joie qui ne fleurit que dans les âmes nues.
La guerre, ce n’est pas seulement le combat. C’est surtout une longue suite, parfois harassante, parfois lassante, de renoncements silencieux, de sacrifices quotidiens, sans relief.
Partout la vertu se forge de la même manière.
Les privations, l’attente humble, ingrate, face à la mort, le service où, loin de tout éclat, on joue sa vie dans des champs et dans des bosquets inconnus, la stagnation en dehors de toute joie humaine, telle est la vraie guerre, celle que font des millions d’hommes qui ne connaîtront jamais la gloire tapageuse et qui – s’ils ne meurent pas – rentreront chez eux le visage fermé, les lèvres closes, car on ne comprendrait pas tout ce qu’il y eut de déchirements et de renoncements dans leur héroïsme
obscur.
La foule n’est frappée par l’héroïsme que lorsqu’il est brillant et bruyant. Ce qui impressionne le public, c’est l’éclat, et non la pénible et lente ascension des âmes qui accèdent dans le silence et dans l’ombre à la grandeur.
Mais est-on jamais compris ? Entend-on, voit-on autre chose en nous que le superficiel ?
Le fond des cœurs est un tel abîme de désirs, de reniements, de chagrins qu’on préfère ne pas l’aborder. Il est plus simple, plus agréable de s’en tenir au décor des choses et, sans trop penser, de jouir des mots et des attitudes qui tissent le paravent du drame humain.
Nous sommes, nous soldats, derrière le paravent. Quelles âmes imagineront nos cheminements, auront la force de nous rejoindre spirituellement ?
Le zèle, l’intelligence même, ne peuvent suffire à tout.
Il y a une culture, un équilibre de l’esprit, une sagesse ensoleillée de la pensée, qui ne peuvent être le résultat que d’une longue discipline des facultés supérieures, mises avec application et avec méthode au contact des œuvres les plus dépouillées de l’intelligence humaine.
L’étude désintéressée des civilisations anciennes, mères des idées et des systèmes, l’étude de la Philosophie, l’étude des Mathématiques, trame secrète de tous les Arts, l’étude comparée des leçons de l’Histoire, peuvent seules donner l’harmonie plénière des facultés, sans laquelle les plus éblouissantes réussites ont toujours un caractère de miracle et de fragilité.
La maturité intellectuelle n’a rien d’inconciliable avec le génie. Elle le rend exact et humain. Et elle le canalise. Sa force n’en sort point diminuée, mais plus utile. Richelieu n’eut pas donné à la France la moitié des bienfaits de son génie s’il eut été un autodidacte.
La faiblesse de notre siècle, c’est qu’il est le siècle des autodidactes. Leur oeuvre a un caractère désordonné, inhumain, instable. Le vrai génie est équilibré, du moins le génie bienfaisant, qui apporte du bonheur, du progrès et de l’ordre.
Le génie instinctif émerveille, éblouit, mais généralement coûte cher. La nuit paraît plus sombre encore après avoir absorbé le feu d’artifice.
Le banal et le vulgaire sont voisins du grandiose et de l’éternel.
Tantôt j’ai regardé tuer un cochon. Il tenait à la vie, le pauvre. Presque exsangue, il hoquetait et gémissait encore. Bêtes et hommes, devant la mort, nous sommes les mêmes. Il faut rudement se surveiller pour se composer un courage qui nous libère des appels de la bête aux abois aux heures où se joue notre honneur d’hommes.
Soldats, nous risquons notre peau sans cesse, c’est-à-dire notre joie toute simple d’exister.
La mort est en face. La mort est partout. Et c’est sans doute pour cela que nous comprenons mieux que d’autres la grandeur de la vie.
Si l’âme ne s’élevait pas, droite comme le canon des fusils, droite comme la croix des tombes, nous sombrerions vite dans la décomposition morale.
Tout est limité à un bois, à des champs, à des marais, à des arbres dépouillés, près desquels on est à l’affût, le jour, la nuit, soufflant dans ses doigts, frottant ses oreilles, battant du pied le sol devenu sec comme du granit, après avoir été une mer de boue dans laquelle on s’enlisait.
Le soir, dès quatre heures, c’est l’ombre dans laquelle, seul, l’esprit veille. Il faut serrer les liens qui retiennent le cœur pour ne pas se laisser aller aux larmes devant un tel gouffre. L’âme se trouve devant un abandon total.
Et pourtant, elle est fière et elle chante, car, dépouillée comme aux jours de l’innocence, elle a conscience de la gravité de la mission offerte à ceux qui rachèteront, dans des abîmes de solitude intérieure, les lâchetés et les saletés d’un temps où les âmes tournaient à vide.
Ici, les ailes se remettent à battre, secouent la boue séchée qui les salissaient. Elles retrouvent la joie l’originelle de l’air pur, de l’espace ouvert, des lignes lointaines.
Si nous avons, ici, utilement souffert, nous aurons remporté notre vraie victoire.
Mais saurons-nous souffrir purement jusqu’au bout ?
Ne nous sentirons-nous pas ridicules, avec nos ailes de soleil, au retour ?
Aurons-nous le courage de ne pas être honteux en entendant alors les ricanements innombrables des âmes salies et qui, insolemment, se croient triomphantes ?