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L’homme qui parlait à l’oreille du vent – Sandrine Tolotti

L’homme qui parlait à l’oreille du vent – Sandrine Tolotti

Ceux et celles qui sont allés là décrivent un jardin luxuriant avec ses herbes hautes, ses roseaux, ses orangers du Mexique, ses érables du Japon, dans lequel coule un ruisseau. Il est perché sur une colline, en surplomb du petit port japonais d’Otsuchi. En contrebas, le Pacifique à perte de vue. Ils et elles décrivent un endroit paisible malgré le passage de l’autoroute du Sanriku toute proche : on voit l’accotement depuis un petit banc de bois installé à proximité de la cabine, cette cabine pour laquelle ils et elles ont fait le déplacement jusqu’à ce bourg du Nord-Est du Japon, célèbre pour son littoral dentelé et la beauté de ses baies, qui a perdu 10 % de sa population (1 063 vies) lors du tsunami de mars 2011. La ville a été détruite à 90 %.

C’est une cabine téléphonique à l’ancienne, avec des vitres à carreaux et un petit toit en accent circonflexe comme on en voit au Japon. Itaru Sasaki, le propriétaire des lieux, paysagiste, l’a peinte en blanc quand il l’a récupérée en 2010 pour y installer un vieux téléphone à cadran en bakélite qui n’était raccordé à rien ; sinon l’âme de son cousin, son meilleur ami en fait, récemment décédé d’un cancer, avec lequel il voulait poursuivre la conversation. A la chaîne japonaise de télévision NHK, qui a réalisé un documentaire sur le sujet, le jardinier a expliqué : « Comme mes pensées ne pouvaient pas être transmises par une ligne normale, je voulais qu’elles soient portées par le vent. » Il a baptisé l’objet kaze no denwa, le téléphone du vent.

Trois mois plus tard, quand la vague a dévasté la ville et la vie, les habitants d’Otsuchi ont grimpé sur les hauteurs pour se mettre à l’abri et découvert la cabine. « J’ai commencé à voir des gens parler au téléphone, le soir », explique Itaru Sasaki. Et puis cela n’a plus cessé. Depuis, 30 000 personnes environ sont allées parler avec leurs morts du haut de ce jardin. Pour prendre des nouvelles, pour en donner, ou pour délivrer un dernier message fait des mots qu’on aurait voulu prononcer avant mais qu’on a tu ; parce qu’on n’a pas su, parce qu’on n’a pas pu.

Une femme : « Maman, est-ce que tu prends soin de toi ? Que fais-tu ? » 

Un vieil homme à son épouse : « Il fait froid, aujourd’hui, mais tu n’as pas froid là où tu es, je l’espère. Reviens bientôt. Tout le monde t’attend. Je vais construire une maison au même endroit pour nous. Mange. Sois vivante. Quelque part. N’importe où. Je suis si seul. »

Un père à son fils : « Cela fait déjà cinq ans depuis la catastrophe. Si cet appel te parvient, écoute-nous. Parfois, je ne sais pas pourquoi je vis. Laisse-moi t’entendre dire “papa”. »

Une fillette : « Papa, je suis tellement désolée d’avoir dit que tu sentais mauvais, la dernière fois que nous sommes allés au bain public. Tu te rappelles, tu m’avais promis de m’acheter un violon ? Mais je n’ai jamais eu le violon. A la place, j’ai commencé le tennis, je suis vraiment nulle, mais j’espère devenir meilleure, encourage-moi. Au revoir. »

Tous savent que le téléphone n’est pas branché, mais tous décrochent le combiné avant de parler, la plupart composent un numéro (les plus vieux d’entre nous se souviennent du chuintement plus ou moins rauque du cadran) et espèrent que, par quelque moyen mystérieux et merveilleux, le message parviendra au disparu. « Je savais que personne ne me répondrait, mais je sentais que ma femme était là », dit un père de quatre enfants qui a perdu son épouse.
Tous trouvent là une forme de réconfort singulier. Peut-être parce qu’il instaure pour communiquer avec les morts un espace plus profane, plus personnel et plus matériel qu’un sanctuaire, mais aussi un espace plus spirituel, plus poétique, plus extraordinaire que l’environnement quotidien – rien n’interdit après tout de parler à ses disparus dans son bain ou dans son jardin –, le kaze no denwa semble installé à la frontière du normal et de l’anormal, celle sans doute où il est plus facile pour beaucoup de nourrir « les illusions bénies qui nous font vivre » (Virginia Woolf).

Au point de tenir une véritable conversation avec le ou la défunt(e) ? La jeune auteure américaine Tessa Fontaine, qui a écrit un reportage dans la revue littéraire The Believer, pose la question à Itaru Sasaki. Il lui raconte alors la venue de ce vieux monsieur qui a perdu sa femme pendant le tsunami. Il avait longtemps hésité à décrocher, mais était devenu ensuite un vrai moulin à paroles. « Il parlait, parlait, et il faisait des signes de tête, comme s’il pouvait entendre la réponse. Il se taisait, opinait, riait, ou se moquait. Il ne parlait pas tout seul. Il tenait une conversation. » Après, le vieil homme avait confié qu’il discutait avec sa femme – elle le tannait à propos de tout ce qu’il fallait faire dans la maison – et déversé sous forme de larmes un océan de chagrin.

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