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Me sentir vraiment humain – Fernando Pessoa

Me sentir vraiment humain – Fernando Pessoa

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Il m’arrive bien souvent, jouet de la surface et du sortilège, de me sentir vraiment humain. Alors je fréquente mes semblables avec joie, j’existe en toute clarté. Je surnage. J’apprécie de recevoir mon salaire et de rentrer chez moi. Je sens le temps sans le voir, et tout phénomène organique est source de plaisir. Si je médite, c’est sans penser. Ces jours-là, je goûte infiniment les jardins publics.

Je ne sais ce qu’il y a de pauvre, de bizarre dans la substance intime de ces jardins citadins, qui fait que je ne peux bien la percevoir que lorsque je ne me perçois pas bien moi-même. Un jardin est un résumé de la civilisation

— une modification anonyme de la nature. Les plantes sont bien là, mais il y a des rues tout autour. Il pousse bien des arbres, mais on a mis des bancs à leur pied. Dans leur alignement tourné vers les quatre côtés de la ville —ici réduite à une petite place—, les bancs paraissent plus grands, et sont presque toujours occupés.

Je ne déteste nullement la régularité des fleurs disposées en massifs. Mais ce que je déteste, c’est l’usage public qui en est fait. Si ces massifs se trouvaient dans des parcs enclos de murs, si ces frondaisons abritaient de leurs branches des retraites féodales, si ces bancs restaient déserts, je trouverais quelque consolation dans l’inutile contemplation de ces jardins. Mais ici, en pleine ville — tirés au cordeau mais utilitaires— les jardins publics sont pour moi comme des cages, où les fantaisies colorées des arbres et des fleurs ont juste assez de place pour en manquer, n’ont d’endroit bien à elles que pour n’en pas sortir, et n’ont de beauté que dépourvue de toute vie en propre.

Mais il est des jours où ce paysage est celui-là même qui me convient, et j’y participe comme un figurant dans une tragi-comédie. Ces jours-là, certes je me leurre, mais, au moins d’une certaine façon, je me sens plus heureux. Dans un moment de distraction, je peux m’imaginer avoir réellement une maison, un foyer qui attende mon retour. Dans un moment d’oubli, je peux me retrouver absolument normal, promis à un sort bien précis, capable de brosser un autre costume et de lire un journal en son entier.

Mais l’illusion ne dure guère car, par elle-même, elle ne saurait durer, et puis, voici la nuit qui vient. Et la couleur des fleurs, l’ombre des arbres, l’alignement des rues et des massifs, tout se fane et rétrécit. Au-dessus de ce leurre et de ma condition d’homme s’ouvre soudain — comme si la lumière du jour était un rideau de théâtre s’écartant pour moi seul— le vaste décor des étoiles. Alors mes yeux oublient les rangs amorphes de l’orchestre, et j’attends la venue des premiers acteurs avec l’émotion d’un enfant au cirque.

Me voici libre, perdu.

Je sens. Je grelotte de fièvre. Je suis moi.

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