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Le jour où j’ai plu aux filles – Frédéric Beigbeder

Le jour où j’ai plu aux filles – Frédéric Beigbeder

Ce matin-là, le jour s’est levé. Je veux dire : il s’est vraiment levé car auparavant il était assis. Et je vous assure que ça fait une drôle d’impres- sion, un jour qui tient debout.

Ma vie était un enfer que je n’aurais pas souhaité à mon pire ennemi. Je n’avais pas dormi de- puis six mois, mon estomac prenait feu malgré des niagaras de Maalox, ma femme était partie avec une vedette du show-biz, je n’avais pas d’enfants ; bref, j’habitais Paris en 1994. Cependant, ce matin-là, au lieu de geindre, moi aussi j’avais juste envie d’être debout. Comme le jour. Sans rire, il y avait quelque chose dans l’air.

Je l’ai senti dès que je suis sorti de chez moi. Une fille m’a souri dans la rue, puis sa copine : au niveau « sourires de filles inconnues dans la rue », je venais de battre ma moyenne hebdomadaire en dix minutes. Je me suis dit qu’il fallait en profiter.

Il n’a pas été très difficile de rattraper les deux filles. Comme toujours dans ces cas-là, il y en avait une jolie et une moche — et ça faisait deux cafés à payer (trois en comptant le mien).

Je leur ai proposé :

« On s’assoit à une terrasse ?

— Pourquoi faire? m’ont-elles répondu en chœur. Si tu veux faire l’amour avec nous, on est d’accord. Pas besoin de payer deux cafés (trois en comptant le tien). »

La jolie m’a embrassé sur la bouche en y tournant sa langue. La moche a posé sa main sur mes couilles avec une certaine délicatesse. La jolie a glissé la sienne dans ma chemise pour caresser mon torse glabre. La moche m’a fait bander. La jolie a tiré mes cheveux. La moche a roulé une pelle à la jolie. La moche était plus jolie que la jolie.

Et tout ceci se passait en pleine rue, devant les passants indifférents. Puisque je vous dis que ce matin n’était pas tout à fait normal.

Nous sommes allés sur un banc public, et tandis que je léchais l’oreille de la jolie, la moche s’installait à califourchon sur moi. En l’absence de culotte, elle avait un intérieur confortable. Après quelques secousses, nous jouîmes tous à l’unisson.

Je suppose que nous avons crié très fort car quand j’ai rouvert les yeux, il y avait un attroupement autour de notre banc. Certains badauds avaient même jeté des pièces. Le temps de les ramasser et les deux filles avaient disparu.

J’ai fermé les boutons de mon 501 blanc. Jamais une chose pareille ne m’était arrivée. J’avais vu des suicides, des overdoses, des adultères. J’avais participé à des émissions de télévision. Il m’était parfois arrivé de m’habiller en femme. Mais jamais, au grand jamais, je n’avais encore joui dans des inconnues sans présentations ni préservatif. Mon existence poursuivait sa course infernale vers le bout du n’importe quoi.

J’ai continué de déambuler sur le boulevard. Les gens sifflotaient, riaient, certains se parlaient presque. La ville était pleine de gentillesse, comme si Dieu avait brusquement doublé le taux d’oxygène de l’atmosphère. Je suis entré dans un bistrot et Aurore m’a fait un signe. Aurore, c’est la fille du bar. Elle portait toujours des bodies moulants qui laissaient nues ses épaules. Elle faisait du 92 de tour de poitrine. Je l’aimais, quoi.

« Tu ne devineras jamais ce qui vient de m’arriver, lui ai-je lancé. Je viens de me taper deux gonzesses sur un banc. »

Elle m’a regardé droit dans les yeux.

« Écoute. Tu n’es pas terrible mais tu as du charme. Cela fait longtemps que tu me tournes autour. Si on allait régler ça aux ladies room ?

— Quoi ? Là ? Maintenant ? »

Aurore ne plaisantait pas et je ne vois pas pourquoi j’aurais hésité. Après tout, si quelqu’un avait décrété que je collectionnerais les orgasmes précisément ce jour-là, il n’y avait pas de quoi s’insurger. Je l’ai suivie dans l’escalier en colimaçon, où elle m’inonda de sa luminosité ambrée.

Aux toilettes, il y avait deux types qui pissaient. Quand ils nous ont vus entrer, voici ce qu’ils ont vu : la main d’Aurore dans ma braguette ouverte, mon zizi tout dur, son tee-shirt roulé au-dessus des seins, la vie étalée sur nos visages brûlants. Cela les a agacés. À tel point qu’ils sont venus nous rejoindre, les sexes sortis. Aurore les a accueillis dans ses mains, son sexe, sa bouche, ses fesses. Tout le monde en a pris pour son grade. L’éjaculation fut copieuse et elle en avala une bonne partie. Personnellement, j’abandonnai des millions de spermatozoïdes en elle, avec lâcheté.

Je comprenais de moins en moins ce qui se passait. La société moderne était-elle devenue un film porno grandeur nature ? Ou bien étais-je simplement devenu beau ?

En tout cas, je plaisais, c’était un fait — et c’était nouveau. Je n’ai pas tendance à généraliser de façon hâtive, mais là, force m’était de constater que ma jeunesse insouciante, ma chemise propre et mon mental responsable m’avaient transformé en rouleau compresseur sexuel. Trois filles en une matinée ! Quelle bonne action avais-je accomplie pour mériter pareille récompense ?

Plus tard — l’après-midi brillait de tous ses feux — je pris l’autobus. Je fis l’amour à José-phine, Murielle, Antoinette, Pascaline, Anne- Christine et Naomi entre les stations Bac-Saint-Germain et Trocadéro. Un teckel prénommé Marcel se frotta même contre le bas de mon pantalon.

Mon charme n’expliquait pas tout. Il devait y avoir autre chose. Ce n’est pas de l’humilité mais de la lucidité.

Tout d’un coup, mon regard s’est arrêté sur un kiosque à journaux. Ah, c’était donc ça. La une du Figaro annonçait : « SIDA : LE VACCIN EST DÉCOUVERT ! » Libération titrait : « SYNDROME IMMUNO-TRÈS-TRÈS-DÉFICIENT. » Malheureusement, l’autobus allait trop vite pour que je puisse lire le titre du journal Le Monde.

Je m’étais bien dit qu’il y avait un truc. On devrait toujours écouter la radio en se réveillant. J’étais très vexé mais quelle importance, puisque le monde était sauvé ?

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