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Lettre à Jean Cocteau – Marcel Proust

Lettre à Jean Cocteau – Marcel Proust

(Peu avant le 25 décembre 1910)

Mon ami,

Vos lignes silencieuses se sont adressées à moi avec une scintillation amie et lointaine d’étoile qui m’a rempli de tendresse et de rêve. Je vous remercie. Je ne vous ai plus fait signe quand je suis sorti pour ne pas vous ennuyer. Mais j’ai parfois pensé à vous et formé avec la vaine indiscrétion des amis et des philosophes des vœux inutiles ; par exemple que quelque événement vous isole et vous sèvre des plaisirs de l’esprit, laisse le temps en vous de renaître après un jeûne suffisant une faim véritable de ces beaux livres, de ces beaux tableaux, de ces beaux pays, que vous feuilletez aujourd’hui avec le manque d’appétit de quelqu’un qui a fait des visites de jour de l’an toute la journée où il n’a cessé de manger des marrons glacés. C’est selon mon pronostic – parfois clairvoyant pour autrui s’il est toujours impuissant pour moi-même – la pierre d’achoppement à craindre pour vos dons merveilleux et stérilisés. Mais la vie que je vous souhaiterais serait peu agréable pour vous, du moins tels qu’en ce moment se peuvent – du sein d’une tout autre – former vos désirs. Aussi fort heureusement mes vœux seront-ils inutiles et rien ne sera changé. Pour la continuation de votre plus grand agrément – et peut’être sans dommage pour votre bien. Car intellectuellement comme physiologiquement, le régime est moins puissant que le tempérament, et il y a des gens qui marchent dix heures par jour sans jamais maigrir et d’autres qui font cinq repas sans engraisser.

Si je t’aime
Si tu m’aimes
Si on s’aime Adieu

M.P.

Je vous envoie du gui pour Noël.

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