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Les perturbés dans les lilas – Alejandra Pizarnik

Les perturbés dans les lilas – Alejandra Pizarnik

(pièce de théâtre en un acte)

Personnages :

SIGISMONDE
CAROL
MACHO
FUTÉRINE

Une chambre avec des meubles pour enfants aux couleurs vives. Lumière comme une agonie, comme des cendres. Mais aussi, parfois, comme une fête dans un livre d’enfants. Sur le mur du fond, recouvert de miroirs, il y a deux fenêtres en forme de cœurs. À droite, à l’avant-scène, une porte rose. Sur le mur, près de la porte, un tableau retourné comme un homme qui urine dans un parc. À l’avant-scène, à gauche, deux petits cercueils-WC, tout près, l’un blanc à rayures vertes et l’autre rouge avec des petites fleurs de raphia. Au centre, recouverte d’une couverture couleur caneton tissée par les pygmées et qui représente comme des couples de jouets en train de pratiquer l’acte génétique, assise sur un fabuleux tricycle, se trouve Sigismonde. Immobile à côté d’elle, Carol la regarde mâcher du chewing-gum les yeux fermés. Soudain, Carol tire les rideaux. Il marche vacillant, la tête rejetée en arrière, comme déguisé en dame d’autrefois. Il tire le rideau de la fenêtre de droite, dont le dessin représente la Joconde avec sa figure d’enrhumée et souriant trop, de sorte que l’on découvre qu’elle n’a qu’une dent. Il tire le rideau de la fenêtre de gauche, sur laquelle sont imprimés une peinture de Mondrian et, au centre, le dessin de la ceinture de chasteté pour lèvres inventée par Goya. Il s’arrête de nouveau près de Sigismonde, lui enlève sa couverture, lui retire sa mante grise modèle Lord Byron ou George Sand, les plie et les range dans les cercueils-WC qui sont donc des armoires. Puis il revient se planter près du puissant tricycle de Sigismonde. Sigismonde porte un pantalon de velours rouge vif modèle Keats, une chemise lilas style Shelley, une ceinture orange incandescent modèle Maïakovski et des bottes en chamois bleu ciel doublé de cuir rose modèle Rimbaud. À son cou pend un phallus d’or en miniature qui est un sifflet pour appeler Carol. Quant à Carol, son costume est couleur de roche rare et toute sa personne évoque l’automne. Au cours de l’œuvre, une religieuse et un clown, dans un coin, au fond à gauche, nettoieront un vieux tricycle. Dans le coin opposé, il y aura un mannequin enfant. Ce personnage a la figure bleu ciel et les sourcils et les lèvres dorés. À côté de lui se trouvera un somptueux petit cheval en carton très empanaché et couvert de harnais luxueux.

SIGISMONDE (extrait une cigarette de la poche de sa chemise et l’allume soigneusement)— Est-ce vrai que j’ai renoncé à être une personne ? Pourtant, je vis. Pourquoi? Je ne sais pas. Mais c’est comme ça et je souffre. Ne suis-je pas allée en quête de ces signes et n’ai-je pas regardé à en devenir presque aveugle ? Que m’arrive-t-il? Antigone, n’était-ce pas moi? Anne Frank, n’était-ce pas moi peut-être ? (À Carol.) Je vais me coucher.

CAROL — Je viens de te lever et de t’aider à monter sur ton tricycle mécano-érotique.

SIG — Et alors ?

CAR — Je ne peux pas te lever et te coucher toutes les cinq minutes.

SIG — Tout le monde jalouse mon tricycle mécano-érotique.

CAR — Moi non.

SIG — Tandis que tu dormais, n’as-tu pas senti l’envie de faire un tour du quartier sur lui ?

CAR — Moi… Non.

SIG — C’est que tu es vierge, tu as peur.

CAR — Ne parle pas si fort.

SIG — Ne t’inquiète pas, personne ne verra que tu es vierge. On dit que la virginité blesse. Mais pourquoi cette figure dépenaillée ?

CAR — J’ai rêvé que toi et moi étions « à un pas de l’adieu ».

SIG — Serait-ce vrai?

CAR — Si le tango le dit.

SIG — Alors ?

CAR — Je partirai ailleurs, quelque part. Je trouverai une autre ville, d’autres rues, d’autres maisons.

(Un temps.)

SIG — Carol ?

CAR — Oui ?

SIG — N’es-tu pas fatigué de ce désir ardent ?

CAR — Je suis las.

(Chantonnant.)

Et ma nuit est ta nuit, et mes pleurs sont tes pleurs, mon enfer ton enfer.

SIG — Joli tango. Il ment comme les autres.

CAR — Alors pourquoi est-il joli ?

SIG — Parce qu’il tue le soleil pour instaurer le règne de la nuit noire. Mais ma nuit aucun soleil ne la tue. Tu fais une figure à t’en aller.

CAR — Je veux m’en aller, j’essaie de m’en aller.

SIG — Tu ne m’aimes pas.

CAR — Ce n’est pas la question.

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