Le larcin – Emmanuel Bove
Je le connaissais de vue. Il avait une allure sportive assez sympathique. Comme moi, il allait au café du village après le déjeuner.
— Voulez-vous encore un morceau de sucre ? me demanda-t-il un jour.
— Et vous-même ?
— Oh ! moi, j’aime autant le café sans sucre.
J’acceptai, touché par cette gentillesse. Nous liâmes connaissance. Il me raconta qu’il était architecte, qu’il avait beaucoup voyagé, qu’au moment où la guerre avait éclaté, il allait être nommé à la ville de Paris. Au bout de dix minutes, je m’aperçus qu’il ne parlait que de lui. Je me levai. Il faisait une chaleur étouffante. J’avais hâte de m’étendre dans ma chambre et de lire.
— Vous allez à gauche ou à droite ? lui demandai-je.
— Et vous ?
Je compris qu’il ne voulait pas me quitter.
— Je ne sais pas.
— Voulez-vous que nous prenions cette direction ? me proposa-t-il en montrant l’avenue plantée de tilleuls.
Je ne répondis pas et je m’engageai avec lui dans l’avenue. Malgré mon envie d’être seul, je n’avais pas le courage de rentrer.
Quelques passants erraient. Personne ne se regardait. L’indifférence que les hommes avaient les uns pour les autres était complète.
— J’attends qu’on me « rapatrie », me dit-il. Tout à coup, il s’anima. C’est tout de même formidable qu’on laisse ainsi…
Je hochai la tête. Je voulais éviter le récit de ses rancœurs. Il m’avait déjà dit que les pouvoirs publics agissaient de façon abominable. Il était visiblement convaincu que tout aurait dû être prévu, et que dans la débâcle les mêmes attentions officielles devaient continuer à être prodiguées aux citoyens. « On se moque de nous. On nous traite comme des bêtes. »
Au bout de l’avenue, je m’arrêtai.
— Vous allez à gauche ou à droite ? redemandai-je.
— Je ne sais pas, répondit-il après un silence destiné à me faire comprendre à la fois qu’il ne voulait pas s’imposer et qu’il désirait ne pas me quitter.
— Moi non plus, je ne sais pas, dis-je après avoir laissé un long temps s’écouler. J’espérais que la séparation se ferait toute seule, qu’elle sortirait naturellement de notre indécision réciproque.
— Si nous allions à Valréas ? s’écria-t-il soudain, escomptant m’entraîner par la brusquerie.
— Si vous voulez, dis-je sans la moindre ardeur.
Valréas se trouvait à deux kilomètres. La route était magnifique, mais j’avais tant de préoccupations que je ne voulais pas m’éloigner de l’endroit où j’habitais. Une centaine de mètres plus loin, je m’arrêtai de nouveau.
— Il faut que je rentre, dis-je.
Il me regarda avec surprise.
— Oui, oui, il faut que je rentre.
— On vous attend ?
— Non, mais il faut que je rentre.
Cette obligation dans laquelle je prétendais me trouver avait quelque chose de mystérieux qui rendait difficile à mon interlocuteur d’insister davantage.
— Si cela vous ennuie d’aller jusqu’à Valréas, nous pouvons nous arrêter à la petite épicerie qui se trouve là, à cinquante mètres.
J’acceptai.
— Il faudra que je vous quitte très vite, ajoutai-je cependant.
Un gros arbre abritait une terrasse. Il préféra entrer, l’intérieur étant plus frais. Il y avait une table en tôle dans un coin, contre les rayons. Il commanda une bouteille de limonade. Puis il se mit à me raconter ce qu’il appelait son odyssée. Je remarquai que, pendant qu’il parlait, il jetait de temps en temps un regard sur les tablettes de chocolat à portée de sa main.
— Vous voulez en acheter une ? lui demandai-je intentionnellement à haute voix.
Il me fit signe de me taire. Je pris une mine étonnée. Il se cacha derrière moi pour me montrer du doigt l’épicière.
— Je ne comprends pas, dis-je toujours très fort.
Il ne chercha pas à m’éclairer. Il reprit le récit de sa fuite devant les Allemands. À un moment, je vis l’épicière sortir. Je fus pris d’une crainte confuse. Je redoublai d’attention pour faire croire à mon interlocuteur que son récit m’intéressait. Ce fut inutile. Il tendit le bras et prit une tablette de chocolat sur le rayon. Mais au lieu de la mettre dans sa poche, il la mit dans la mienne.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Chut, gardez ça.
J’allais la remettre à sa place lorsque l’épicière reparut.
— Cela ne se fait pas, dis-je à mon voisin.
Il cligna des yeux, sourit. Je sentis qu’il me trouvait ridicule, après une défaite pareille, d’avoir encore des scrupules.