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Deux, et d’autres couleurs – Yves Bonnefoy

Deux, et d’autres couleurs – Yves Bonnefoy

Je m’approchai du ferry-boat vert et blanc et je vis, à quelques signes tracés près de la proue, qu’il se nommait Le Navire pourpre. « C’est étrange », dis-je à mon compagnon de ce bout du monde. « Vous auriez dû plutôt le baptiser Vert et blanc. »

Il sourit. « Vous savez bien mal notre langue, murmura-t-il, puisque vous ignorez que le vert et le blanc ensemble, chez nous, cela se dit “ rouge ”, directement, simplement.

— Quel curieux accident ! m’exclamai-je. Com­ment en êtes-vous venu là ?

— Mais c’est la règle ! Jaune et bleu, par exemple, nous le disons semblablement d’un seul mot, c’est “ violet ”, je crois, ou “ indigo Et réciproquement, quand on cherche à parler du vert, de ce que vous, vous nommez par le mot vert, eh bien, on dira sans hésiter “ jaune et bleu ”, et pour le blanc ce sera plutôt “ noir et rouge “

— Ce n’est pas simple, laissai-je entendre à mi- voix, avec la réserve qui sied au voyageur qui arrive.

— Je vous l’accorde. Nous rencontrons de grandes difficultés, parfois. Il est bien vrai que nous pourrions évoquer ce vert et blanc que nous nommons rouge — ou pourpre, comme vous venez de l’apprendre, c est alors de la poésie — en décidant aussi de signaler chacune des deux couleurs, et de le faire par le nom double, bien sûr, ce qui nous conduirait à dire de ce bateau qu’il est “ jaune, bleu, noir et rouge “, après quoi… Hélas, il n’y aurait pas de raisons pour s’arrêter, dans ce déploiement, puisque chacun de ces mots nous parle d’une couleur qui se signifie par deux autres. Et chaque nom, vous le pressentez, serait bientôt immense, infini — infini même de plusieurs façons, d’innombrables, comme des branches portent des branches, lesquelles… car vous voyez que le “ rouge ” a reparu, déjà, et va reparaître, combien de fois, dans le nom même du rouge. C’est sans espoir !

— Mais est-ce nécessaire, aussi bien, dis-je avec fermeté cette fois, et compassion. Pourquoi se donner tant de peine ?

— Oh, pour tant de raisons, pour d’infinies… Et d’abord, êtes-vous heureux, vous, avec votre mot rouge tout seul, dans son tête-à-tête hasardeux avec l’absolu ? Ne sentez-vous pas que même les sons les mieux étudiés, les mieux choisis par analogie à l’impression que font les couleurs, ne pourront jamais retenir la moindre parcelle de ce que l’œil sait d’emblée ? Les mots sont autres que ce qu’ils disent, mon cher ami. Et la parole — la parole ordinaire, j’entends, la vôtre — se détache donc de ce qui existe, la vie perd son rivage, le cœur sa joie, on finit par ne plus même entrevoir le bleu ou le rouge vrais, ceux qui ne sont pas simplement une façon de parler, jetant au-dehors sa cendre, mais une présence, mais une aube. Par contre, imitez-nous…

— Je m’en voudrais !

—  Mais si, prenez dans quoi que ce soit, tenez, ce bateau à quai, un peu de couleur, oui, ce vert là-bas ou ce blanc, et nommez… Ah, ces flux et reflux, ces tourbillons, ces rochers qui y affleurent ou disparaissent — car n’oubliez pas qu’on peut simplifier, à tout instant, dans le déploiement, remplacer “ jaune, bleu, noir et rouge ”, que ces mots soient côte à côte ou disséminés, par simplement “ rouge ”, c’est-à-dire… De l’infini, mais aussi des retours, parfois cycliques ! Un foisonnement, mais aussi des courants profonds, mystérieux, peut-être même des vies, des dos de poissons furtifs, dans ces abîmes ! Et toute une écume, toujours, et sa lumière ! Pourriez-vous vivre sans la lumière ? Connaissez-vous une voie meilleure, vers la joie ? Défaire la dénomination abusive, lever par ce levier, l’infini, l’arbitraire triste du signe, mais c’est laver la face du monde, mon ami, c’est se retrouver respirant dans la respiration de tout, silencieuse ! Nous avons inventé le second degré de la parole ! »

« Vous en ferez un désert », répondis-je pensive­ment, en montant sur ce bateau qui allait partir, et qui accomplit tout le jour — nous allant et venant au travers du pont, discutant parfois, silencieux bientôt — sa navigation d’île en île. C’était une journée de beau temps mais assez brumeuse. Les montagnes, souvent couvertes de pins, restaient à demi cachées par la longue écharpe un peu déchirée de cette couleur mauve qui avait fait du matin, déjà, une sorte de soirée claire dans l’étincellement de l’écume et le déferle­ment, intemporel lui aussi, de la vague contre la coque. Et nous touchions à des ports, où on laissait quelque passager ou des marchandises, en échange d’autres. Ce qui d’abord eut lieu sans grand apparat — un mon­sieur pressé qui passait la passerelle, son attaché-case a la main — puis se compliqua, se solennisa. Vers cinq heures des groupes nombreux se pressaient sur les quais étroits, devant les quelques maisons de ciment léger ou de bois gris, pour tenir compagnie jusqu’à la dernière seconde à celle ou celui (celui, plutôt) qui quittait son île. On s’exclamait, à petits bruits, on se faisait, à distance sans doute réglementaire, de courtes révérences rapides mais répétées, avec toujours des sourires ; et quand le voyageur reparaissait sur le pont je voyais qu’il tenait serré dans sa main libre le bout d’une sorte de long, très long ruban de papier de couleur dont l’autre extrémité était restée là-bas sur la terre ferme entre les doigts peut-être tremblants d’une femme en lourde robe fleurie ou d’une petite fille. Brumes qui resserraient cet instant aux proportions de ces trois pas de rivage, sous notre haut flanc de fer qui soufflait son bruit, crachait son feu, disait de mille façons son impatience d’aller boiter plus avant, vers le dernier port, sa route machinale troublée de rêves ! Eclat soudain de quelque couleur, présence accrue d’un détail — un chapeau trop vaste, une cage vide posée à terre — parmi ceux qui ne partaient pas : et dont l’intensité sans raison, brume de ce fait elle-même, rendait ces abandonnés irréels, le bateau bou­geant, les réduisait à leur apparence, ou rumeur, les agitait comme ces bouts d’étoffe ou de carton colorie dont on amuse l’enfant qu’effraie la venue du soir. Mais c’est alors que se déployaient ces fils dont le commencement et la fin étaient deux vies qui se séparaient, deux esprits qui pourtant étaient encore l’un avec l’autre. Certains rubans cassaient, assez vite, et retombaient dans l’écume, y salissant et trouant le bleu, le vert ou le rouge. Mais d’autres duraient, improbables, miraculeux, dans les cris de bonheur ou le silence attentif — et je vois toujours, après des années, ce trait ondoyant de la couleur pure, invisible en des points mais vivant et vibrant encore, barrer de ses mouvements de hasard, imprévisibles comme la chouette, bouffant comme une robe de bal, les mille portes d’abîme du crépuscule.

Après quoi, beaucoup plus tard, vers minuit, quand nous passions dans la forêt des grands bateaux au mouillage, parfois tous feux éteints, aux approches du port dont le nom brillait là-bas dans le ciel au sommet d’une tour embuée du feu de ses mille vitres :

« Voyez, dis-je à mon ami, ces gens ne sont pas de la même religion que vous, ils voient autrement les couleurs. »

Mais où avais-je pris qu’il y avait eu un ami ? Je ne voyais autour de moi maintenant que des inconnus, hommes et femmes pressés qui poussaient sur le pont leurs grosses valises. Des débris de rubans, vestiges de la joie et de l’espérance, se dissipaient sous leurs pieds dans les flaques jetées par l’embrun nocturne. Et de l’avant venait désormais très forte la profondeur de bruit de la métropole ignorée, rumeur de marteaux ou de roues où le Grand Absent, le Grand Silencieux avait ses chuchotements, ses insinuations. Je m’approchai alors de l’un de ces arrivants qui n’avait pas fui mon regard, et semblait même sourire, un peu anxieux sinon triste sous des lunettes épaisses. « Ne parlions-nous pas ? lui dis-je. N’avons-nous pas réfléchi ensemble au nom, à la couleur, à la présence et au vide ?

— Si, me répondit-il, étonné.

— Mais que me disiez-vous ? Qu’ai-je entendu de vous, qu’avez-vous cherché à me faire entendre, si c’est vous surtout qui avez parlé ? Qui êtes-vous ?

— Tout cela, je l’ai oublié aussi, me dit-il (nous heurtions le quai). Garde-t-on en esprit, là où l’instant présent ne s’assemble que tard, trop tard (on entendait traîner des chaînes, au-dessous du pont, un haut- parleur semblait questionner du haut du poste de pilotage, un autre lui répondait du sein de la nuit de la terre proche), garde-t-on plus que la minute de tout à l’heure, qui ne fut d’ailleurs qu’une image ? Souvenez-vous ! On vous a mis entre les doigts, brusquement quoi ? vous regardez, c’est un bout de ruban, incom­préhensible. Et vous levez les yeux, et c’est là, tout près, très loin, un visage, tantôt souriant et tantôt en larmes. Ainsi depuis la naissance, mon ami, et ainsi toujours. Que disions-nous ? »

J’avançai difficilement, mes valises à bout de bras dans la foule que ralentissait à quelques mètres plus loin le resserrement de la passerelle. Mais la voix, la voix de toujours, me parla encore. Je m’arrêtai. Le voyageur, le passant que déjà je ne voyais plus, avait mis sa main sur mon épaule.

« Demain, me dit-il. Demain quand vous sortirez de l’hôtel là-bas, à l’autre bout des quartiers industriels pour votre première journée dans la ville sainte, faites-vous porter à ce temple que nous avons, le premier venu vous l’indiquera, sur la montagne — et visitez le jardin qui est derrière : je crois qu’il vous surprendra Car sur le sol, voyez-vous, ce ne sont côte à côte, serrées, ouvertes, que des jarres de pierre grise, d’ailleurs enfoncées dans la terre plus qu’à moitié. Et cet enclos va vous paraître vide et vieux, et abandonné, mais détrompez-vous. Ces vases, qui sont des tombes, bien sûr, nous les gardons ainsi, sous le ciel, pour une flamme qu’on y allume, une fois par an, après les avoir emplis, à moitié, d’une sorte de poudre dont, écoutez- moi bien maintenant, c’est cela qui compte le plus, la couleur change, d’un de ces pots de pierre à un autre. On répand le feu, à la fin de l’après-midi, quand le ciel s’obscurcit déjà, et on regarde. Ah, que de beaux rayons qui montent droit ou tremblants, et interfèrent, mais gardent aussi leur être propre, sous la grande buée légère qui se fait des couleurs diverses ! C’est phosphorescent, c’est changeant, c’est un et multiple à la fois, c’est indéchirable comme la vie, c’est immatériel comme elle, on peut dire, je crois, qu’il s’agit là d’une couleur autre, dont la terre ne savait rien avant que l’on eût compris que l’on meurt, et naît, et renaît, et renaît encore. Et nous qui venons de tout le pays, obscurs, serrés sur le chemin de cette aube, incons­cients de la présence des autres dans le crépuscule, dans la ténèbre, nous restons là, un instant, heureux, avant de céder la place. C’est beaucoup, croyez-moi, d’avoir vu, ainsi, de n’être plus qu’un regard mais qui se fait cette flamme claire. C’est comprendre, disons. C’est à la fois oublier et se souvenir. »

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