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La morgue – Walt Whitman

La morgue – Walt Whitman

Aux portes de la morgue en la cité,
Comme je flânais oisif cherchant à m’isoler du tumulte.
Je m’arrête curieux — voyez donc ! Cette dépouille de paria, une pauvre prostituée morte qu’on apporte,
On dépose là son cadavre que nul n’a réclamé, et il gît sur le pavé de briques humide ;
La femme divine, son corps — je vois le corps — je ne regarde que cela,
Cette demeure hier débordante de passion et de beauté, je ne remarque rien autre chose,
Ni le silence si glacial, ni l’eau qui coule du robinet, ni les odeurs cadavériques ne m’impressionnent.
Mais seule la demeure — cette prodigieuse demeure — cette délicate et splendide demeure — cette ruine !
Cette immortelle demeure plus somptueuse que toutes les rangées d’édifices qui furent jamais construits !
Ou que le Capitole au dôme blanc surmonté d’une majestueuse figure, ou que toutes les vieilles cathédrales aux flèches altières,
Cette petite demeure à elle seule est plus que tout cela — pauvre demeure, demeure désespérée !
Belle et terrible épave — logement d’une âme — âme elle-même,
Maison que nul ne réclame, maison abandonnée — accepte un souffle de mes lèvres tremblantes,
Accepte une larme qui tombe pendant que je m’éloigne en pensant à toi.
Demeure d’amour défunte — demeure de folie et de crime, tombée en poussière, broyée.
Demeure de vie, naguère pleine de paroles et de rires — mais, hélas ! Pauvre demeure, tu étais déjà morte en ce temps-là.
Depuis des mois, des années, tu étais une maison garnie, résonnante — mais morte, morte, morte.

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