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Une jeune fille romanesque – Emmanuel Bove

Une jeune fille romanesque – Emmanuel Bove

Depuis que Charles Blusson avait épousé la fille du compositeur Voogt qui fut célèbre vers 1890, et qu’il habitait place du Président-Mithouard, son cousin, Me Antonin Briche, descendait chez lui durant les deux ou trois semaines qu’il passait chaque année à Paris. Le reste du temps, c’est-à-dire au fond l’année entière, il ne bougeait pas de Noyon, sa ville natale. Il y partageait sa vie entre sa famille, composée de sa femme et de deux enfants, et la charge de notaire qu’il avait héritée à la mort de son père. C’était un homme de quarante-cinq ans, au visage pâle et décharné, portant une barbe noire terminée en pointe, ressemblant un peu au portrait qu’ont tracé les historiens de Calvin. Sa maison se trouvait justement dans la même rue que celle où naquit le Réformateur. Le voisinage avait-il, par un phénomène d’imitation, déterminé cette singulière conformité, ou bien celle-ci n’était-elle qu’un hasard ? Quoi qu’il en fût, la ressemblance était frappante.

Ce 15 octobre 1932, en sortant de la gare du Nord, Me Antonin Briche se fit donc conduire chez son cousin. Il n’y avait pourtant jamais été reçu avec beaucoup d’amabilité, Mme Blusson n’ayant pas pour la famille honorable, mais modeste, de son mari, une bien vive admiration. Elle était habituée à fréquenter un autre monde. Son père d’abord, le peintre Charles Blusson ensuite, l’avaient gâtée sur ce chapitre.

Quand le notaire de Noyon sonna à la porte du riche appartement de la place du Président-Mithouard, elle avait réuni quelques amis.

Après s’être excusée auprès d’eux, elle se rendit dans le vestibule où Me Briche, valise à ses pieds, l’attendait immobile.

— Vous êtes à Paris ! s’écria-t-elle.

— Je vous ai envoyé un télégramme.

— À moi ?

— Enfin, à vous et à Charles…

— Nous n’avons rien reçu. C’est étrange. Mon mari a peut-être oublié de m’en parler. Nous l’interrogerons ce soir, voulez-vous ? Mais cela n’a pas une grande importance. Je vais vous faire conduire dans votre chambre. Malheureusement, je n’ai pas le temps de m’occuper de vous. Mes amis m’attendent…

— Je comprends… je comprends…

— Vous m’excusez, n’est-ce pas ?

Au dîner, Charles Blusson raconta l’histoire d’un de ses amis à qui l’administration des Postes avait joué un vilain tour. Cet ami avait une maîtresse, ce qui, à Paris, souligna le peintre avec une réprobation mêlée d’indulgence, est une chose malheureusement très fréquente. Cet ami était marié. Sous un prétexte quelconque, il s’était rendu à Marseille, s’y était fait accompagner par sa maîtresse. Après trois jours de fête, il décide de rentrer. En bon époux, il envoie un télégramme à sa femme, lui demandant de l’attendre à la gare. Une heure après, sur la prière de sa maîtresse à qui le désir subit de passer une journée de plus avec son amant est venu, il envoie un deuxième télégramme dans lequel il dit qu’il a été retenu, qu’il rentrera dès que ses affaires seront réglées. C’est ce dernier télégramme qui n’arriva pas. Comme l’y invitait le premier, la femme se rendit à la gare et elle eut la désagréable surprise de voir débarquer son mari au bras d’une inconnue.

Me Briche avait écouté cette histoire avec l’attention qu’il portait à celles de ses clients. Il n’avait pas souri une fois, si bien que son cousin, qui avait commencé comme s’il s’agissait d’une blague, avait terminé en s’étendant sur les conséquences dramatiques de cette négligence des Postes.

Charles Blusson avait une sincère affection pour son cousin. Ils avaient, tous deux, le même âge. Ils avaient fait leurs études ensemble. Ce n’était que peu avant la guerre qu’ils avaient suivi chacun une voie différente. Cependant qu’Antonin reprenait l’étude de son père, Charles, sous l’empire d’une femme, se fixait à Paris où il se consacra à la peinture. Il y connut certains succès qui l’encouragèrent. Puis il épousa Antoinette Voogt. À partir de ce moment ses relations avec son cousin s’espacèrent. Ce dernier, du fond de sa province, lui apparaissait de plus en plus comme une sorte de pauvre diable. Son amitié se teinta de condescendance. Il y avait cinq ans, il s’était rendu à Noyon. De ce séjour, il avait gardé une impression pénible de froid et de tristesse. Il avait fait la connaissance de Mme Briche. Elle lui avait paru pincée et autoritaire. Quant aux deux enfants, âgés alors de dix et onze ans, ils étaient la turbulence même. Depuis, il s’était efforcé de cacher cette mauvaise impression. Il n’en avait été que plus gentil. Cependant, son indifférence avait fini par se montrer.

— Je voudrais te parler, dit le lendemain Me Briche à son cousin.

— Tu as quelque chose d’important à me dire ? demanda le peintre.

— Oui, de très important.

— Dans ce cas, il vaudrait mieux que nous passions dans mon bureau.

Un feu de bois y brûlait. Des livres anciens couvraient les murs. C’était une pièce où il devait être agréable de travailler.

— Assieds-toi, dit Me Briche en homme qui peut se permettre une dérogation aux usages. Jusqu’aujourd’hui, j’espérais que tu changerais. Car, il faut que je te le dise, tu n’es plus le même.

Charles Blusson se leva, s’approcha de son cousin le prit par l’épaule.

— Ne dis pas cela.

Me Briche se dégagea avec douceur.

— Oh ! je te comprends bien et je t’excuse. Ce n’est pas ta faute. Tu es victime de ton succès, de tes amis.

— Ne crois pas cela, Antonin.

— Hier encore, tu me racontais le plus naturellement du monde une histoire d’amant et de maîtresse. Je t’observais pendant que tu parlais. Au fond, cette mésaventure te semblait très drôle.

— Pas du tout.

— Si nous ne devons plus nous revoir, cela me fera beaucoup de peine.

Charles Blusson frappa à différentes reprises sur l’épaule de son cousin.

— Voyons, Antonin, ne parle pas comme un enfant.

— Je ne veux pas m’imposer. Tu connais mon caractère.

— Tu ne t’imposes pas. C’est moi qui te demande de venir chez moi.

— Tu le fais par devoir. Si je ne venais pas à Paris, tu t’en accommoderais très bien. Quand je pense que depuis cinq ans, tu n’as pas daigné venir me voir à Noyon.

C’était le reproche que redoutait le plus Charles Blusson.

— Je le sais… je le sais… Il ne se passe pas de mois que je ne dise : « Il faut que j’aille à Noyon. » Mais je n’ai pas le temps, qu’est-ce que tu veux ! Il y a toujours quelque chose qui me retient à Paris.

— Et tu ne viens pas.

— Cette fois, je te le promets. J’irai à Noyon avant la fin de l’année.

Ce ne fut qu’en juin 1933 que Charles Blusson put tenir sa promesse, non sans mal d’ailleurs. Quatre fois, il avait annoncé son arrivée ; quatre fois, il s’était décommandé, si bien que les deux dernières, Me Briche n’avait même plus répondu aux lettres de son cousin.

Par une belle matinée, sa voiture s’arrêtait rue des Minimes, en face du vieil hôtel de Me Briche. Charles Blusson était seul. Antoinette n’avait pas voulu l’accompagner. Il sonna. Peu après, une bonne l’introduisait dans une sorte de salon où deux cultivateurs attendaient d’être reçus. L’un jouait le rôle de notaire. L’autre lui exposait les raisons de sa visite. L’arrivée du peintre interrompit cette répétition. Ce dernier avait simplement dit son nom à la domestique. Il avait remis tant de fois son voyage qu’il éprouvait une gêne à se présenter autrement qu’en visiteur ordinaire. Mais il ne s’était pas encore assis que Me Briche faisait irruption dans le salon. Les deux cultivateurs se levèrent. Le notaire ne les regarda même pas.

— Toi ! Et on t’a fait entrer ici ! s’écria-t-il sans songer à ce que cette exclamation pouvait avoir de désagréable pour ses clients. Mais nous ne t’attendions pas. Cela fait la cinquième fois que tu annonces ton arrivée. À la fin, ma femme croyait que tu te moquais de nous. Comment, tu es seul ? Antoinette n’est pas venue ?

— Elle était souffrante ce matin.

— Comme c’est dommage. Ma femme se réjouissait tellement de faire sa connaissance.

Le notaire semblait sincèrement déçu, ce qui plongea son cousin dans un profond étonnement. Les Briche, jusqu’alors, n’avaient pas caché l’antipathie qu’ils avaient pour Antoinette. À quoi fallait-il attribuer ce revirement ? Charles Blusson n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à cette anomalie. Son cousin l’entraînait. La maison n’avait pas changé. La même atmosphère froide et propre y régnait. Cinq années s’étaient écoulées depuis le précédent séjour du peintre et le même pardessus, aussi propre, pendait seul au portemanteau fixé au bas de l’escalier.

Au déjeuner, Charles Blusson s’étonna que les enfants ne prissent pas leur repas dans la salle à manger. Il les avait entrevus peu avant. Si la maison n’avait pas changé, en revanche eux, ils étaient méconnaissables. Jean et Denise étaient des grandes personnes à présent. En ces cinq années, non seulement ils avaient atteint la taille de leurs parents, mais ils avaient appris à raisonner, à observer. Jean portait même un pantalon long.

— Je ne comprends pas, dit le peintre à son cousin, que tes enfants déjeunent à part. Je ne suppose pas que tu te prives de leur présence pour moi. Ils ne me dérangeraient pas du tout, au contraire.

— Oh ! ce n’est pas à cause de vous, s’écria Mme Briche.

— Non, ce n’est pas à cause de toi, continua le notaire. Ils sont tellement insupportables que nous aimons mieux qu’ils déjeunent dans leur salle d’études.

Charles Blusson n’insista pas. Il éprouvait, au sein de cette famille paisible, un bien-être inconnu. Le soleil pénétrait à présent dans la pièce. La fenêtre était entr’ouverte. De temps en temps, il entendait quelqu’un qui passait dans la rue. Comme cette vie de Paris qu’il venait de quitter lui semblait déjà lointaine ! « Dans quelques années, pensa-t-il, il faudra que je me retire à la campagne. »

L’après-midi, il revit quelques anciens amis, un parent éloigné. À cinq heures, il se rendit au café principal de la ville où il avait rendez-vous avec son cousin. Tous deux avaient décidé de faire une visite à un châtelain des environs, lequel était, disait-on, un amateur distingué de belle peinture. Mais à six heures, Me Briche n’était pas encore arrivé. Charles retourna rue des Minimes. Le notaire s’excusa. Il avait eu beaucoup de travail. Il croyait qu’il valait mieux remettre cette visite à un autre jour. En réalité, il était libre. Mais, un peu avant de rejoindre son cousin, sa femme était venue le trouver dans son étude. Elle avait réfléchi. Il valait mieux que son mari n’accompagnât pas son cousin au château de Belleuse, sans quoi le peintre s’imaginerait que si les Briche l’avaient invité, ç’avait été dans le but de se servir de lui.

Avant le dîner, tout le monde se réunit au salon.

— Et les enfants, où sont-ils ? demanda Charles Blusson.

— Ils viendront nous dire bonsoir tout à l’heure, fit Mme Briche avec un sourire mielleux.

En effet, peu après le dîner, ils firent leur apparition. Leur père se leva immédiatement et alla les prendre par le bras.

— Ils sont grands, n’est-ce pas ? dit-il en les regardant à tour de rôle.

Charles Blusson leur posa quelques questions. Ce fut, presque chaque fois, Mme Briche qui répondit pour eux.

— Cela suffit, dit-elle finalement.

Le notaire les embrassa et, toujours sans les lâcher, les reconduisit dans leur chambre.

Deux jours s’écoulèrent ainsi, sans qu’il se passât rien de notable. Mais le soir du troisième jour, comme Charles Blusson s’apprêtait à se coucher, son attention fut attirée par une lettre posée au milieu de son oreiller. Il l’ouvrit, chercha tout de suite la signature. C’était celle de Denise, la fille de Me Briche. Au premier moment, le peintre crut que la jeune fille lui écrivait pour se plaindre de la sévérité de ses parents, pour lui demander d’intervenir. C’eût été bien invraisemblable, mais enfin c’était la seule raison possible. Il en était pourtant une autre à laquelle Charles Blusson n’avait pas songé : l’amour. Car c’était une véritable déclaration d’amour que lui avait fait parvenir la jeune fille. Dans cette lettre de quatre pages, écrite dans un style désordonné, elle commençait par lui dire que depuis son arrivée elle n’avait pas dormi un instant. Pour un homme aussi célèbre que lui, elle savait bien qu’elle ne serait jamais rien. Elle n’avait pas voulu lui écrire. Puis, cela avait été plus fort qu’elle. Elle s’était donc mise à sa merci. Il n’aurait qu’un mot à dire à ses parents, et c’en serait fait d’elle. Mais ce mot, il ne le prononcerait pas. Il n’en avait pas le droit. S’il ne partageait pas son amour, qu’il se détournât quand il la verrait, elle le comprendrait. Mais il lui devait de garder secret à tout jamais cet aveu. Si personne au monde n’excusait son aveuglement, lui, il le devait, n’était-ce que parce qu’il en était l’objet. Et elle terminait par une tirade où les mots passion, gloire, espérance, tristesse s’enchevêtraient sans qu’il fût possible de déterminer le rapport qu’ils avaient entre eux.

Décrire la stupéfaction qui s’empara de Charles Blusson est impossible. Bien qu’il eût relu quatre fois cette lettre, il ne pouvait en détacher son regard. Il se demandait s’il ne rêvait pas. Il allait jusqu’à croire qu’elle n’avait pas été écrite par Denise, que c’était une plaisanterie. Mais personne, dans cette maison, n’était capable de lui faire une pareille farce. Tout le monde dormait. Une cloche tinta au loin. Il se vit à demi dévêtu, la lettre à la main, dans cette chambre incommode et trop grande. Alors, une lueur se fit dans son esprit. On avait dû beaucoup parler de lui à Noyon. Denise, en jeune fille romanesque, était tombée amoureuse de lui sans le connaître. Il pensa à elle. Pour la première fois, il s’aperçut qu’elle était belle, qu’elle avait surtout des yeux extraordinaires.

Le lendemain, quand il revit Me Briche, il ne fit pas la moindre allusion à la lettre. Denise l’aimait visiblement. Bien que cette passion fût celle d’une enfant, il devait sinon y répondre, du moins la respecter. Plus tard, quand elle verrait les choses avec d’autres yeux, elle lui en garderait une grande reconnaissance. Il était déjà assez pénible qu’une nature si généreuse fût destinée à épouser quelque personnage obscur et honorable de la ville.

Dans la matinée, il la rencontra à plusieurs reprises. Quoiqu’il fût un homme mûr, il en éprouva de la gêne et baissa chaque fois les yeux. Après le goûter, il se retira au salon et se plongea dans un livre. Il y avait une demi-heure qu’il lisait lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir. Il ne bougea pas. Des bruits de pas l’obligèrent finalement à lever la tête. C’était Denise. Elle s’était arrêtée au milieu de la pièce.

— Alors, Denise, vous n’allez pas au lycée aujourd’hui ? dit Charles Blusson le plus naturellement qu’il put.

— Jamais le jeudi.

Immobile, elle regardait le peintre avec un mélange de timidité et d’arrogance. Bien que son entrée dans le salon eût dû être motivée, elle ne cherchait rien, elle ne demandait rien. Charles Blusson s’adossa confortablement à son fauteuil, croisa les jambes. Par ce manège exécuté posément, il aurait voulu faire croire à la jeune fille qu’il n’avait pas reçu sa lettre. En réalité, il n’était pas à l’aise. Il sentait qu’elle n’était pas dupe de cette petite comédie. Ne devait-il pas parler le premier de la lettre ? S’il tardait encore et qu’elle lui en parlât, elle, que répondrait-il ?

— Une jeune fille comme vous ne devrait songer qu’à ses études, dit-il comme l’eût fait un vieux professeur, en se gardant bien de faire plus nettement allusion à la fameuse déclaration d’amour.

Elle répondit par un hochement de tête ni affirmatif ni négatif, laissant entendre que ses études étaient des balivernes à côté de ce qui l’occupait à présent. Ce qui surprenait le plus Charles Blusson, c’était l’assurance de Denise. Évidemment, elle était embarrassée de ses mains, elle imprimait de temps en temps à son corps un mouvement qui trahissait une certaine gêne, mais dans sa façon de s’imposer, de rester plantée devant un homme qu’elle connaissait à peine, il y avait un aplomb bien étonnant chez une jeune fille.

— Quel âge avez-vous ? demanda le peintre, toujours avec cet intérêt condescendant qu’il avait témoigné au début.

— J’ai quinze ans, répondit-elle comme si cela n’avait aucune importance.

Charles Blusson feuilleta son livre par contenance. Quand il releva la tête, il remarqua que Denise s’était approchée de lui. Elle avait profité de cet instant pour avancer d’un pas, sans faire le moindre bruit, comme dans un jeu de fillette. Le peintre quitta son fauteuil et se mit à arpenter le salon. Il appréhendait l’arrivée de ses parents.

— Vous attendez votre mère ? demanda-t-il pour dire quelque chose, pour qu’il n’y eût point entre eux de silence.

— Je n’attends personne.

Cette situation ne pouvait durer.

— Écoutez-moi, Denise, il faut que vous soyez raisonnable. N’oubliez pas que vous êtes encore une enfant. Vous ne pouvez pas vous rendre exactement compte des réalités. C’est charmant, je le reconnais. Malheureusement, la vie, c’est autre chose. Plus tard, quand vous daignerez vous souvenir de moi, vous…

À ce moment, la porte s’ouvrit et Mme Briche parut.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle tout de suite à sa fille sans paraître même s’apercevoir de la présence de Charles Blusson.

Denise rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Rien… rien… balbutia-t-elle.

Sa mère se tourna vers le peintre.

— Il faut qu’elle travaille. Elle sait bien qu’elle ne doit pas descendre avant que ses devoirs soient finis.

L’arrivée de Mme Briche avait rendu à Charles Blusson son assurance. Il regarda Denise. Leurs yeux se rencontrèrent pour la première fois.

— Ne lui faites pas de reproches, dit alors le peintre. C’est moi qui lui ai demandé de me tenir compagnie.

À présent qu’il n’avait plus à redouter d’effusions, il ne craignait pas de se faire le complice de la jeune fille.

— Vous savez bien que vous ne devez pas faire cela, Charles.

— Ce n’est pas très grave.

— Si. Plus grave que vous ne le croyez.

Peu après, la mère et la fille quittaient la pièce. Comme si rien d’exceptionnel ne s’était passé, Charles Blusson se rassit et se replongea dans son livre. Mais son esprit était ailleurs. Il songeait, non sans tristesse, à la destinée de Denise. N’était-il pas vraiment dommage qu’elle eut de tels parents ? C’était, selon lui, d’une toute autre manière qu’on eût dû l’élever. Cette sévérité ne faisait que développer les aspirations confuses de la jeune fille. Il eût plutôt fallu la prendre par les sentiments, par le cœur. Mais Mme Briche interrompit ces réflexions. Bien qu’elle ne dût pas ressortir, elle avait gardé son chapeau, ses gants.

— Si j’ai fait des observations à ma fille devant vous, dit-elle, c’est qu’elle les méritait. Je comprends très bien que vous lui ayez demandé de vous tenir compagnie. Ce n’est pas cela qui m’a fâchée. Mais il faut qu’elle obéisse.

Le soir, prétextant un malaise, Mme Briche se retira, laissant son mari et Charles Blusson en tête à tête. Celui-ci avait longuement réfléchi à la scène de l’après-midi. « J’aurais dû parler à Denise de sa lettre, lui faire comprendre quels dangers elle eût pu courir, lui enlever certaines illusions, lui dire que je n’étais qu’un homme comme les autres hommes. » Et il avait décidé qu’à la première occasion il aurait une franche explication avec la jeune fille.

— Tu veux un cigare ? demanda le notaire.

— C’est une excellente idée, répondit le peintre en affectant d’être de bonne humeur et de ne penser à rien. À propos, demain, que fais-tu ?

— Rien de particulier.

— Nous pourrions, si tu le voulais, faire cette visite à Belleuse.

Me Briche tortilla la pointe de sa barbe. Il devint soucieux.

— C’est que j’avais l’intention de conduire Denise à Beauvais, chez Tante Marie.

Charles Blusson leva la tête brusquement. Son regard rencontra celui du notaire. Il détourna aussitôt les yeux. Il était pâle. Serait-ce à cause de lui que Me Briche voulait éloigner sa fille ?

— Pourquoi ?

Le notaire s’était encore assombri.

— Tante Marie la réclame à cor et à cri depuis six mois.

La colère gagnait Charles Blusson. Certains détails, auxquels il n’avait pas fait attention, lui vinrent à l’esprit. Son cousin avait regretté l’absence de Mme Blusson, lui qui la détestait. Il empêchait ses enfants de prendre leurs repas à la table familiale. Était-ce par peur qu’ils ne se trouvassent en présence de leur oncle ? Me Briche craignait-il que celui-ci ne les corrompît, qu’il n’eût sur eux d’inavouables desseins ?

— C’est moi qui t’oblige à te séparer de ta fille ?

Un profond étonnement se peignit sur le visage du notaire.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

Charles Blusson n’était plus maître de soi.

— J’ai des yeux pour voir…

Mais il s’interrompit. Les soupçons dont il se croyait l’objet étaient trop graves pour qu’il s’en défendît avant que son cousin les eût formulés. Une discussion confuse s’ensuivit, le peintre n’osant plus attaquer et ne parvenant pas à calmer sa colère. Finalement, Me Briche, que la seule pensée d’un désaccord avec son cousin faisait trembler, alla chercher sa femme. Il la trouva dans sa chambre, face à la porte, comme si elle l’attendait.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Charles s’est fâché, lui répondit son mari en portant les deux mains à son front.

Il était accablé. Bien qu’il eût feint d’ignorer les causes de la colère de son cousin, il les avait tout de suite devinées.

— Tout est de ta faute, continua-t-il.

C’était en effet Mme Briche qui avait demandé à son mari de conduire Denise à Beauvais.

— En tout cas, répondit-elle, je ne me suis pas trompée. Il avait déjà jeté son dévolu sur elle.

Lorsque, il y avait six mois, Me Briche avait déclaré fièrement à sa femme que son cousin lui avait promis de venir passer une semaine à Noyon, elle s’était écriée : « Pour rien au monde je ne le laisserai seul une minute avec ma fille. » Dans son esprit, Charles Blusson était une sorte de débauché dont les instincts, à la vue de celle-ci, se réveilleraient. Les premières fois que le peintre avait annoncé son arrivée, elle avait aussitôt conduit Denise à Beauvais. Les dernières, refroidie par ces voyages inutiles, elle avait attendu que le peintre arrivât effectivement.

— Nous sommes libres de penser ce qu’il nous plaît, dit le notaire dont le front était à présent couvert d’une sueur fine, mais nous ne pouvons pas faire à Charles l’affront de paraître le soupçonner d’avoir cherché à séduire Denise.

Mme Briche acquiesça. Quoique la façon dont son cousin avait accueilli le départ de la jeune fille eût encore augmenté la conviction qu’elle avait de son immoralité, la nécessité d’une réconciliation lui apparaissait. Elle se rendait bien compte qu’autrement elle se créerait un ennemi mortel.

— Descendons, dit-elle à son mari.

Charles Blusson arpentait le salon, les mains derrière le dos.

— Charles, voyons, qu’avez-vous ?

Il ne répondit pas et continua à marcher.

— Écoutez, Charles, je vous en prie.

Il s’arrêta.

— Il y a certainement un malentendu entre vous et mon mari, continua Mme Briche. Vous savez combien grande est mon estime pour vous.

— Il est certaines insinuations qu’un homme n’accepte pas.

— Je n’ai pas dit un mot, fit le notaire dont l’unique désir était de tout arranger.

— Tu as dit juste ce qu’il fallait, pas plus, répondit Charles Blusson.

Mme Briche s’était approchée du peintre.

— Écoutez-moi, Charles. Je suis une femme. Je sais ce qui s’est passé. Antonin ne m’a rien raconté, mais j’ai tout deviné. Je comprends votre indignation. Non, je vous le promets, Charles, nous n’avons jamais eu les pensées que vous nous reprochez. Ce qui a pu vous froisser, c’est que nous avons dû agir avec une certaine prudence. Vous ne connaissez pas les enfants, Charles. À partir d’un certain âge, il ne faut pas les perdre de vue un instant. Denise est sérieuse. Je le sais. Je suis sa mère. Pourtant, elle a déjà ses idées à elle. Elle me cache bien des choses… Quelles choses ? Mon mari et moi, nous nous le demandons souvent.

— Je partirai demain matin, dit Charles Blusson en interrompant sa cousine, au moment où elle faisait allusion à un certain bouquet que se serait fait donner Denise par son professeur.

On mit tout en œuvre pour retenir le peintre. Mais ce fut inutile. Charles Blusson avait été attristé par l’hypocrisie des Briche. Car n’est-ce pas de l’hypocrisie que de noircir une innocente jeune fille à seule fin de conserver l’amitié d’un parent éloigné mais influent ?

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