Le docteur Aubin – Emmanuel Bove
Il était neuf heures du soir. Il avait plu toute la journée. Brusquement, à la fin de l’après-midi, le temps avait tourné au froid. Il gelait à présent. On glissait sur les trottoirs, sur les chaussées, comme sur une patinoire. Le ciel était constellé ; la lune, éclatante. Le docteur Gilbert Aubin avait relevé le col de son pardessus. Il marchait d’un pas rapide dans la direction de la porte de Versailles, remontant une à une les stations de métro de la rue de Vaugirard. À la Convention, il entra dans un café dont il ne restait de la terrasse que les panneaux vitrés destinés à protéger les clients du vent. Il n’avait sans doute pas dîné car il commanda un apéritif. Il le but lentement, le regard fixe. De temps en temps, il frictionnait le dessus d’une de ses mains. Lorsqu’il entendait, venant du sol, le grondement d’une rame de métro, puis la trompette de l’employé, il écartait le rideau mouillé par la buée et regardait surgir les voyageurs. Le docteur Aubin était un homme de quarante ans à lunettes d’écaille et à petite moustache noire, aux traits fins, au profil délicatement dessiné. Il portait un col mou et, comme dans sa jeunesse, une épingle dorée en maintenait les pointes rapprochées. Tout dans sa mise faisait songer à ces hommes partis frais de chez eux mais qui ne sont pas rentrés de la journée.
Soudain il sortit. Il prit la rue Desnouettes. C’était un peu plus haut, dans un immeuble bâti il y avait à peine cinq ou six ans mais qui avait déjà cette teinte grise de l’aggloméré dont on fait les faux rochers, les fausses cavernes des jardins d’acclimatation, qu’il demeurait. Devant la maison, il hésita à entrer. Quel accueil lui réserverait Alice ? Que dirait-elle quand elle saurait qu’il n’avait pas été chez l’administrateur Loubat ? Il poussa la porte finalement, passa rapidement devant la loge de la concierge en portant la main à son chapeau, prit l’ascenseur, modèle perfectionné mais ayant l’aspect d’un monte-charge.
C’était en 1928, alors qu’il s’était rendu à Dijon au chevet d’une vieille tante, qu’il avait fait la connaissance de Mademoiselle Alice Bertoin. Elle appartenait à une modeste famille. Son père, médecin également, était un homme assez singulier. À Dijon, où il exerçait, il avait opéré plusieurs guérisons que certains qualifiaient de miraculeuses et d’autres de charlatanesques. Mais son apparence, celle d’un ouvrier agricole, son mépris de la médecine officielle et de tout ce qui n’était pas la simplicité et l’austérité dans laquelle il avait été élevé, l’avaient empêché de tirer parti de ses succès. Il s’était opposé au mariage de sa fille. Elle avait passé outre, un peu par amour, beaucoup par désir d’habiter Paris, de pénétrer dans un milieu intelligent, supérieur même à celui dont l’excentricité de son père l’écartait. Deux ans plus tard, le ménage avait eu une fille qu’on prénomma Marie-Thérèse. Il s’était alors installé dans un petit appartement de trois pièces, square Desnouettes. Une vie difficile avait commencé. À chaque instant, les jeunes gens recouraient à leur famille. On échangeait des signatures. Les conseils, les reproches, les menaces même pleuvaient.
Il y avait un mois, au cours d’une soirée donnée par le professeur Carlhian, dont Gilbert avait été l’assistant avant son mariage, Alice s’était plainte de son existence. À l’insu de son mari, elle avait fait des confidences au professeur. Elle rêvait de partir pour un pays lointain, où les mœurs seraient différentes, où son mari pourrait se rendre utile, être récompensé de son travail, prendre conscience de sa valeur. « Mon rêve, avait-elle dit, serait que Gilbert eut une responsabilité. Il deviendrait tout autre. C’est un garçon qui a besoin d’exercer son initiative, de sentir qu’on l’apprécie, qu’il est indispensable. »
Monsieur Carlhian avait alors parlé de son ami l’administrateur des colonies, Loubat. Il avait promis de faire tout ce qu’il pourrait. Or, le matin du jour où commence ce récit, la lettre suivante était arrivée à l’adresse de Gilbert Aubin. « Cher ami, comme je l’ai promis à votre charmante femme, j’ai parlé de vous à mon ami Loubat. Je lui ai fait part de vos désirs. Je lui ai dit toute l’estime (et vous savez combien elle est grande) que j’ai pour vous. Enfin bref, j’ai plaidé votre cause. Cela n’aura pas été en vain. À l’instant, je reçois une lettre de M. Loubat. Il faut que vous alliez aujourd’hui même le voir (vous trouverez son adresse dans l’annuaire). Il vous attend. Son fils, (dont vous connaissez – j’en suis certain – les travaux), quitte Hanoï. Il s’agit de le remplacer éventuellement comme médecin attaché à la Résidence. Tenez-moi au courant. Très cordialement vôtre, E. Carlhian. »
— Eh bien ! dit Alice cependant que son mari ôtait lentement son pardessus.
C’était une jeune femme de trente ans, brune, assez jolie, mais dont les cheveux, aux tempes, étaient clairsemés et prenaient racine trop bas, ce qui lui donnait un aspect négligé. Elle était vêtue d’une robe noire, à peine décolletée. Les bras le long du corps, immobile, elle regardait son mari. Il ne répondit pas. Sans se soucier d’elle, il vidait une à une les poches de son pardessus.
— Eh bien ! dit Alice, cette fois avec plus de vivacité. As-tu vu M. Loubat ?
— Je te parlerai de cela tout à l’heure. Je meurs de faim. Il faut que je dîne d’abord.
Il passa dans la première pièce, la salle à manger-salon. Son couvert était mis sur une table de bridge. Il déplia un journal, s’assit. Peu après, Alice reparut, un plat entre les mains, avec l’air d’une grande dame qui, pour ne pas faire veiller ses domestiques, assure un service tout préparé.
— Merci, merci, dit-il sans lever les yeux.
Alice s’assit près de son mari.
— Qu’est-ce que t’a dit M. Loubat ?
— Il ne m’a rien dit.
— Enfin, parle, explique-toi. Tu es ridicule. Tu sais que je t’attends avec impatience et tu rentres à neuf heures.
Gilbert Aubin tourna la tête vers Alice.
— Je ne l’ai pas vu.
— Il n’était pas chez lui ?
— Je n’en sais rien car je n’y ai pas été.
Les lèvres d’Alice se serrèrent. Sa gorge se souleva. Sa surprise était telle qu’elle ne croyait pas encore que ce fût possible.
— Comment, tu n’as pas été chez M. Loubat ?
— Non, je n’y ai pas été.
Elle se leva si brusquement qu’elle fit bouger la table et qu’un verre faillit se renverser.
— Calme-toi, dit tranquillement Gilbert Aubin.
Elle ne répondit pas.
— C’est incroyable, c’est incroyable, répéta-t-elle à plusieurs reprises en levant les mains. Elle avait tourné le dos à son mari. Celui-ci voyait ses mains s’ouvrir et se fermer avec rapidité. Il s’approcha de sa femme, la prit par les épaules.
— Laisse-moi, fit-elle en le repoussant. Laisse-moi.
Elle traversa la pièce, s’accouda sur un meuble. Il la suivit mais, cette fois, ne la toucha pas.
— Tu ne me permets pas de finir, Alice.
Elle pleurait de colère. Cet homme serait-il donc toujours incapable d’agir ! Elle avait beau se démener pour lui faciliter les choses, il ne bougeait pas. C’était à croire qu’elle ne lui inspirait aucun sentiment. S’il l’avait aimée, n’eût-il pas fait l’impossible pour la rendre heureuse, pour lui épargner cette vie médiocre ?
— Je n’ai pas été chez M. Loubat pour une raison très simple et que tu vas comprendre tout de suite, continua Gilbert Aubin. Je ne voulais pas refuser la situation qu’il m’offrirait. Car c’est ce que j’aurais été obligé de faire à cause de Marie-Thérèse.
— Quoi ? demanda Alice en se ressaisissant brusquement.
— Ce serait un crime de partir pour l’Indochine avec une enfant de quatre ans.
— C’est nouveau.
— Non, ce n’est pas nouveau. Je ne t’en ai pas parlé plus tôt parce que je ne voulais pas te faire l’affront d’être plus soucieux de la santé de notre enfant que toi.
Une discussion confuse suivit cette déclaration. Alice prétendit qu’il n’y avait absolument aucun danger dans ce voyage, qu’on voyait tous les jours des familles entières entreprendre de longues traversées, cependant que son mari s’efforçait de lui faire comprendre que même pour les grandes personnes le climat de l’Indochine était dangereux, à plus forte raison pour des enfants.
Durant quelques instants, Alice parut se calmer. Puis, tout à coup, elle entra dans une violente colère.
— Tu as une maîtresse, cria-t-elle.
Le docteur qui arpentait la salle à manger, ce qui faisait dire d’habitude à sa femme qu’il lui donnait le vertige, s’arrêta net, regarda Alice des pieds à la tête, puis, comme s’il s’était rendu compte qu’il n’y avait rien à répondre à une telle accusation, se remit à marcher.
— Pendant que je fais tout ce qui est humainement possible de faire pour toi, tu me trompes… Ah ! nous allons voir…
Elle fut interrompue par la sonnerie du téléphone.
— Au lieu de m’agacer, va répondre, lui dit son mari.
— Je saurai la vérité, continua Alice.
Le téléphone sonnait toujours.
— Tu n’entends pas ?
Au début du mariage, il avait été entendu que ce serait toujours Alice qui répondrait, sans dire qui elle était, par un désir puéril de faire impression sur la clientèle.
— Tu n’as qu’à y aller toi-même, dit-elle en laissant entendre qu’elle se désintéressait à présent de la carrière de son mari.
Le docteur Aubin se rendit dans son cabinet. Quand il eut raccroché, sa mauvaise humeur avait encore grandi. C’était la mère d’une de ses clientes qui avait téléphoné pour demander au docteur de se tenir prêt à intervenir, l’enfant que sa fille attendait était sur le point de naître.
— Il ne manquait que cela, murmura Gilbert en revenant dans la salle à manger.
Par ce froid glacial, il allait être obligé de sortir.
— La vérité ne peut se cacher indéfiniment, reprit Alice.
Le docteur Aubin ne put se contenir. Il jeta sur sa femme un regard furieux puis, sans dire un mot, retourna dans son cabinet, s’enferma, à clé. C’était une pièce meublée avec le désir de faire cossu et avec mauvais goût. Sur le bureau couvert d’une plaque de verre, il y avait la fameuse garniture de bureau que lui avait donnée son père quand il s’était installé et qui n’était guère différente de ce qu’elle avait été dans le magasin d’où elle était sortie. Trois petits fauteuils carrés, un cosy-corner tendu de la même étoffe moderne que les sièges, meublaient la pièce. Mais ce qu’il y avait de plus laid encore, c’était le lustre, une sorte de vasque renversée en marbre veiné aux chaînettes de laquelle était enroulé du lierre artificiel. Un rideau de mousseline blanche cachait la fenêtre. L’ensemble de ce cabinet trahissait tout le soin qu’un jeune médecin peut apporter au perfectionnement de ce qu’il croit être son principal instrument de travail. Il ouvrit la fenêtre, pour se rafraîchir, pour respirer, pour oublier la scène pénible qui venait de se dérouler. Un vent glacial lui arriva au visage, lui fit du bien. Le ciel était constellé, aussi lumineux qu’il est possible, vibrant, et la voie lactée toute blanche était si nette qu’elle se détachait sur le ciel. À ses pieds, le square, avec ses tas de sable pour les enfants, aussi dur que de la pierre, s’étendait, désert. Il referma la fenêtre, tira la cordelette du rideau, avec précaution, pour ne rien casser. Entre les quatre murs, à la lumière de la lampe de son bureau, une lampe qui était aussi un cadeau, il se sentit petit, faible. « Pauvre Marie-Thérèse, murmura-t-il, tu ne sais pas tout ce que je fais pour toi. Quand tu seras grande, tu le devineras peut-être, mais ce sera déjà du passé et cela n’aura plus aucune valeur. » Il s’assit dans un fauteuil, près du radiateur sur lequel il y avait, par hygiène, une assiette d’eau. Car, à quoi bon se coucher puisqu’il pouvait être appelé d’un moment à l’autre. Il lui faudrait réveiller la concierge, entendre ses grommellements, marcher un quart d’heure dans la nuit glaciale pour économiser un taxi. Il ferma les yeux. Les principaux événements de son existence lui revinrent à la mémoire. Guerre, démobilisation, examens, mariage, tout cela lui avait donné des joies et des peines qui aujourd’hui étaient mortes. Plus rien ne comptait désormais que le présent. Et ce présent, c’était cette vie sans relief, cette famille réduite au minimum, une femme, un enfant. « Est-ce que j’aime vraiment Alice ? » se demanda-t-il. Son attachement n’était-il pas une habitude ? Il était fatigué. Les épaules lui faisaient mal. « Et que ferais-je si j’étais obligé de choisir entre ma femme et ma fille ? » Il ne sut que répondre. Comment pouvait-il se poser une pareille question ? Il voulut penser à autre chose. Il n’y parvint pas. Cette étrange question, un tribunal la lui posait à présent. Le président le mettait en demeure de répondre par oui ou par non. S’il refusait, c’était bien simple, on tuerait la femme et l’enfant. Il fallait même qu’il se dépêchât, car il n’y avait pas que son cas à juger. Les assesseurs donnaient des signes d’impatience. Ils avaient autre chose à faire que d’attendre que le docteur Aubin prît une décision. On n’était pas en famille. On rendait la justice.
Ce fut à ce moment que fort heureusement un coup de sonnette dispersa ces réflexions, un coup de sonnette qui ressemblait singulièrement au premier appel du téléphone quand, comme il arrive parfois, il n’est suivi d’aucun autre. Le docteur Aubin se leva d’un bond.
La pendulette gainée de cuir, un autre cadeau non de la famille cette fois mais d’un malade reconnaissant, avait continué toute seule son petit travail. Il était quatre heures du matin. Comment Gilbert avait-il pu dormir si longtemps habillé, chaussé, le cou serré ? Et qui venait le déranger à pareille heure ? Il s’étira et, sans doute parce qu’il ne le faisait jamais, il fut surpris de voir dans la glace de la cheminée ses bras levés, ses poings fermés. Pour ne pas réveiller sa femme et sa fille si la sonnette ne l’avait pas déjà fait, il ouvrit avec précaution la porte de son cabinet de travail. Un accident venait peut-être d’arriver. On avait besoin d’un médecin. Dans quel drame allait-il être plongé ? À une heure aussi matinale, seul un cas désespéré pouvait justifier une visite. Il bâilla, passa une main sur ses cheveux. Le corridor, à demi obstrué par une armoire normande dont Alice avait hérité, était obscur. Il tourna un commutateur. L’appartement était si petit qu’il eût pu toucher le lit qu’il aperçut alors par l’embrasure d’une porte. Il se rendit dans l’entrée. D’habitude, avant de se coucher, il tirait le verrou, mettait la chaîne de sûreté. La veille, il n’en avait rien fait. Il tourna encore deux autres commutateurs un peu, il s’en rendit compte, pour que si un bandit éteignait une lumière, il en restât encore une autre. Enfin il ouvrit la porte.
Un homme de grande taille, découvert, paraissant âgé d’une soixantaine d’années, portant un pardessus raglan, se tenait sur le palier. Le docteur Aubin remarqua tout de suite que le ruban rouge à son revers était d’une longueur inhabituelle, d’une longueur d’au moins deux centimètres à cause de la distance qui séparait la boutonnière du bord du revers.
— Armand Loubat, dit le visiteur en s’inclinant cérémonieusement.
— Monsieur Loubat ? fit avec étonnement le docteur Aubin.
— Lui-même.
— Entrez, je vous prie… mais…
S’il était une visite à laquelle le docteur ne s’attendait pas, c’était bien celle de l’administrateur.
— Je m’excuse de vous déranger, cher Monsieur, dit M. Loubat après avoir ôté son pardessus et tapoté à différentes reprises les poches de son veston avec la mimique d’un invité qui attend qu’on lui indique la porte qu’il devra emprunter. Mais il fallait absolument que je vous voie. Je vous ai attendu toute la journée. C’est sans doute à cause d’un malentendu que vous n’êtes pas venu.
— C’est-à-dire que…
— Vous avez été empêché probablement. C’est fâcheux. Enfin, vous avez de la chance que le professeur Carlhian soit mon plus grand ami et qu’il vous aime beaucoup.
Gilbert Aubin devait se contraindre pour ne pas laisser paraître sa mauvaise humeur. Il trouvait extraordinaire que, sous prétexte de lui rendre service, M. Loubat se permît de venir chez lui à quatre heures du matin.
— J’ai dîné chez un ami, un garçon très doué, à peine plus âgé que vous. Nous avons passé la soirée à bavarder. J’aime la jeunesse, la jeunesse un peu mûre. Puis, comme nous n’avions sommeil ni l’un ni l’autre, nous sommes sortis. Vous savez ce que c’est, on va d’une boîte à l’autre et le temps passe si vite à mon âge. Ce n’est que tout à l’heure que j’ai pu me rendre libre. Et il fallait que je vous voie avant qu’il fût trop tard, cela dans votre intérêt, vous le savez n’est-ce pas ? Je dois donner la réponse demain matin, ce matin je veux dire. Est-ce que vous êtes d’accord, est-ce que vous acceptez de partir le mois prochain pour Hanoï ? Vous savez de quoi il s’agit ? Mon fils a le mal du pays. Il veut rentrer. Il le peut d’ailleurs, sa fortune est faite. Vous sentez-vous capable de le remplacer ?
Le docteur Aubin hésita à répondre. Évidemment au bout de dix années passées à soigner les gouverneurs qui se succéderaient, il reviendrait comme le jeune Loubat, fortune faite. Mais la petite Marie-Thérèse apparut devant ses yeux. Elle souriait. Elle ouvrait les mains, les montrait à son père. À ce moment, l’administrateur regarda sa montre.
— Tiens, il est presque quatre heures et demie. Dépêchez-vous de répondre. Le temps presse.
— Vous êtes très aimable de vous être dérangé, dit Gilbert Aubin, et je regrette que ce soit en vain. Je ne peux malheureusement pas accepter la situation que vous avez la bonté de m’offrir, cela pour des raisons sentimentales qu’il me serait trop long de vous exposer.
- Armand Loubat ne broncha pas. Il demeura un instant silencieux, impassible comme s’il n’avait rien entendu, puis il dit :
— Si vous venez me voir avant votre départ, je vous remettrai plusieurs lettres de recommandation, notamment pour le gouverneur qui est un grand ami, un fidèle ami.
— Je vous répète qu’il m’est impossible de partir.
Cette fois l’expression de M. Loubat changea complètement. Ses yeux se fermèrent à demi, ses narines se pincèrent. Il eut un air mauvais.
— C’est bien, dit-il en se levant. Veuillez, je vous prie, me reconduire.
— Mais…
— Je vous prie de me reconduire.
Gilbert Aubin eut alors brusquement conscience de ce qu’il perdait. Tant qu’il avait eu le pouvoir d’accepter ou de refuser la situation qui lui était offerte, il n’en avait pas saisi l’importance. Il pâlit. Il allait donc continuer à habiter ce petit appartement du square Desnouettes, à déposer des cartes dans les hôtels du quartier, à faire des accouchements au milieu de la nuit, à se casser la tête pour trouver des raisons nouvelles de demander de l’argent à sa famille, à supporter le mépris et les moqueries de son entourage.
— Je vous en prie, Monsieur, balbutia-t-il, ne partez pas encore. Vous m’avez mal compris. Je suis au contraire très heureux de remplacer votre fils dans une fonction aussi importante. Je vous suis infiniment reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi.
- Loubat avait remis son pardessus. Il regarda son interlocuteur avec indifférence.
— C’est cette porte ?
— Oui, mais restez. Je ne sais pas ce que j’ai eu. C’est la fatigue sans doute. Mon rêve justement a toujours été de partir. Je vous en supplie, faites qu’il se réalise.
— Trop tard.
Une sueur froide coula sur le front du docteur Aubin, mouilla ses sourcils.
— Monsieur, monsieur ?
— Trop tard, je vous dis. Vous pensez bien que pour une situation de cette importance, ce ne sont pas les candidats qui manquent. Il fallait saisir, comme on dit, l’occasion au vol. Je ne peux que vous répéter : trop tard.
Gilbert respirait avec difficulté. Il ne pouvait croire encore que tout était fini, que cette magnifique situation, il savait définitivement perdue.
— Mais puisque tout ne dépend que de vous.
— Trop tard.
— Et si je vous supplie.
— Trop tard, la place est déjà prise.
Ces derniers mots plongèrent le docteur Aubin dans un profond étonnement. Il se redressa. Comment cette place pouvait-elle être déjà prise puisque, il y avait un instant à peine, elle ne l’avait pas été ?
— Est-ce que vous vous moquez de moi ? demanda-t-il avec un calme subit.
— Non. La place est prise, c’est clair.
— Elle ne l’était pas quand vous êtes venu.
— Elle l’est maintenant.
Gilbert Aubin comprit alors qu’il n’y avait plus rien à espérer. Il baissa la tête pour cacher les larmes qu’il sentait prêtes à couler de ses yeux. La vie monotone qu’il menait depuis son mariage allait recommencer, avec cette aggravation qu’il lui serait chaque jour reproché de n’avoir pas su profiter d’une occasion unique. Que dirait Alice quand elle saurait qu’il avait refusé la situation qu’on lui avait non seulement offerte mais apportée chez lui ? Au fond, tout le monde avait raison. Il n’avait aucune valeur. Il était tout juste capable d’accourir quand un inconnu lui téléphonait. Après, quand on l’avait vu, on s’adressait à quelqu’un d’autre. Si Monsieur Loubat avait sauté avec tant de hâte sur son refus, c’était que certainement il avait été déçu, que son interlocuteur ne lui avait pas fait bonne impression. Mais une main s’était posée sur l’épaule du docteur Aubin. Il leva la tête.
— Vous me faites pitié, dit M. Loubat. Voulez-vous que j’essaie d’arranger les choses ?
— Vous allez faire cela ?
— Si vous le voulez.
— Merci, merci…
— L’ami avec qui j’ai passé la soirée doit me téléphoner tout à l’heure. Je lui raconterai votre histoire. Peut-être consentira-t-il à s’effacer.
— C’est lui qui devait remplacer votre fils ?
— Oui.
— Pourquoi, dans ce cas, êtes-vous venu me voir ?
— Parce que je vous aurais donné la préférence si vous aviez accepté. Comme cela n’a pas été le cas…
— Mais votre ami l’ignore…
- Loubat jeta un regard sévère sur le docteur Aubin.
— Nous allons attendre. Mon ami ne tardera certainement pas à téléphoner.
Les deux hommes s’assirent. On n’entendait plus que le tic-tac de la pendulette. Gilbert Aubin était en nage. Il craignait que l’ami de M. Loubat ne téléphonât pas et que, lassé d’attendre, l’administrateur ne prît congé. Ah ! comme il avait été maladroit. Il y avait une demi-heure, il eût été si simple d’accepter. Et maintenant, il était à la merci d’un coup de téléphone, du coup de téléphone d’un inconnu. Soudain, le souffle lui manqua, M. Loubat venait de regarder sa montre.
— Hé, déjà cinq heures.
— Votre ami ne tardera plus.
— Malheureusement, je vais être obligé de vous quitter.
— Vous ne pouvez pas faire cela. Il faut que vous soyez là. Si votre ami téléphone en votre absence.
— Oh ! Il ne prendra pas cette liberté. C’est un garçon d’une parfaite éducation.
— Vous voulez dire qu’il ne me ressemble pas, observa avec amertume le docteur Aubin.
Mais soudain le visage du médecin s’éclaira : une longue sonnerie résonnait tout près de lui, avec la force d’un réveille-matin dans une mansarde.
— Voilà, voilà, cria Gilbert en regardant M. Loubat. Ce dernier demeurait immobile.
— Vous ne répondez pas ?
L’administrateur semblait sourd.
— Dépêchez-vous.
La sonnerie s’arrêta. L’instant qui s’écoula avant qu’elle reprît parut interminable.
— Je vous en supplie, levez-vous.
Comme M. Loubat ne bougeait toujours pas, Gilbert Aubin s’approcha de lui, lui prit la main. Elle était molle. Il en sentait la forme s’adapter parfaitement à la paume de sa propre main. Il la pressa. Elle diminua. Il serra plus fort. Elle devint aussi petite que celle d’un enfant. À ce moment, la sonnerie, qui s’était encore arrêtée reprit, mais avec beaucoup plus de douceur. Gilbert Aubin se tenait debout devant un fauteuil vide. Il n’y avait personne dans la pièce. Tout était comme quelques heures plus tôt, lorsqu’il s’était assoupi. Il poussa un cri de joie. Il avait donc rêvé. M. Loubat n’était jamais venu. Il n’était donc pas trop tard. Oh ! mais cela n’avait pas d’importance. Le docteur Aubin éprouvait un tel soulagement qu’il ne voulait penser à rien.
La sonnerie retentissait toujours. Il décrocha l’appareil. C’était la vieille dame qui lui avait déjà téléphoné au sujet de sa fille qui allait accoucher. Elle le priait de venir le plus vite possible. Gilbert s’étira comme dans un rêve, mais sans voir son image dans la glace de la cheminée. Il regarda l’heure. Comme l’avait dit M. Loubat, il était cinq heures. Il quitta son cabinet de travail sur la pointe des pieds. Il était heureux de sortir. La porte de la chambre où reposaient Alice et Marie-Thérèse était ouverte. Il entra dans la pièce avec précaution. Jamais il ne s’était senti si bien. Jamais il n’avait éprouvé une telle paix. M. Loubat n’était pas venu ! Il ne lui avait rien refusé. Gilbert n’avait par conséquent rien à regretter. Il s’approcha du petit lit de sa fille. Il la regarda avec amour. Elle était à demi-découverte, en travers du lit. On devinait qu’elle s’était retournée plusieurs fois, qu’elle avait peut-être fait, elle aussi, un mauvais rêve. Mais le visage était serein, indifférent à toutes les gesticulations passées du petit corps.
Gilbert Aubin contempla longuement la fillette, se pencha pour l’embrasser, puis, après avoir pris sa trousse, sortit. La vie lui paraissait simple et merveilleuse. L’aube commençait à poindre. Il ne faisait pas encore jour mais il n’y avait plus d’étoiles. « Que l’heure qui suit un cauchemar est belle ! » murmura-t-il. Un taxi passa près de lui. Il l’arrêta, donna l’adresse de sa malade. Le chauffeur avait dormi dans son lit, lui. Il fumait déjà une cigarette. Son œil était frais, ses joues roses. Le docteur Aubin croisa les jambes, s’adossa confortablement à la banquette. Les yeux clos, il s’efforçait de ne penser à rien. Et ce ne fut que lorsque les premiers gémissements de la femme en douleurs parvinrent à ses oreilles qu’il se demanda pourquoi dans son rêve il avait tellement souffert, pourquoi il avait craint de perdre une situation qu’il n’accepterait jamais.