La cousine – Emmanuel Bove
Le petit appartement de l’avenue de la Motte-Piquet était sens dessus dessous. Pour la première fois, Olivier Guyot allait passer un mois entier hors de sa famille. C’était un grand jeune homme de vingt-quatre ans, pas tout à fait aussi beau que se l’imaginait sa mère, mais assez séduisant tout de même avec ses larges sourcils de jaloux, son air timide et susceptible. Il venait de terminer son droit. Pour fêter cet événement, Monsieur et Madame Guyot avaient décidé de réaliser le projet caressé depuis longtemps, d’envoyer Olivier à Guingamp, chez sa tante Denise Labatterie, pour les vacances. Maintenant qu’Olivier allait être obligé de gagner sa vie, il eût été maladroit, quelques bonnes raisons qu’on en eût, de négliger ceux qui pourraient lui être utiles. Denise faisait partie justement de ces derniers. Depuis vingt-sept ans, Marguerite Guyot reprochait à sa cousine d’avoir, comme elle disait, manqué sa vocation qui eût été, toujours selon Mme Guyot, d’être une demi-mondaine. Elle le lui reprochait avec d’autant plus d’aigreur qu’à cette époque lointaine, alors qu’elle était jeune fille, elle avait aimé elle aussi le beau et riche Yves Labatterie. Elle avait tout fait pour devenir sa femme. Elle avait même exploité l’attrait confus qu’exerçait sur sa sœur et sur elle ce que l’on appelle la vie artistique de Paris. Elle avait rabaissé l’objet de son amour, elle en avait fait ressortir l’absence d’ambition élevée, la médiocrité en un mot, avec tant de ténacité, si habilement, que Denise avait fini par paraître l’approuver. C’était ainsi, du moins le croyait-elle, que Marguerite avait perdu la partie. Denise avait été plus maligne que sa sœur. En même temps qu’elle avait feint de céder, elle avait conquis le cœur du bel Yves. De dépit, Marguerite s’était rendue chez un parent, à Paris. Pendant deux ans, elle avait suivi des cours de peinture à l’École des Beaux-Arts. Pour se venger, elle était restée le plus longtemps possible fidèle aux aspirations qu’elle avait partagées avec sa sœur. Puis, elle s’était mariée avec un officier sans fortune à qui elle n’avait pas tardé de rendre la vie intenable. Grâce au ciel, disait-elle aujourd’hui, elle avait un dédommagement à sa vie manquée dans son grand garçon de fils, si bon, si intelligent.
— Tu feras attention, Olivier.
— Ne t’inquiète pas, maman.
— Si elle te pose des questions, ne réponds pas.
— Je ne suis plus un enfant, maman.
— Sois simple, naturel. Montre-lui que tu es mon fils.
Le 17 juillet 1935, alors que traînaient encore par les rues des touffes de serpentins et des lampions, alors qu’on déclouait les estrades, Olivier débarqua par un soleil torride à la petite gare de Guingamp. Le jardinier de M. Labatterie l’attendait sur le quai. Le matin il avait conduit le cheval chez le maréchal. Il avait demandé à sa patronne s’il devait en emprunter un aux Poiret, des voisins. « Ce n’est pas la peine, avait répondu Denise, mon neveu est assez grand garçon pour faire le chemin à pied. » En l’absence de son mari, parti pour Paris, Denise accueillait très cordialement son neveu. C’était la première fois qu’il la voyait et tout ce qu’il avait entendu dire pendant des années de sa tante lui parut calomnieux. Cette femme paraissant encore jeune, dont les yeux étaient bleus comme le ciel, dont la toilette claire semblait d’une jeune fille, dont les préoccupations apparaissaient tellement différentes de celles de Mme Guyot, préoccupations de plaire, de rendre la vie agréable autour d’elle, d’embellir les lieux où elle vivait, cette femme lui causa, à lui si fier, comme son père, d’être parisien, l’impression que, jeune provincial, il eût ressentie en pénétrant chez une parisienne élégante.
Denise le conduisit dans la chambre qu’elle lui avait réservée. Rien n’était laid dans la propriété dont les murs étaient blanchis à la chaux, dont les portes-fenêtres s’ouvraient sur des pelouses.
— Vous êtes chez vous, dit Mme Labatterie à son neveu avec un sourire. Reposez-vous. Plus tard, si vous voulez me voir, vous me trouverez au fond du parc, près de la source. À tout à l’heure, Olivier.
Elle ouvrit les rideaux car le soleil ne donnait plus dans la pièce, s’assura longuement que tout était en ordre. Puis elle se retira, mais sans ajouter un mot, le dernier coup d’œil qu’elle venait de jeter sur la pièce étant celui d’une maîtresse de maison.
Olivier fut alors frappé par toutes les petites attentions dont il avait été l’objet. Il était seul à l’étage, un étage soigneusement ciré, où l’air qui circulait agitait doucement des rideaux de mousseline blanche. Qu’Olivier était loin de l’appartement du Champ de Mars dont six fenêtres sur huit donnaient sur la verrière d’un garage ! Les armoires étaient entr’ouvertes pour que l’invité osât les utiliser. Sur une table de bois fruitier des roses embaumaient. À côté, une montre, un cendrier, des cigarettes. Et, plus grande prévenance encore, pour ôter à cette chambre la banalité que lui donnait un mobilier de famille, Denise y avait fait remplacer les vieux tableaux par des reproductions modernes.
Une demi-heure plus tard, Olivier retrouvait sa tante. Comme elle l’avait dit, elle était assise près de la source. Elle posa le livre qu’elle lisait sur un fauteuil de fer, au siège bombé, semblable à ceux qui firent une courte apparition, avant la guerre, dans les jardins publics.
— Alors, mon cher Olivier, êtes-vous content ? Avez-vous tout ce qu’il vous faut ?
— Oui, Madame.
— Voyons, ne m’appelez pas Madame. Appelez-moi tante, tante Denise si vous voulez, mais pas Madame. Je suis la sœur de votre mère, Olivier.
— Oui, oui, je sais.
— Eh bien ! il paraît que vous avez passé brillamment vos examens. C’est très bien, cela ! Comme elle doit être contente, Marguerite ! Et votre père aussi, n’est-ce pas ?
— Il est très content.
— Après avoir si bien travaillé, vous avez le droit de vous amuser maintenant. Est-ce que vous savez jouer au tennis ?
— Un peu.
— Nos amis les Poiret ont une fille charmante. Elle sait tout faire. Elle nage. Elle joue au tennis. Elle chasse même. Vous la connaîtrez. Elle a un frère d’ailleurs, de votre âge, un garçon charmant lui aussi.
Olivier demeurait silencieux. Sa mère ne lui avait-elle pas dit et répété avant de partir qu’il fallait surtout qu’il eût une attitude digne, froide, qu’il n’oubliât jamais que les Labatterie étaient de riches oisifs ignorant tout des difficultés de la vie ? Puisqu’il était arrivé, à force de travail, au doctorat, il devait avoir conscience de sa valeur et ne pas se laisser éblouir par le charme et la fortune de ces gens stupides.
— D’ailleurs, continua Denise, vous ne tarderez pas à les rencontrer. Nous aimons la jeunesse. Les Poiret le savent et ils ont pris l’habitude de considérer ce parc comme leur domaine.
— Je serai heureux de les connaître, dit Olivier froidement. Mme Labatterie feignit de ne rien remarquer d’anormal dans l’attitude de son neveu.
— Marc, c’est ainsi que s’appelle le fils de nos voisins, a une voiture. Il vous conduira à Saint-Brieuc. Là, vous pourrez vous baigner. Il y a une plage magnifique.
— Il est très probable que je n’irai pas à Saint-Brieuc, répondit Olivier avec la même froideur.
Il venait de penser que sa tante était bien comme sa mère la lui avait dépeinte. Comme elle contrastait, cette liberté qu’on lui donnait, avec la crainte continuelle qu’avait Mme Guyot qu’il n’arrivât quelque chose à son fils ! On l’enjoignait à faire des randonnées avec un jeune homme qu’il ne connaissait même pas, à se baigner, et il ne venait même pas à l’idée de Denise qu’il pût courir un danger. C’était bien là une preuve de plus de cette légèreté, de cet égoïsme, de cette indifférence pour les autres dont il avait tant entendu parler.
— Olivier, vous n’êtes plus un enfant. Si Marguerite vous a envoyé ici, c’est pour que vous preniez des distractions.
— Oui, mais il y a des choses que je ne ferai pas parce que je ne veux pas causer d’inquiétude à ma mère. Elle est tout pour moi.
— Je ne vois pas le rapport.
— Je ne peux pas vous en dire davantage.
Deux jours plus tard, après le dîner, ils s’attardèrent sur la terrasse. La nuit était splendide, sans lune mais constellée. Des collines environnantes, le vent apportait des parfums de prairies. Quelques feux rouges flambaient à l’horizon, semblables à des bivouacs abandonnés après une pause. Des bruits d’ailes, des sifflements troublaient le silence. Denise, assise dans un fauteuil d’osier, formait une tache blanche dans l’ombre. Olivier, appuyé à la balustrade, lui faisait face.
— Vous devez vous ennuyer, toute seule ici, ma tante, dit-il.
Il pensait à la réputation de légèreté qu’avait sa tante. C’était bien la femme romanesque dont sa mère lui avait fait le portrait. Ah ! ce n’était pas celle-ci qui eût entraîné un jeune homme ainsi à l’écart.
— C’est vrai, je suis bien seule.
— Pourtant, c’est si agréable de ne pas être seul, du moins je le crois, car moi aussi je suis seul. Je l’ai toujours été d’ailleurs.
Il songeait à sa mère. Pourquoi ne pouvait-elle pas le voir en ce moment ? Elle eût triomphé. Ne lui avait-elle pas dit que lorsque sa tante le verrait, beau comme il était, elle deviendrait immédiatement amoureuse de lui ?
— Oh ! Olivier, vous ne dites pas la vérité. Vous avez laissé une amitié à Paris, une amitié à laquelle vous tenez, n’est-ce pas ?
— Non.
— Alors, cela vous fait un certain plaisir d’être là, près de moi ?
— Près de vous ?
— Oui.
Il hésita à répondre. Denise s’était levée. Elle se tenait tout près de lui.
— Et vous ?
— Moi. Mais oui. Je n’ai aucune raison de ne pas vous dire ce que je pense.
— Moi aussi, je n’ai aucune raison de ne pas vous dire ce que je pense.
— Oui, mais vous ne le dites pas.
Le jeune homme allait parler lorsque Denise lui prit les mains.
— Venez Olivier, il faut que nous rentrions.
Ce soir-là, Olivier ne put s’endormir si grande était sa fierté. Il aurait voulu pouvoir tout raconter à sa mère immédiatement, lui dire comment il s’y était pris pour séduire Mme Labatterie. Il savait que rien n’eût causé une plus grande joie à sa mère, qu’il eut pu lui répéter dix fois de suite le même récit sans la lasser. Finalement il n’y tint plus. Il sortit de son lit. Dans un souci de rendre la chambre confortable, Denise avait mis sur la table de l’encre, du papier à lettre, une plume toute neuve, du buvard.
Olivier n’eut qu’à s’asseoir pour écrire la lettre suivante : « Ma chère maman, je ne voulais t’écrire une nouvelle lettre que demain mais il vient de se passer beaucoup de choses, des choses qui t’intéressent, j’en suis certain. J’ai fait, hier après-midi, une grande excursion… avec ma tante. Mon oncle n’est toujours pas rentré. Donc dîner en tête à tête. Le soir, nous avons fumé des cigarettes sur la terrasse. C’était charmant, je souligne le mot. Je crois que je vais être obligé de t’écrire tous les jours. »
Olivier se réveilla tard. Il s’habilla à la hâte, mais le valet de chambre lui apprit que Denise avait pris la voiture et s’était rendue en ville. Il en éprouva une certaine déception. Il était impatient de trouver de la matière à une deuxième lettre. Jusqu’à midi le temps lui sembla interminable. La soirée fiévreuse sur la terrasse, la lettre écrite à la clarté de la lune lui avaient donné l’illusion qu’il était déjà l’amant de Denise, qu’elle n’avait qu’une pensée : le revoir le plus vite possible.
Enfin, à midi et demie, Mme Labatterie revint. Elle avait été voir une amie et faire des achats. Il faisait une chaleur étouffante. Ne sachant pas conduire, Olivier dut se contenter de regarder sa tante manœuvrer pour entrer dans le garage. Il l’aida à descendre, prit les paquets, puis dit en se mettant en travers de la porte :
— Vous avez été méchante, ce matin.
— Moi ? Pourquoi ?
— Vous ne m’avez même pas fait dire où vous alliez.
— Vous avez été inquiet ?
— Un peu. Je me demandais ce qui était arrivé.
— Vous êtes charmant, Olivier. Eh bien ! je vais vous dire la vérité, mon cher petit. C’est pour vous que je suis sortie ce matin. Je voulais vous faire une surprise.
En disant ces mots, Denise tira un petit paquet de son sac. Elle le tendit à son neveu.
— C’est un étui à cigarettes. Comme à votre âge on aime les initiales, je les ai fait mettre. Et cela a pris deux heures.
Après le dîner, Denise et Olivier retournèrent de nouveau sur la terrasse. Cette fois, il n’y avait pas une étoile dans le ciel, pas un feu à l’horizon. Il faisait nuit noire. La seule lumière venait des portes-fenêtres.
— L’obscurité ne vous fait pas peur ? dit Olivier comme il l’avait dit le jour où il avait invité la couturière de sa mère au cinéma.
Mme Labatterie ne répondit pas. Au loin le tonnerre grondait. On entendait le vent mugir dans les arbres, pourtant éloignés, du parc.
— Donnez-moi une cigarette, Olivier.
Quelques secondes, le visage de Denise apparut à la flamme d’un briquet. Il était grave, comme surpris dans la solitude.
— Répondez-moi franchement, Olivier. Est-ce que vous avez de la sympathie pour moi ?
— Comment voulez-vous que je vous réponde ?
— Répondez : oui.
— Je ne peux pas. Le sentiment que j’ai pour vous n’est pas de la sympathie.
— C’est peut-être du respect.
Olivier se voyait comme dans une glace, s’entendait comme s’il était sorti de lui-même. Chacun de ses gestes, il lui semblait que c’était un autre qui le faisait. Il ne pouvait encore croire qu’il était aimé. Il ne pouvait le croire et pourtant il se sentait profondément heureux. Dans l’obscurité de cette nuit, il avait la sensation que ses yeux étaient fermés, que tout cela n’était qu’un rêve. Sa mère se dressait parfois devant lui. Elle souriait de plaisir, lui faisait signe d’être plus entreprenant.
— Non, ce n’est pas du respect, dit-il enfin.
— Taisez-vous, Olivier.
Il entendit le bruit à peine perceptible que fit sa bouche en s’ouvrant. Denise était tout près de lui. Il la prit par les deux bras, la serra contre lui, mais sans force, comme s’il craignait quelque chose. Un instant après Denise et Olivier s’embrassaient.
— Mon cher petit, je suis heureuse, plus heureuse que je n’ai jamais été, murmura Denise.
Une déchirure se fit dans les nuages et un peu de clarté se répandit sur le parc, découvrant la grande pelouse, les arbres entourant la source.
— Vous m’aimez ? demanda Olivier.
Pour toute réponse, elle l’embrassa. À ce moment, il songea à la lettre qu’il avait écrite la nuit précédente et il en eut honte.
— Marchons un peu, voulez-vous, Olivier.
Ils prirent une petite allée et, à une centaine de mètres de la maison, s’assirent sur un banc.
— Vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureuse, dit Denise en prenant les mains du jeune homme et en les couvrant des siennes. Quand on vient de vivre pendant vingt-cinq ans dans une solitude morale complète, vous ne pouvez pas vous imaginer le bonheur que l’on éprouve à sentir ne serait-ce qu’un peu d’affection chez quelqu’un.
— Mais votre mari…
— Je vous en prie, Olivier, ne parlez pas de lui. Cet homme est une pierre. Il est pire. Une pierre ne fait pas souffrir. C’est un monstre. Il me hait. Il voudrait que je disparaisse, et quand je parle de partir, il menace de me tuer. Mais ne parlons plus de lui. Olivier, vous êtes jeune, vous. Vous ressemblez à tout le monde. Si vous saviez le plaisir que j’éprouve à être près de vous. Donnez-moi vos lèvres. Oui, c’est cela. Parlez-moi de vous. Dites-moi ce que vous allez faire dans la vie.
— Je vais être avocat.
— Non, ce n’est pas cela que je vous demande. Je voudrais savoir si vous pensez déjà à vous marier, si vous voulez avoir des enfants.
— Je n’ai jamais pensé à cela.
Lorsqu’à deux heures du matin Olivier regagna sa chambre, il s’accouda tout de suite à la fenêtre. L’orage s’était éloigné. Toute une moitié du ciel était constellée. Déjà, au loin, des coqs chantaient. À gauche, une autre chambre projetait sa lumière dans la nuit. C’était la chambre de Mme Labatterie. Il ne quittait pas des yeux cette lumière. Parfois, durant une seconde, elle était déformée par une ombre, celle de Denise. Il avait alors envie de retourner dans cette chambre, de déformer lui aussi ce carré de lumière, et d’éteindre, et de rester jusqu’au matin, sans dire un mot, près de Denise.
Une demi-heure plus tard, il n’y eut plus que sa fenêtre à lui qui éclairât la nuit. Denise était couchée, seule. Dormait-elle ? Il songea à sa mère. Ah ! pourquoi lui avait-il écrit ? Chaque fois qu’il songeait à sa dernière lettre, il était pris d’un malaise. Et il avait annoncé qu’il écrirait tous les jours. Peu après il s’asseyait devant la table. « Ma chère maman, écrivit-il, je n’ai pas fait grand-chose aujourd’hui. Il faut dire qu’il a fait tellement chaud qu’on n’avait pas envie de bouger. J’ai lu un livre. Puis j’ai été me promener. Tante Denise a fait des courses en ville. Après le dîner, nous avons parcouru les journaux de Paris. Puis je suis monté dans ma chambre d’où je t’écris. Il n’est pas bien tard mais je me sens fatigué. Je te quitte donc et je t’embrasse bien tendrement. »
La séparation, un mois plus tard, fut pénible. Fort heureusement, M. Labatterie était de nouveau reparti, pour Cabourg cette fois, et Denise put accompagner Olivier à la gare. Lorsque le train se fut immobilisé, Denise monta dans le wagon pour pouvoir embrasser Olivier sans être vue. Mais presque aussitôt un coup de sifflet retentit. Elle dut redescendre à la hâte. À peine fut-elle sur le quai que le train s’ébranlait déjà. Penché à la portière, Olivier agita son mouchoir jusqu’à ce que Denise, qui avait marché jusqu’à l’extrémité du quai, eût disparu.
— Eh bien ! As-tu passé de bonnes vacances ? demanda Mme Guyot à son fils avant même qu’il eût posé sa valise dans sa chambre.
— Très bonnes, répondit celui-ci.
Dans le train, il avait écrit une longue lettre à Denise. Il avait voulu la mettre à la poste en arrivant mais il n’avait pas pu parce que son père était venu le chercher à la gare.
— C’est tout ce que tu as à me raconter ? continua Mme Guyot.
— Pour le moment, oui. Je suis un peu fatigué, tu sais. Quand on a passé toute la journée en chemin de fer…
— Pourtant, à ton âge, on a des forces… Je dois te dire tout de suite que je trouve que tu n’as pas très bonne mine. À ce moment les vitres de l’appartement tremblèrent : le camion de l’épicerie de l’avenue venait de regagner le garage.
— J’ai pourtant pris l’air. Ça, je peux te l’affirmer.
— Tu as fait beaucoup de promenades sans doute.
— Oui, beaucoup.
— Avec tante Denise, n’est-ce pas ?
— Non, seul.
Mme Guyot regarda son fils méchamment. Puis elle se tourna vers son mari.
— Tu vois, lui dit-elle, c’est bien ce que je t’avais dit.
Puis, s’adressant à Olivier, elle continua :
— Pourtant, dans une lettre que j’ai soigneusement mise de côté, tu faisais allusion à tes promenades avec Denise.
— En effet, j’ai fait une fois une excursion avec tante Denise.
— Pourtant, elle n’est pas femme à ne faire qu’une seule excursion avec un beau jeune homme comme toi, d’autant plus que ce beau jeune homme est le fils de sa sœur.
— C’est pourtant le cas.
Cette fois, ce fut le colonel Guyot qui prit la parole.
— Tu nous caches quelque chose, Olivier.
— Olivier, reprit Mme Guyot, tu n’es pas malin. Quand on a quelque chose à cacher, on ne se trahit pas en écrivant. Veux-tu que je te lise la lettre que tu m’as écrite il y a un mois ?
— Non, maman. Je n’y tiens pas du tout. Cela me serait très désagréable.
— Denise t’a donc fait tant d’impression ?
— Non. Je n’ai pas dit cela.
— Tu as été sous le charme, toi aussi. Tu vois, continua Mme Guyot en interpellant son mari, tu vois, personne ne lui résiste, même pas notre fils. Ah ! mon pauvre ami, je l’ai bien toujours dit qu’elle avait manqué sa vocation.
— Maman, je t’en supplie, ne dis pas des choses pareilles.
— Comment !
— Tu ne sais pas tout.
— Toi, par contre, tu sais tout.
— Non. Il ne s’agit pas de cela. Mais quand on a vécu un mois près de quelqu’un…
— Moi, j’ai vécu vingt-cinq ans près de Denise.
— Laisse-moi finir. J’ai remarqué beaucoup de choses. J’ai remarqué qu’elle était malheureuse, j’ai remarqué, pour tout te dire, que son mari était une brute.
Olivier eut levé la main sur sa mère que celle-ci n’eût pas été plus indignée.
— Pierre, s’écria-t-elle, en prenant son mari à témoin, as-tu entendu ? As-tu entendu ce qu’a dit Olivier ? J’aurais dû m’en douter. Mais tu ne comprends donc pas, Olivier, que cette femme ne recule devant aucun mensonge, aucune calomnie – car c’est une calomnie, M. Labatterie, je l’ai connu, bien connu, est la bonté même – quand il s’agit pour elle de satisfaire un caprice. Et toi, docteur en droit, intelligent, fin, tu l’as crue. Ah ! maintenant je comprends pourquoi tu as fait marche arrière. Tu étais subjugué. Tante Denise était un être idéal, une victime, une malheureuse. Écoute, Olivier, j’aime mieux te laisser.
En disant ces mots, Mme Guyot quitta la salle à manger non sans claquer la porte avec une telle violence que les vitres se mirent à trembler une seconde fois.
— Tu vois ce qui arrive à cause de ta légèreté, dit M. Guyot en prenant son fils par les épaules. Tu étais averti pourtant. Tu aurais dû te tenir sur tes gardes. Enfin, ce qui est fait est fait. Maintenant, il faut oublier tout cela. Je suis un homme, comme toi. Si tu as pu te distraire agréablement, je ne t’en ferai pas, comme ta mère, le reproche. Mais chaque chose en son temps. À présent, ne songe qu’à ta carrière, Olivier. Ne perds pas ton temps. Souviens-toi des privations que nous avons endurées pour toi. J’ai ta parole, n’est-ce pas ? Tout est fini entre ta tante et toi.
Olivier baissa la tête. Son père lui tendit la main. Il la serra, puis, à pas lents, se rendit dans sa chambre. Quelques instants plus tard, il déchirait la lettre qu’il avait écrite dans le train et la jetait dans l’avenue, un morceau après l’autre.