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Les pâques de Kozani – Emmanuel Bove

Les pâques de Kozani – Emmanuel Bove

C’était samedi saint. Les paysans de Kozani, vêtus de leurs plus beaux habits, portant un cierge blanc à la main, montaient dans la nuit parfumée vers l’église du Sauveur qui, toute illuminée sur une colline de l’Asie Mineure, dominait la mer. Une brise tiède faisait ployer les oliviers. Mille insectes bourdonnaient dans les herbes sèches. Les étoiles les plus lointaines brillaient de tous leurs feux. De toutes parts, des cortèges avançaient sur les flancs de la colline en chantant.

Lorsque minuit sonna, Papas Thymios apparut devant l’autel. Le cierge allumé qu’il tenait répandait sur les fidèles la lumière éternelle.

À ce moment, Maria, la plus belle fille de Kozani, se faufila jusqu’au Christ d’or, puis s’agenouillant, les yeux clos, elle murmura avec émotion cette même prière que depuis des mois ses lèvres prononçaient :

« Christ, toi qui es si grand, et bien que tu sois le fils de Dieu et que tu te sois laissé crucifier pour nous, fais que mon mari, que mon Yanno, revienne, fais qu’il ne soit pas tué, lui qui est parti si loin à la guerre, défendre sa patrie, fais cela et moi je te promets de venir chaque jour à ton église apporter l’huile de la veilleuse qui éclaire ton pâle visage… »

Lorsqu’elle eut achevé sa prière, Maria regarda le Christ. Alors elle crut voir ses yeux battre et entendre ses lèvres murmurer quelques mots.

La messe finie, la petite cloche de l’église retentit. Emporté par la brise, le son annonçait aux villages, à la mer, aux plaines, que le Christ était ressuscité.

Maria, à la clarté de son cierge allumé, descendit toute seule la colline. Les autres paysannes étaient parties en courant tant elles étaient pressées de se retrouver dans leur chaumière pour casser les œufs rouges, les unes en compagnie de leur mari, les autres de leurs enfants.

Mais personne n’attendait Maria. Yanno se battait depuis un an en Macédoine et depuis, il n’avait pas encore eu de permission. C’était un brave garçon, le premier à courir au danger, toujours plein d’ardeur, et aimé de tous.

En arrivant devant sa maisonnette toute blanche, Maria s’arrêta et regarda une dernière fois la mer au-delà de laquelle Yanno pensait peut-être à elle à cette minute.

Puis elle entra chez elle. Après avoir allumé la veilleuse qui se trouvait devant les icônes de sa chambre et qui, selon la coutume, devait rester allumée durant quarante jours à dater de cette nuit, elle glissa dans le paquet qu’elle avait préparé pour son mari une brioche qu’elle avait pétrie elle-même ainsi que des œufs rouges bénis par le Papas Thymios. Les fils de Kyra Kostena qui étaient au même régiment que Yanno porteraient le paquet, après Pâques, quand leur permission serait finie.

Maintenant, Maria était toute seule dans son lit. Elle tremblait de fièvre. Elle aurait voulu dormir mais dès qu’elle fermait les yeux, elle se croyait entourée de fantômes. Son visage était moite. Elle revit sa vie entière. Orpheline à l’âge de cinq ans, elle avait été élevée par une vieille parente, Kyra Nicolena, avec rudesse. Plus tard, elle fut placée dans une ferme. Chaque matin, elle conduisait les moutons dans les pâturages. Personne ne lui parlait. Son seul ami était le chien berger Kordellio, si sauvage que personne ne pouvait l’approcher sauf elle.

Même en hiver, elle se levait à quatre heures du matin. Et chaque jour, pour décharger son cœur, elle prenait le chemin de l’église du Sauveur où durant des heures elle priait au pied du Christ. Comme la colline était fertile, les moutons trouvaient aisément leur nourriture. Quand la neige tombait elle s’abritait dans l’église du Sauveur. En regardant le Christ, elle puisait le courage de supporter sa vie dure, monotone et sans affection.

Mais lorsqu’elle eut dix-sept ans sa vie changea tout à coup. Yanno, le neveu du fermier, ayant fini ses études, revint à la ferme. Les deux jeunes gens s’aimèrent. Souvent ils allèrent prier ensemble le Christ. Maria raconta combien elle avait souffert durant toute son enfance. Puis ils se marièrent. Mais leur bonheur fut de courte durée. La guerre avait été déclarée, Yanno, comme ses camarades, dut partir.

De nouveau seule, Maria ne vécut plus que dans l’espoir de revoir son mari. Chaque jour, comme quand elle était une petite orpheline, elle montait la colline. Elle priait au pied de ce Christ qui avait veillé sur toute son enfance pour qu’il protégeât son Yanno. C’était en vain. Yanno était mort depuis des mois.

Et en ce jour de Pâques, Maria sentait ses forces l’abandonner. Pour la première fois, il lui apparut que son mari était peut-être mort. Elle ne voulait pas le croire, mais des mois d’attente l’avaient à ce point affaiblie qu’elle ne pouvait plus chasser cette pensée. « Il est mort… il est mort ! » répétait-elle dans son lit alors que dans les villages les paysans chantaient et riaient.

L’aube de Pâque arriva enfin. Maria n’avait pas dormi une seconde. Tour à tour elle était brûlante et glacée. Soudain elle sentit qu’elle avait de la peine à respirer. Un voile passa sur ses yeux. Elle poussa un cri déchirant. Des voisins accoururent. Ils la trouvèrent si amaigrie et les yeux si brillants qu’ils eurent peur et n’osèrent s’approcher.

« Je vais mourir… je vais mourir… Christ, fais que je voie une dernière fois mon Yanno… »

Des vieilles femmes firent le signe de la croix. Les hommes s’approchèrent et la recouvrirent.

« Je veux mon Yanno… je veux le voir avant de mourir… »

Alors la porte s’ouvrit sans bruit. Une bouffée d’air frais du matin vola dans la chambre. Un homme s’avança lentement. Tout le monde le vit distinctement. Mais ses pas sur le plancher de bois clair, ne faisaient aucun bruit. C’était Yanno. Il s’agenouilla au pied du lit, embrassa Maria sur le front. Un instant, elle le regarda sans le reconnaître. Puis, tout à coup, son visage s’illumina. « Yanno ! » dit-elle. Il répondit : « Je suis venu… » Alors des larmes coulèrent sur les joues de Maria. Sa tête était retombée en arrière. Ses yeux ouverts ne voyaient plus rien. Ses lèvres se séparaient de moment en moment pour murmurer : « Yanno… Yanno… »

Dans un dernier effort, elle se redressa à demi. À l’inclinaison de son visage, à la contraction de ses traits, tout le monde sentit qu’elle voulait, elle aussi, embrasser celui qui n’avait pas cessé de lui couvrir les mains de baisers.

Puis, elle retomba en arrière. En l’espace d’une seconde, une sérénité profonde recouvrit ses traits. Elle était morte.

Alors, les voisins s’approchèrent. Une vieille femme lui ferma les yeux. Les hommes, au pied du lit, s’étaient agenouillés et priaient.

Lorsque le soleil se leva, les voisins s’éloignèrent à pas lents.

— Mais où est Yanno ? demanda l’un d’eux.

— Tiens, c’est vrai, où est Yanno ? répéta un autre.

Durant tout le jour de Pâques, on le chercha. Le lendemain, on apprit qu’il était mort à la guerre, il y avait trois mois.

Alors tous les habitants de Kozani devinèrent ce qui s’était passé.

Le Christ de la petite église de la colline avait entendu les appels de Maria. Pour qu’elle ne quittât pas la terre sans revoir une dernière fois son mari, il avait pris le visage de Yanno et s’était rendu près d’elle.

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