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Les classifieurs de choses – Fernando Pessoa

Les classifieurs de choses – Fernando Pessoa

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Les classifieurs de choses — ces hommes de science dont toute la science se ramène à classer — ignorent en général que le classable est infini et que, par conséquent, on ne saurait le classer. Mais ce qui me stupéfie réellement, c’est de constater qu’ils ignorent aussi l’existence de classables inconnus, choses de l’âme et de la conscience qui se logent dans les interstices de la connaissance.

Peut-être cela vient-il de ce que je pense ou rêve à l’excès : toujours est-il que je ne distingue pas la réalité qui existe et le rêve, c’est-à-dire la réalité qui n’existe pas. Et j’intercale, dans mes méditations sur le ciel et la terre, certaines choses qui ne brillent pas à la lumière du soleil, ou qu’on ne foule pas de ses pieds — merveilles fluides de l’imaginaire.

Je me dore de couchants supposés, mais ce supposé est vivant dans ma supposition. Je me grise de brises imaginaires, mais l’imaginaire vit dès lors qu’on l’imagine. Je possède une âme, selon diverses hypothèses, mais ces hypothèses possèdent une âme propre, et me donnent par conséquent celle qu’elles possèdent elles-mêmes.

Il n’y a pas d’autre problème que celui de la réalité, et c’est là un problème insoluble, mais bien vivant. Que puis-je savoir de la différence entre un arbre et un rêve ? Je peux toucher l’arbre ; je sais que je possède le rêve. Qu’est-ce donc que cela, dans sa vérité ?

Qu’est-ce donc, en effet ? C’est moi qui, tout seul dans le bureau désert, me mets à vivre par l’imagination, sans préjudice de l’intelligence. Ma pensée ne connaît pas d’interruption du fait des pupitres à l’abandon, ou du papier d’emballage et des rouleaux de ficelle traînant dans le coin où on fait les colis. Je me trouve, non pas perché sur mon tabouret, mais confortablement installé, en vertu d’une promotion encore à venir, dans le fauteuil aux bras arrondis de Moreira. C’est peut-être l’influence de ce poste qui me revêt, comme d’une onction, de distraction. Les journées de grande chaleur donnent sommeil ; je dors sans dormir, par manque d’énergie. Et c’est ce qui me fait penser de la sorte.

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