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Le trac – Emmanuel Bove

Le trac – Emmanuel Bove

Après une vie malheureuse, passée de ville en ville à chercher la fortune, Pierre Waldeck fit un soir la connaissance d’une jeune femme bizarre. Bien qu’elle vécût parmi les prostituées, qu’elle eût le visage tiré, fané, les traits noyés au fond des joues molles, il ne se passait point de jours qu’elle ne sauvât quelque misérable par ses conseils. Elle s’appelait Olga. Elle portait une chemise d’homme, un col, une cravate, des lunettes d’écaille. Ses cheveux coupés court étaient rejetés en arrière. L’ensemble avait quelque chose de masculin et de parfaitement antipathique. Mais, dès qu’elle parlait, dès que, surtout, elle cessait de donner des conseils, il se dégageait tout de suite d’elle une telle détresse que l’on se sentait attiré vers cet être étrange.

Pierre Waldeck avait un passé assez lourd. Fils d’un architecte, il avait commencé l’existence comme tous les jeunes gens aisés. Mais un beau jour, alors qu’il venait d’atteindre sa dix-huitième année, il s’amouracha d’une femme mariée, vola ses parents pour étonner cette dernière, pour lui montrer qu’il était « prêt » à tout pour elle ! En apprenant cela, elle le quitta brusquement, afin de ne pas se compromettre.

Violent, autoritaire, orgueilleux, Pierre Waldeck ne rentra pas chez lui. Il se passa alors une scène curieuse. Comme il n’avait pas les moyens de gagner l’étranger, ainsi qu’il avait projeté de le faire, Pierre s’en fut trouver sa maîtresse. « Rends-moi l’argent que je t’ai donné, lui dit-il. On ne peut pas m’arrêter, parce que voler un père n’est pas un délit, mais toi, puisque tu sais maintenant d’où vient cet argent, tu peux être poursuivie comme complice. »

Affolée à l’idée que son mari allait tout apprendre, elle courut à son secrétaire et rendit à Pierre les quelques milliers de francs dont il lui avait fait cadeau.

Au lieu de rentrer chez lui, le jeune homme, avec cet argent, prit le train. Jamais il ne revint au domicile paternel. À ce vol s’ajouta, peu après, l’insoumission. Après avoir vécu plusieurs années traqué, recherché par l’autorité militaire, il finit par se présenter à un bureau de recrutement. Condamné par un conseil de guerre, il fut, deux ans plus tard, amnistié.

À présent il approchait de la trentaine. Usé, désillusionné, aigri, il ne rêvait plus que d’une situation assise, que de considération, que de richesse. Il n’avait pas de profession. Il errait à l’aventure à travers la France, attendant que la chance voulût bien le favoriser.

Elle le fit le soir où il rencontra Olga. Dès le début de leur liaison, il ne fut point question d’amour. Par la suite, il n’en fut point également question. Des soirées entières, ils restaient l’un près de l’autre, à libérer leur cœur. Les conversations n’en finissaient pas. Alors qu’ils semblaient avoir épuisé les sujets, ils repartaient soudain sur celui de leur abandon et de leur pauvreté.

Un jour, dans la petite chambre qu’ils occupaient tous deux à Lyon, Olga pénétra, le visage transfiguré par la joie.

— C’est fait ! cria-t-elle tout de suite.

— Qu’est-ce qui est fait ? demanda Pierre qui, encore couché, relisait pour la troisième fois un journal du matin.

— J’ai vu Modesti. C’est fait, je te dis. Il nous essayera du quatorze avril au vingt-et-un. Si nous avons du succès nous tiendrons l’affiche jusqu’au vingt-huit.

Pierre se dressa sur le lit. Il demeura un instant stupéfait, sans articuler un mot. Puis il rougit jusqu’aux oreilles.

— Alors, c’est fait ? répéta-t-il machinalement.

— Je te dis que Modesti a accepté. Il joue sur nous. Il risque.

— Et si cela rate !

— Tu recommences ! Si tu as cet esprit au début, cela ratera évidemment.

Olga jeta son chapeau sur une table, son sac à main au pied du lit. Puis elle se regarda dans la glace qui se trouvait au-dessus de la table de toilette.

— Je suis encore jolie. Nous réussirons. Tu verras, il faut que nous réussissions. Nous réussirons. Nous voyagerons. Nous serons libres comme l’air et riches, tu m’entends, et riches, riches.

— Mais comment allons-nous nous présenter sur la scène ?

— Nous chanterons.

— Quelles chansons ?

— C’est l’affaire de huit jours. Nous allons apprendre trois chansons.

— Et les costumes ?

— Nous les louerons. Il y a longtemps que j’ai pensé à tous ces détails. Si tu consens à te réveiller un peu, tout ira bien. Mais réveille-toi, lève-toi, tout de même. Il est trois heures de l’après-midi. Nous n’avons plus une minute à perdre. Alors, c’est entendu, nous faisons ce numéro. Toi tu t’habilleras en miséreux, en quelque chose approchant Charlot, et moi, en gommeuse. De cette façon, si tu as le trac, on croira que c’est voulu. Comprends-tu ? Chaque fois que je voudrais commencer à chanter tu m’interrompras. Quand tu veux, tu es très drôle. Tu n’auras qu’à t’imaginer que nous sommes ici, par exemple, que personne ne te regarde.

Pierre s’était levé. Il allait et venait nerveusement à travers la chambre. L’avenir lui semblait lumineux. Une vie facile allait commencer. Chaque soir, Olga et lui seraient applaudis. Chaque soir, leur « numéro » serait plus complet, plus réussi. Ils voyageraient. Des imprésarii les solliciteraient. Ils iraient à l’étranger.

Le 14 avril était un vendredi. La rue où se trouvait « L’Alcazar » était noire de monde. À chaque instant, des automobiles s’arrêtaient devant les portes illuminées du music-hall. D’immenses affiches multicolores attiraient l’attention des passants. Il en était une sur laquelle on pouvait reconnaître, difficilement il est vrai, Olga et Pierre, et lire, en gros caractères :

LES OLGAE

Modesti, le directeur de « L’Alcazar », était heureux de manifester de l’activité. Il allait des coulisses au contrôle en saluant de la main les figures de connaissance, en s’arrêtant parfois pour donner un ordre, pour causer avec quelque acteur ou quelque ouvreuse.

Les Olgae devaient entrer en scène au milieu de la première partie du spectacle. Dès 8 heures, ils avaient pris possession de la petite loge qui avait été mise à leur disposition et que meublaient juste une glace, une table et deux chaises pliantes.

Pierre n’avait pas dîné. Une sueur fine couvrait son front, ses mains, sa poitrine. Il était pâle. Par moments, sa gorge se contractait au point qu’il lui semblait qu’il allait étouffer. Quant à Olga, elle masquait son trouble sous une fausse désinvolture, sous des airs étonnés.

— Avec un peu d’aplomb, nous sommes sauvés, dit-elle en commençant son maquillage.

— Jamais je ne pourrai entrer en scène, fit Pierre doucement, comme s’il eût parlé à quelque être invisible.

— Il le faut pourtant.

— Jamais je ne pourrai, répéta-t-il.

— On ne peut plus reculer maintenant. Tu veux donc que nous restions toute notre vie dans la médiocrité ? Pense à l’avenir, pense à notre indépendance future.

— Je ne pourrai pas.

Le rideau s’était déjà levé sur deux « numéros ». La salle de « L’Alcazar » était houleuse. Des galeries, partaient des quolibets à l’adresse des premiers acteurs que le public devinait de second ordre.

Bientôt, le tour des Olgae arriva. Modesti pénétra dans leur loge.

— Vous êtes prêts ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Olga.

Pierre avait revêtu une sorte de jaquette noire trop grande pour lui et un gilet blanc qui pendait jusqu’à ses genoux. Par moments, comme s’il eût eu la fièvre, des frissons le secouaient des pieds à la tête. Ses joues s’étaient creusées et ses yeux agrandis étaient plus brillants que d’habitude. Il était assis, les mains inertes, entre les jambes, le dos voûté, cependant qu’Olga, les nerfs tendus, parlait, sans s’interrompre un instant, à Modesti.

— Et lui, demanda ce dernier en désignant Pierre, est-il prêt ?

— Naturellement qu’il est prêt, répondit Olga.

Une habilleuse entra dans la loge.

— On lève le rideau, dit-elle, tout de suite.

Pierre ne broncha pas. Il avait entendu l’habilleuse, mais son émotion était si grande que cette parole ne l’accrut même pas.

Une sonnerie retentit au-dessus de la porte.

— Allez-y, fit l’ouvreuse.

Olga s’approcha de Pierre, lui prit la main. Il se leva, la suivit sans penser. Tout à coup, il aperçut entre deux décors la salle sombre au-dessus de laquelle flottait une fumée blanche. Des ampoules de secours dessinaient un arc rouge devant lui. Tous les visages des spectateurs étaient immobiles. Un projecteur inonda la scène d’une lumière crue. Soudain, il lui apparut que ce faisceau de clarté le guettait, allait l’envelopper dès qu’il aurait quitté les coulisses. Il fit encore un pas. L’orchestre attaqua une marche militaire. Il lui sembla, durant une seconde, que les instruments jouaient, chacun, un air différent. Il fit un autre pas. La lumière éblouissante du projecteur l’atteignit aux jambes. Olga était déjà sur la scène et sa robe à paillettes étincelait. Il voulut s’approcher d’elle, mais ses muscles ne lui obéissaient plus. Il restait sur place. La distance entre Olga et lui, il la vit s’accroître, s’accroître. Il ne bougeait toujours pas, puis, tout à coup, obéissant à il ne savait quel obscur instinct, il recula. Derrière un décor, Modesti l’observait. Pierre l’implora du regard. Il vit les lèvres du directeur se séparer et se rejoindre avec rapidité, mais il n’entendit rien. Il vit Olga, devant la rampe, se tourner vers lui. Il revit la salle sombre et enfumée. Des bruits multiples parvenaient à présent à ses oreilles. C’était comme le bruissement riche de la campagne au printemps. Une chaise était près de lui. Ses jambes tremblaient. Il eut l’impression que, s’il restait encore un instant debout, il allait tomber. Il s’assit. De tous les points des coulisses, du monde accourait, l’entourait. Alors, il se cacha le visage dans ses mains et se mit à sangloter.

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