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Conversation – Emmanuel Bove

Conversation – Emmanuel Bove

Marcel Lecœur et Alexandre Delacroix avaient tous deux une quarantaine d’années. Ils s’étaient connus au début de la guerre, quelques jours après la bataille de la Marne exactement, et, depuis, malgré de longues séparations durant lesquelles ils avaient échangé une volumineuse correspondance, leur amitié n’avait fait que s’accroître. Tous deux étaient fonctionnaires. Alexandre, bien qu’il fût plus robuste et plus grand, était chauve, alors que son ami, chétif et nerveux, se parait d’une chevelure noire et abondante.

Chaque soir, un peu après six heures, ils se retrouvaient dans la salle du fond d’un café de la rue de Rivoli, dont la clientèle était surtout faite de jeunes femmes exténuées d’avoir couru dans les grands magasins, et qui venaient là, méprisant les consommations, simplement pour reprendre leur souffle en regardant leurs achats. Comme ni l’un ni l’autre n’était joueur, ils se contentaient de bavarder jusqu’à l’heure du dîner, cela sans dépasser le nombre fixé d’apéritifs.

Ce soir-là, Alexandre arriva le premier. Avant de s’asseoir, il jeta un coup d’œil dans la cabine du téléphone et dans les lavabos pour s’assurer que son ami n’était pas là. Puis il commanda le fameux anis Pernod, plus dangereux que l’absinthe. Comme il feuilletait un catalogue oublié à côté d’une fillette qui serrait doucement contre sa poitrine un ballon, Marcel Lecœur pénétra dans la salle. Alexandre, qui avait ôté son chapeau, le salua quand même en portant la main à son front.

— Alors, ça va ?

— Et toi ?

— Viens t’asseoir sur la banquette.

— Sur la banquette… quette… quette…

Au début, la conversation se porta sur les petits événements de la journée. Soudain, sans qu’aucune parole de son ami incitât Alexandre à faire cette remarque, il observa :

— Tu es assez dur, toi… On a dû te le dire.

— Qu’est-ce qui te fait penser cela ?

— Je ne sais pas. Tu as quelque chose de dur dans le regard.

— C’est vrai. Mon expression est dure. Ceux qui ne me connaissent pas s’y laissent prendre. Mais au fond, je suis très doux.

Marcel fronça les sourcils ; puis se levant à demi, se regarda dans la glace d’un pilier.

— J’ai bien l’air dur.

— Je te le disais. Tes yeux sont, par moment, comment pourrais-je m’exprimer ?… Oui, méchants. Ah ! rien ne doit t’échapper, à toi !

Marcel promena sur la salle un regard circulaire, dont on n’eût pu dire s’il était vague ou pénétrant.

— En effet, je suis assez observateur. Mais toi aussi, sais-tu que tu es rudement observateur ?

— Oh ! pas tellement. Je m’intéresse à tout ce que je vois. C’est tout.

— Ce n’est pas mal. Tu ne ressembles pas à la masse. J’ai toujours apprécié chez toi ce sens de la réalité. On devine tout de suite, en te voyant, qu’il serait difficile de te tromper. Tu juges les choses à leur juste valeur.

Alexandre prit un verre et le tint à pleine main :

— Qu’est-ce que tu veux ?… Un verre, c’est un verre.

Marcel sourit.

— Et un Pernod, c’est un Pernod.

— Évidemment. Nous sommes tous les deux des gens qui voyons les choses telles qu’elles sont.

Les deux amis se turent un instant. Au comptoir, un jeune homme jouait tout seul aux dés, faisant voir à ses voisins des carrés auxquels ils ne croyaient pas.

— La plupart des gens sont superficiels, continua Alexandre. Tu connais Georges ? Voilà un garçon qui croit tout ce qu’on lui dit. Il est aussi naïf qu’un enfant.

— Sa femme, c’est la même chose.

— Et après ils s’étonnent d’être des victimes.

Marcel alluma un « niñas », tendit son étui à Alexandre.

— Ce que j’ai encore remarqué chez toi, c’est ton air distrait, alors que rien ne t’échappe.

— J’ai l’air distrait ?

— Distrait n’est pas le mot. Tu as l’air rêveur, indifférent. Tu as quelque chose de lointain qui me plaît beaucoup.

— Tu crois ?

— Oui, on dirait que le monde ne t’intéresse plus, que tu vis comme dans un songe.

— Tiens ! Et à quoi as-tu remarqué cela ?

— Je le remarque tout le temps. Tout à l’heure encore, quand le garçon est venu, il te parlait et tu n’entendais pas.

— J’aime assez ce que tu me dis là. Au moins, tu me comprends, toi. J’ai toujours vécu isolé au milieu des miens. Même ma femme ne m’a jamais dit ce que tu viens de me dire.

— Je te connais bien.

— On peut dire que nous sommes de vrais amis, nous.

Marcel s’interrompit et regarda son ami avec douceur. La fillette au ballon venait de partir. Dans la cabine téléphonique, un client attendait une communication depuis plusieurs minutes, sans oser raccrocher l’écouteur, de peur que, justement à ce moment, on ne lui parlât.

— Écoute, Alexandre, je voudrais te demander quelque chose. D’après toi, quelqu’un qui ne me connaîtrait pas, quelle impression aurait-il en me voyant ?

— Attends ! Tu me demandes cela tout d’un coup… C’est difficile de répondre si vite.

Durant quelques secondes, Alexandre, se reculant comme un peintre, examina son ami.

— C’est difficile. Je te connais si bien. Il faut que je fasse l’effort de m’imaginer que c’est la première fois que je te rencontre. Attends. Oui, il aurait l’impression de se trouver devant un homme modeste, très intelligent et, surtout, je viens de m’en rendre compte, très, très distant. Sais-tu que tu es fier sans t’en douter ?

— Fier ?

— Ce n’est pas un défaut.

— Tu as raison. On me l’a déjà dit. Mais est-ce que j’ai l’air d’avoir souffert ?

— Attends… attends. Mais oui. Ton visage est comme marqué par une inquiétude mystérieuse. Il y a quelque chose de triste, de voilé dans tes yeux.

— Dans les yeux seulement ?

— Non, non… le bas du visage est aussi amer.

— Je le savais. Eh bien, cela me fait plaisir que tu l’aies remarqué.

— Et moi, quelle impression te donnerais-je si tu ne me connaissais pas ?

— Toi, tu es assez complexe. Il y a dans tes traits un mélange d’orgueil et de résignation, qui fait que c’est assez difficile de te définir.

— Ah ! j’ai quelque chose d’orgueilleux, alors, de résigné aussi ?

— Résigné, non. Je veux dire humble… et en même temps très vivant.

— Je suis un type curieux, quoi.

— On ne peut pas te définir en quelques mots. Pour te connaître, on sent qu’il faudrait vivre longtemps avec toi.

— C’est l’impression que je donne ?

— Oui et non. Mais alors, quand tu ris, on sent tout de suite que tu as une bonne nature.

Les deux amis parlèrent ainsi longtemps. Puis, lorsque vint l’heure du dîner, ils payèrent chacun leurs consommations et se levèrent.

— Je te quitte, Alexandre. Le temps passe vite quand nous sommes ensemble. Ma femme doit être impatiente. Alors, à demain, ici.

— C’est entendu.

— Vers six heures, on reparlera de toutes ces choses.

Ils sortirent côte à côte. Comme ils n’habitaient pas le même quartier, ils se séparèrent devant le café sans prononcer un mot.

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