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Des dissensions et de leur exploitation – Sun Tzu

Des dissensions et de leur exploitation – Sun Tzu

Sun Tse dit :

Quand est réunie une armée de cent mille hommes et qu’il faut la conduire à mille li, ne doutez pas que cela ne s’effectuera pas sans que le bruit s’en répande, au dedans comme au dehors. Les villes et les vil­lages où sont opérées les levées d’hommes, les campagnes d’où sont tirés les provisions et les charrois, les chemins où se manifeste une intense circulation offrent un spectacle qui fait présumer la désolation dans les familles, l’abandon des terres à cultiver et de lourds impôts pour couvrir les dépenses du royaume.

Sept cent mille familles démunies de leur chef ou de leur soutien sont subitement hors d’état de vaquer à leurs occupations coutumières. Les terres, privées de la main‑d’œuvre nécessaire, voient leur rendement diminuer en qualité comme en quantité. Pour payer, entretenir et nourrir la troupe, les greniers comme le trésor du prince et des particuliers se vident et sont menacés d’épuisement.

Employer plusieurs années à observer l’ennemi ou à faire la guerre, c’est ne pas aimer le peuple, c’est être l’ennemi de son pays. Toutes les dépenses toutes les souffrances, tous les travaux et toutes les fatigues de plusieurs années n’aboutissent, le plus souvent, pour les vainqueurs eux‑mêmes qu’à une journée de triomphe, celle où ils ont vaincu. N’employer pour vaincre que sièges et batailles, c’est ignorer également et les devoirs du Souverain et ceux du général ; c’est ne pas savoir gouverner ; c’est ne pas savoir servir l’État ; c’est ne pas savoir combattre.

Aussi, lorsque la guerre est résolue, que les troupes étant formées sont sur le point d’entre­prendre, ne dédaignez pas d’employer la ruse. Informez‑vous d’abord de tout ce qui concerne les ennemis, les rapports qui existent entre eux, leurs relations et leurs intérêts réciproques. A cet effet, n’épargnez pas l’argent. N’ayez pas plus de regret pour celui que vous ferez passer à l’étran­ger, soit pour créer des connivences, soit pour vous faire parvenir d’exactes informations, que pour celui que vous emploierez à solder vos troupes. Plus vous dépenserez, plus vous gagnerez. Vous faites un placement à gros intérêt.

Ayez des espions partout pour être instruit de tout. Ne négligez rien qui doive être su, mais ce que vous aurez appris, gardez‑le pour vous. Quand il s’agira d’appliquer quelque ruse, comptez plus sur les dispositions que vous aurez prises pour la faire réussir que sur le secours des Esprits que vous aurez invoqués.

Quand un habile général prend l’offensive, l’en­nemi est déjà vaincu. Quand il livre bataille, à lui seul, il doit faire plus que toute son armée ensemble, non par la force de son bras, mais par son intelligence et surtout par ses ruses. Il faut qu’au premier signal, une partie de l’armée enne­mie passe de son côté. A tout instant, il doit être le maître d’accorder la paix et de la conclure aux conditions qu’il lui plaira. Le grand secret pour cela consiste dans l’art de semer la division à propos : division dans les villes et les villages, division extérieure, division interne, division de mort et division de vie. Ces cinq espèces de dissensions ne sont que les branches d’un même tronc. Celui qui sait s’en servir est un homme véritablement digne de commander : c’est le trésor de son Souverain et le soutien de l’Empire.

J’appelle division dans les villes et les villages, ou simplement division au dehors celle par laquelle on trouve le moyen de détacher du parti ennemi les habitants qui sont sous la domination de ce dernier et de se les attacher de manière à pouvoir s’en servir au besoin. J’appelle division externe celle par laquelle on utilise à son profit les officiers qui servent actuellement dans l’armée ennemie. Par division interne, j’entends celle qui met à profit la mésintelligence qui peut exister entre alliés, entre les différents corps ou entre les officiers de divers grades. La division de mort est celle par laquelle nous tentons, par des bruits tendan­cieux, de jeter le discrédit ou la suspicion jusqu’à la cour du Souverain ennemi sur les généraux qu’il emploie. La division de vie est celle par laquelle on récompense avec largesse tous ceux qui ont quitté le service de leur maître légitime, sont passés de votre côté soit pour combattre avec vous, soit pour vous rendre d’autres services non moins essentiels.

Par les intelligences que vous vous serez ména­gées dans les villes et villages, vous ne tarderez pas à accroître le nombre de vos partisans, vous connaîtrez les sentiments des habitants à votre égard et ils vous suggéreront les moyens les plus efficaces à employer pour rallier ceux de leurs compatriotes qui ont le plus d’influence, en sorte que, lorsque le temps de faire le siège sera venu, vous pourrez vous emparer de la place sans monter à l’assaut, sans coup férir et sans même tirer l’épée.

Si vos ennemis emploient des officiers qui ne soient pas d’accord entre eux et que divisent des intérêts personnels, des soupçons réciproques, des jalousies mutuelles, il vous sera facile d’en déta­cher quelques‑uns, car il est à présumer qu’en dépit de leur loyalisme envers le souverain, le désir de la vengeance, l’appât du gain ou l’envie des postes éminents que vous leur promettez suf­firont amplement pour les attirer et, une fois que ces passions seront déchaînées, il n’est rien qu’ils ne tenteront pour les satisfaire.

La mésintelligence est facile à entretenir entre les différentes unités qui composent l’armée, si elles se méfient les unes des autres, cherchent à se nuire ou se méprisent entre elles. Il vous suffira de les opposer pour qu’elles s’entre‑détruisent sans qu’elles aient ouvertement à prendre votre parti et qu’elles servent vos intérêts sans même le savoir.

En répandant des bruits, tant pour faire con­naître ce que vous voulez qu’on croie de vous sur les prétendues démarches entreprises par les géné­raux ennemis, en faisant parvenir ces nouvelles tendancieuses jusque dans les conseils du prince que vous combattez, en faisant planer le doute sur les intentions de ceux dont la fidélité est pourtant de notoriété publique, vous ne tarderez pas à constater que chez l’ennemi les soupçons remplacent la confiance, qu’on y récompense ce qui devait être châtié et qu’on punit ce qui méri­tait la récompense ; que les plus légers indices tiennent lieu de preuves convaincantes pour faire périr ceux qui sont soupçonnés. Dès lors, chez les meilleurs, le zèle se refroidit, le dégoût grandit si bien que, désespérant de se justifier, ils se réfugieront chez vous pour se délivrer des craintes qui les menacent et pour préserver leur existence. Leurs parents, leurs amis seront, à leur tour, accusés, poursuivis, châtiés. Partout des complots se noueront, des vindictes s’exerce­ront, des désordres et des révoltes éclateront. Il vous restera bien peu à faire pour vous rendre maître d’un pays où une partie de la population souhaite déjà votre arrivée.

Le succès d’une telle entreprise est d’autant mieux assuré que vous aurez récompensé ceux qui se seront ainsi donnés à vous, que vous aurez répandu l’argent à pleines mains, que vous aurez tenu vos troupes dans une exacte discipline pour qu’ils n’endommagent pas les biens de ceux que vous voulez attirer et que vous aurez réservé à tous le meilleur accueil.

Mais, tout en montrant à l’extérieur beaucoup de simplicité, de sécurité et même d’indifférence, soyez vigilant et éclairé. Tenez‑vous sur vos gardes, défiez‑vous de tout, soyez très réservé. Ayez des espions partout et convenez avec eux de signaux. Voyez par la bouche, parlez par les yeux. Ce n’est pas aisé ; c’est même très difficile et tel est trompé qui croyait tromper les autres. Seul un homme d’une prudence consommée, très ren­seigné, profondément sage, peut employer avec à‑propos et succès l’art des dissensions. Renoncez‑y si vous n’avez pas les qualités exigées, car l’usage que vous en feriez tournerait à votre détriment.

Un projet ayant été formé par vous, si vous apprenez que le secret en a transpiré, faites impitoyablement périr, tant ceux qui l’auront divulgué que ceux à la connaissance desquels il sera parvenu. A la vérité, ces derniers ne sont pas coupables, mais ils pourront le devenir et leur mort sauvera la vie à quelques milliers d’hommes et sera d’un salutaire exemple.

Ainsi, punissez sévèrement et récompensez avec largesse. Multipliez vos espions, ayez‑en sous la tente des généraux ennemis, dans les conseils des ministres, dans le propre palais du souverain ennemi. Connaissez le nom, la famille, les rela­tions, les domestiques de vos principaux adver­saires et n’ignorez rien de ce qui se passe chez eux.

Mais vous devez également supposer que l’en­nemi a aussi ses espions. Si vous les découvrez, gardez‑vous de les faire périr. Leurs jours doivent vous être infiniment précieux. Ils serviront, sans qu’ils s’en doutent, à transmettre à l’ennemi des informations tirées des démarches calculées, des propos insidieux que vous aurez laissé porter à leur connaissance.

J’ai dit qu’un bon général devait tirer parti de tout et n’être surpris de rien, quoi qu’il puisse arriver. Mais par‑dessus tout et de préférence à tout, il doit mettre en pratique les cinq sortes de divisions. Rien n’est impossible à qui sait s’en servir. Défendre le territoire de son souverain, l’agrandir, exterminer les ennemis, ruiner ou fonder de nouvelles dynasties, tout cela ne peut être que l’effet des dissensions employées à propos.

Le grand Y‑In ne vivait‑il pas du temps des Sia ? C’est par lui cependant que s’établit la dynastie des Inn. Le célèbre Lu‑Ya n’était‑il pas sujet de Y‑In, lorsque, par son entremise, la dynastie Tcheou monta sur le trône ? Quel est celui de nos livres qui ne fasse l’éloge de ces deux grands hommes ? L’histoire les a‑t‑elle jamais considérés comme traîtres à leur patrie ou rebelles à leur souverain ? Loin de là, elle en parle avec un grand respect et elle en a fait des héros.

Voilà tout ce qu’on peut dire en substance sur la manière d’employer les dissensions et c’est par là que je finis mes réflexions sur l’art des guer­riers.

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