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Vérités inutiles – Birago Diop

Vérités inutiles – Birago Diop

L’on nous dit que Deug-la-Vérité a beau être une noctambule, elle ne couche jamais à la belle étoile.

Encore faut-il, rectifiait Amadou Koumba, qu’elle se choisisse bien ses compagnons et compagnes ; et que parmi ses rencontres multiples, elle ne compte surtout point la Mauvaise Foi.

Béye-la-Chèvre,  sautillante et bavarde, restait écervelée même passées ses jeunes années, car si elle avait su de bonne heure où poser ses pattes agiles dans ses courses imprévisibles, elle trouvait souvent que les sentes, qui partaient en brousse et aux champs ou revenaient au village, manquaient d’imagination : car les sentes tordues ont beau virer et lambiner elles finissent toujours, pour le troupeau, à l’enclos.

Béye, disait-on, n’a pas de tantes. Entendez par là que toute son éducation était chaque jour à faire et les sœurs de son père avaient renoncé depuis toujours à lui inculquer la moindre notion d’obéissance.

Un jour elle avait trouvé que ses compagnons de pacage n’étaient pas assez curieux et que les champs récoltés jonchés de chaume et piquetés de vieilles souches n’offraient pas plus de nouveautés que les prés verts nés des premières pluies.

Le village dont elle avait maintes et maintes fois fouillé tous les recoins jusqu’au fond des cases, des cuisines et des greniers vidés, n’avait plus de secret ni de charme pour elle, tout comme les abois des chiens et les coups de bâtons des petits enfants.

Et Béye-la-Chèvre s’en était allée tournant les fesses au village vers le cœur de la brousse où les pieds d’acacia étaient plus fournis et plus jeunes, leurs feuilles plus tendres et leurs épines moins acérées.

Leuck-le-Lièvre avait bien levé la tête en voyant le bout d’une patte pointue frôler son gîte, mais Béye-la-Chèvre était déjà loin, quand trottant du devant et sautillant du derrière sur la sente où l’herbe haute commençait à étendre son pagne d’ombre, le Petit-aux-longues oreilles qu’à l’accoutumée peu de choses ou peu de gens étonnent, voulut lui demander ce qu’elle faisait au crépuscule si loin de la demeure des hommes et de l’enclos à bétail.

Secouant ses longues oreilles dans un clap-clap fataliste et fronçant le bout de son nez ridé, Leuck s’était assis au pied d’une termitière et regardait Béye-la-Chèvre disparaître en gambadant dans les dernières lueurs du jour.

Des bribes de la sagesse qui faisait le renom des siens montaient de son cœur toujours en alerte à ses lèvres marmotteuses.

Fo doule
Bou fa

La où tu n’as pas à…
Tu n’as pas à y…

Ainsi enseignait-on aux jeunes levrauts dès avant la sortie du nid.

Bo fa dé…
Lou la fa…
Ya ko…

Si tu y….
Ce qui t’y…
Tu l’auras…

Les paroles étaient comme la besace que l’aïeul des Lièvres pendait à son flanc gauche lorsqu’il parcourait le pays, brousse et villages.

Leur valeur venait de ce que l’on mettait dans la peau des mots.

Là où tu n’as pas à…
aller, à parler, à monter, à mettre le doigt
Tu n’as pas à y
aller, à y parler, à y monter, à y mettre le doigt
Si tu y
vas, y parles, y montes, y mets le doigt
Ce qui t’y
arrivera, t’y fera taire, t’y fera tomber, t’y mordra
Tu l’auras cherché…

À l’heure où le muezzin au village des hommes appelait les fidèles aux dernières dévotions quotidiennes, Leuck-le-Lièvre se répétait encore sa leçon comme une prière du soir, alors que Vère-la-Lune ayant chassé les étoiles, seule au fond du ciel, commençait à s’ennuyer…

Un enfant de nuage, balle de coton mal égrené qui passait, attira les regards de Vère-la-Lune sur Terre. Et Vère toujours curieuse se demanda quelles étaient ces deux ombres dont l’une nez en l’air et fesses basses venait d’arrêter net l’autre dans un bond de terreur et un bêê ê éperdu… Béye-la-Chèvre avait trouvé sur son chemin aventureux Bouki-l’Hyène.

Le pied qui ne reste pas en place finit par marcher sur un étron.

Et les pattes de Béye-la-Chèvre avaient conduit leur propriétaire celle-ci ne savait maintenant où, mais fort bien devant qui…

Li dou moure !
M’bouraké la ! ! !

nasilla Bouki en reniflant l’imprudente voyageuse.

Ce n’est pas de la chance !
C’est du couscous à l’arachide sucré ! ! !

— Comment ! c’est toi Béye, si tard et si loin de l’enclos ?
— On…cle Bou-kk-ki, tremblait Béye-la-Chèvre de la voix et des membres…
— Tout arrive décidément en ce monde. En ce pays plein d’herbe et d’eau, d’où la maladie s’est enfuie depuis des lunes et des lunes il ne meurt plus une bête même pas la plus vieille des vaches de ce malheur de Malal-le-Berger ; et Laobé le creuseur de bois surveille trop bien ses ânes ; plus un seul bout de fesse à emporter depuis plus d’une lune… Et voici que tu gambades toute seule, Béye, au cœur de la nuit et au milieu de la brousse.

Ce n’est pas de la chance !
C’est du couscous à l’arachide sucré ! ! !

Et Bouki tourna deux fois autour de Béye dont les pattes flageolantes aux onglons comme des aiguilles s’enfonçaient dans la peau du sentier.

— Vois-tu, continuait Bouki, la chose est tellement ahurissante que si je la racontais un jour au pays, l’on ne me croirait pas, parce que la vérité dépend de qui la dit aussi bien que de qui l’écoute ; et je connais trop bien les miens.

… Mais si toi, tu me dis trois vérités qui me convainquent et que je puisse leur rapporter et convaincre ceux de chez moi, je te laisserai partir saine et sauve, avec tes deux oreilles et ton bout de queue.

Ce disant Bouki pointait son nez vers le cou frémissant de Béye la vagabonde qui regrettait maintenant les leçons qu’elle n’avait jamais voulu écouter…

Bouki prit ensuite un léger recul et abaissa davantage ses reins fléchis. Mais le danger ne semblait pas pour autant s’éloigner de Béye-la-Chèvre.

Il lui servait même de maître, un bon maître, car elle commençait :

— Oncle Bouki, si en rentrant au village, je raconte que je t’ai croisé sur ma route, oncle Bouki, personne ne me croira.

Et Bouki d’approuver :

— Voilà une vérité toute verte et velue et qui crève les yeux. Mais ce sont les deux autres qui empêchent de dormir.

Béye arrachant ses onglons de la peau du sentier fit un léger bond de côté. Bouki en fit deux en avant.

Et Béye de continuer :

— Oncle Bouki, j’ai vu quelque chose de plus long que le chameau et qui passe la nuit dans la case.
— Dis-moi, Béye, qu’est-ce qui dépasse Guelème-le-Chameau et qui passe la nuit dans la case ?
— Oncle Bouki, la chaîne de Rabbe-le-Tisserand est plus longue que Guelime-le-Chameau, et elle ne reste jamais dehors la nuit.

Et Bouki forcée d’acquiescer :

— Voici deux vérités toutes vertes et velues et qui crèvent les yeux.

Mais c’est l’autre qui t’empêche de dormir.

Béye fit un tout petit écart en arrière. Bouki fit deux bonds en avant.

Et Béye de terminer le fruit de sa toute fraîche sagesse.

— Oncle Bouki, édentée, surdentée ou mal dentée, aucune hyène ne plaît au propriétaire de la Chèvre.

Bouki-l’Hyène était bien forcée de le reconnaître :

— Ces trois vérités toutes vertes et velues crèvent en effet les yeux… Mais…

d’un bond sautant sur Béye-la-Chèvre

… malheureusement, ce soir, Béye, tu as rencontré le BESOIN.

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