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C’est terminé, les morts ont gagné. – Charles Bukowski

C’est terminé, les morts ont gagné. – Charles Bukowski

— c’est terminé, soupire Anderson, les morts ont gagné.

— ils ont gagné, ils ont gagné, ils ont gagné, reprend Moss.

— à propos, qui a gagné le match ? demande Anderson.

— j’en sais foutre rien.

Moss ouvre la fenêtre. passe un mâle américain. Moss lui crie :

— hé, qui a gagné le match ?

— les Pirates, 3 à 2, répond le mâle américain.

— t’as entendu ? dit Moss en se retournant vers Anderson.

— vouais. les Pirates. 3 à 2.

— et dans la neuvième, je me demande qui a gagné.

— ça, je le sais, fait Anderson. Spaceman II, à 7 contre 1.

— qui le montait ?

— Garza.

ils retournent à leur bière. ils ne sont pas encore ronds.

— ce sont les morts qui ont gagné, réaffirme Anderson.

— ça t’ennuierait de changer de disque ?

— d’accord. mais si je ne renifle pas très vite de la chatte, je vais être obligé de me la sucer.

— le prix des passes n’est pas à la baisse. alors, laisse tomber.

— difficile quand l’imagination te travaille. je me vois en train d’enculer des poulets.

— des poulets ? et c’est comment ?

— dans ma vision, c’est bonnard.

ils biberonnent leurs bières. ce sont deux vieux copains qui vont vers la quarantaine et qui se font chier au boulot. Anderson a été marié, et il a cassé. deux enfants quelque part. Moss aligne deux divorces. mais avec un seul gosse, dieu sait où. la scène se déroule chez Moss, un samedi en fin de journée.

Anderson lance à travers la pièce sa bouteille vide qui, après avoir décrit un arc de cercle, atterrit dans la grande poubelle, au beau milieu des autres.

— est-ce que tu sais, dit-il, qu’il y a des mecs qui ne savent pas s’y prendre avec les nanas ? moi, par exemple. non seulement la chose en elle-même me gonfle par avance, mais quand c’est fini, j’ai à chaque fois le sentiment de m’être fait niquer.

— essaierais-tu d’être drôle ?

— tu comprends très bien ce que je veux dire. on donne et, en échange, on reçoit quoi ? son panty est par terre avec sa légère trace de merde estivale, tandis que, victorieuse, elle s’éloigne d’un pas lourd vers la salle de bains. et toi, chair flasque, tu gis sur le lit à scruter le plafond et à te demander ce que tout ce cirque signifie, tout en sachant que tu vas devoir, le reste de la soirée, te taper son épuisant papotage… et quand je pense que l’un de mes deux gosses est du sexe féminin ! entre nous, tu en déduis quoi ? que je suis un père-la-pudeur, un pédé ou que j’appartiens à un genre indéterminé ?

— calmos, mec. je te reçois cinq sur cinq. mieux, tu me remets en mémoire la fois où je me suis retrouvé avec une gonzesse que je connaissais à peine. c’est un pote qui m’avait plus ou moins mis sur le coup. j’ai débarqué chez elle avec une bouteille et un billet de 10. vu que je ne cherchais pas à lui titiller l’âme, ni à lui insuffler la passion dévorante, c’était pas si mal payé. bref, quand j’ai roulé sur le dos plutôt content de l’avoir de nouveau à l’air libre, je me suis étiré en zyeutant le plafond, et en attendant qu’elle file se laver. or la voici qui farfouille sous le sommier pour en ressortir une serpillière avec laquelle je devais me l’essuyer. j’ai failli en dégueuler. cette saloperie gluait de partout. mais je l’ai joué professionnel. en cherchant bien, je me suis trouvé un bout qu’était encore net. après quoi, elle s’en est servie à son tour. j’ai levé l’ancre rapidos. eh bien, si tu penses que j’ai fait preuve de pudibonderie, n’hésite pas, traite-moi de père-la-pudeur.

et pendant un court moment, ils se taisent et lampent leur bière.

— reste qu’on serait salauds de généraliser, dit Moss.

— de quoi, de quoi ? marmonne Anderson.

— il existe aussi des femmes formidables.

— qui, qui, qui ?

— faut que ça colle parfaitement, c’est tout ! j’ai eu une petite amie, c’était le paradis, sans la moindre exigence, rapport aux sentiments et à toute cette quincaillerie.

— que s’est-il passé ?

— elle est morte dans la fleur de l’âge.

— dur.

— vouais, dur ! j’ai bu jusqu’à en crever.

ils se resservent une bière.

— mais comment est-ce possible ? s’exclame Anderson.

— comment est-ce possible, quoi ?

— comment est-ce possible qu’on soit d’accord sur presque tout ?

— parce qu’on est potes, je suppose. c’est ça, l’amitié : partager les mauvais coups de la vie.

— Moss et Anderson. quel tandem ! on devrait se produire sur Broadway.

— ils refuseraient du monde.

— à tous les coups.

du silence, encore du silence, toujours du silence, et puis :

— la bière a de moins en moins de goût. tout fout le camp.

— bof. et Garza ? avec lui, je n’ai jamais rien gagné. son taux de réussite est des plus bas.

— mais maintenant qu’on a débarrassé Gonzales de ses amibes, peut-être qu’on va lui donner de meilleurs chevaux à monter ?

— Gonzales ! question taille et poids, il n’est pas avantagé. voilà pourquoi ses chevaux se déportent dans les tournants.

— n’empêche qu’il se fait plus de fric que nous.

— il n’y a pas de quoi crier au miracle…

— effectivement.

Moss jette sa bouteille vide vers la poubelle mais la rate.

— j’ai toujours été nul en sport, dit-il. ces enculés, à l’école, ils me choisissaient quasiment en dernier quand ils faisaient les équipes. juste avant le débile congénital, un dénommé Winchell.

— et il est devenu quoi, ton Winchell ?

— pédégé d’une aciérie.

— bordel !

— mais ce n’est pas tout.

— quoi encore ?

— le meilleur de la classe, Harry Jenkins… eh bien, il est en taule à San Quentin.

— la putain de Marie ! d’après toi, qui met-on en taule, les bons ou les mauvais mecs ?

— un cocktail des deux.

— toi, t’as été en prison, non ? comment c’était ?

— rien de bien différent.

— ce qui veut dire ?

— ce qui veut dire qu’on transporte dans un autre élément la société humaine dans son entier. et les clivages se font en fonction de la spécialité de chacun. les escrocs ne fréquentent pas les voleurs de voitures, lesquels ne fréquentent pas les violeurs, qui ne fréquentent pas les exhibitionnistes. l’appartenance à l’un ou l’autre des groupes dépend du motif d’inculpation. par exemple, un producteur de films pornos occupe une place de choix dans la hiérarchie carcérale tandis qu’un bourreau d’enfants est rejeté dans l’enfer.

— et toi, tu les classais comment ?

— au même niveau : en cellule.

— je vois, mais en quoi un taulard diffère de l’homme de la rue ?

— le taulard est un perdant qui aura essayé.

— t’es le meilleur. mais j’ai la queue qui me démange toujours.

Moss va au frigo et en ramène de la bière. il se rassied et ouvre deux nouvelles bouteilles.

— eh oui, le cul ! soupire-t-il. on est là à en causer comme des gamins de 15 ans. sauf que moi, ça ne me branche plus du tout, je fatigue rien qu’à l’idée de me remettre au baratin, de suer avec brio de la flatterie. il y a des hommes pour qui c’est naturel. je pense à Jimmy Davenport. doux jésus, quelle affreuse petite merde vaniteuse, c’était ! mais les dames l’adoraient. alors que c’était la crevure intégrale. chaque fois qu’il avait tiré sa crampe, il ouvrait leurs réfrigérateurs et pissait son bock dans les saladiers et les cartons de lait, et à défaut partout où il pouvait. il trouvait ça super jouissif. n’empêche que lorsque ensuite il s’affichait avec la dame dans un bar, elle le couvait de ses yeux de merlan frit. parfois, il m’emmenait avec lui pour me montrer de quoi il était capable, et parfois aussi il me permettait de les toucher. et voilà pourquoi je peux t’en parler savamment. conclusion : il semble que les plus belles femmes sont promises aux plus horribles bâtons merdeux, aux plus abjects imposteurs. mais peut-être que je me laisse emporter par la jalousie ? peut-être que ma vision des choses est sujette à caution ?

— pas du tout, mon poteau. les femmes raffolent des imposteurs parce qu’ils savent embellir la réalité.

— à supposer que ce soit vrai, c’est-à-dire que les femmes ne procréeraient qu’avec des imposteurs – dis-moi, je ne suis pas en train de modifier une loi de la nature, là ? – ne peut-on pas en déduire que les forts s’accouplent avec les forts ? et si tel était le cas, quel type de société alors aurions-nous ?

— les lois de la société n’ont rien à voir avec celles de la nature. notre société est a-naturelle. c’est ce qui explique pourquoi nous sommes au bord du gouffre. par ailleurs, c’est aussi parce que la femme a deviné que seul l’imposteur survit dans ce type de société qu’elle le préfère. d’où encore son désir de porter l’enfant de cet imposteur afin de pouvoir élever la chair de sa chair en toute sécurité.

— en somme, tu dis que si nous côtoyons le gouffre, nous le devons aux femelles ?

— j’ai un mot pour résumer ça : misogynie.

— et Jimmy Davenport en est le Roi.

— le Roi des Pisseurs. l’utérus nous a trahis et ses œufs nucléaires nous cernent…

— et vive la misogynie !

Moss brandit sa bouteille de bière :

— à la santé de Jimmy Davenport !

à son tour, Anderson lève sa bouteille :

— à toi, Jimmy Davenport !

ils éclusent leurs bouteilles.

Moss en ouvre deux autres.

— avec les compliments misogynes de deux vieux solitaires…

— exact, on est deux étrons, constate Anderson.

— pardi !

— dis-moi, t’es sûr de ne pas avoir deux belles chattes dans tes relations ?

— on ne saurait jurer de rien.

— et tu les appelles pas ?

— enfoiré, sourit Moss qui se lève et décroche le téléphone.

il compose un numéro et patiente quelques secondes :

— Shareen ?… salut, Shareen… c’est Lou. Lou Moss. ça y est ? tu te rappelles ? on s’était croisés à la fête de Katella Avenue. Chez Lou Brison… tu l’as dit, une nuit d’enfer ! vouais, exact, je me suis comporté en salopard mais on a quand même fait grincer les ressorts, hein ? bien sûr que je n’ai pas oublié ton visage, c’est même ce que j’aime en toi. quasiment, l’idéal classique. ivre ? non. juste, deux, trois bières. et Mary Lou, comment ça va ? une chic fille, celle-là. non, je ne suis pas seul… qu’est-ce qu’il fait ? il enseigne la philo à Harvard, sans blague ! ça ne l’empêche pas d’être à la coule. mais oui, je sais qu’on étudie le droit à Harvard et alors, Kant, tu le ranges où ? si j’ai une voiture ? Chevrolet 65. et à jour de mes traites. depuis quand ? dis-moi plutôt si t’as encore cette robe verte avec cette putain de ceinture qui te descendait jusqu’aux orteils ? si je me moque de toi ? pas du tout ! super sexy, je te jure. et d’un chic. je ne rêve que de toi et de poulets. quoi ? je blaguais, bon. et Mary Lou ? Parfait. Excellent. mais préviens-la que mon copain est du genre à vous mettre sur un piédestal. chez lui, tout passe par la tête. un modèle de timidité. tu vois le tableau ?… dans un sens, c’est un lointain cousin. du Maryland. quoi ? évidemment que j’appartiens à une grande famille ! qu’est-ce qui est vrai ? alors, là, c’est toi qui te moques. quoi qu’il en soit, il est chez moi et il s’ennuie. non, bien sûr qu’il n’est pas marié ! pourquoi je te mentirais ? mais oui, je n’arrête pas de penser à toi – à cette ceinture qui n’en finit pas d’épouser les courbes de ton corps. d’accord, c’est assez con. t’as de la classe. t’es même hyper classe. évidemment que j’ai la radio et le chauffage dans ma caisse. sur le Strip ? mais ce n’est désormais fréquenté que par des gamins ! pourquoi on débarquerait pas plutôt chez toi avec une bouteille ?… d’accord, excuse-moi. je n’ai pas voulu insinuer que t’étais vieille. bon sang, tu me connais, moi et ma grande gueule. écoute, je te jure que je t’aurais rappelée si l’on ne m’avait pas muté en dehors de la ville. quel âge il a ? 32 ans, mais il ne les fait pas. je crois qu’il a décroché une bourse et qu’il va bientôt s’envoler pour l’Europe. prof à Heidelberg, il me semble. non, c’est du sérieux. à quelle heure ? ça roule, Shareen. à tout de suite, mon chou.

Moss raccroche, se rassied et reprend sa bière :

— notre liberté prend fin dans une heure, professeur.

— une heure ?

— le temps qu’elles poudrent leur chatte, et le reste, tu connais la musique.

— à Jimmy Davenport, s’écrie le professeur de Harvard.

— à Jimmy Davenport, reprend l’équarrisseur.

et ils n’en laissent pas une goutte.

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