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Tunis et Kairouan – Mathilde Arbey

Tunis et Kairouan – Mathilde Arbey

(Introduction de l’ouvrage, par Camille Mauclair)

Tout au fond d’un des plus vastes, des plus harmonieux, des plus beaux golfes de la Méditerranée, Tunis étage ses blancheurs.

Elle est presque séparée de la haute mer : les vaisseaux n’y accèdent que par le long chenal artificiel qui aboutit à la Goulette en traversant la lagune El Bahira, semblable à la lagune vénitienne et formant une sorte de lac intérieur peu profond et presque clos. La position maritime vraiment logique et riche de toutes les possibilités est au delà d’El Bahira et des langues de terre n’offrant à la Goulette qu’une étroite issue. Mais cette position magnifique sur la mer libre, entre la grande presqu’île du cap Bon et la falaise que couronne l’adorable Sidi Bou Saïd, Carthage l’avait prise : les Tynens qui la fondèrent ne s’étaient point trompés.

Pourtant, Tunis a préexisté. C’était la très vieille « Tunes », sans doute indolente et sans ambition. Embouteillée par Carthage, elle en vit grandir l’étonnante fortune : parente pauvre et jalouse, elle dut en être l’alliée protégée, durant les guerres contre Rome et la révolte des mercenaires domptée par Hamilcar. Elle devint romaine. A la chute de l’Empire, les Vandales de Genséric en furent expulsés par Bélisaire et ses Byzantins. La grande irruption islamique du VIIème siècle, se propageant depuis l’Arabie jusqu’au Maroc, fit de Tunis une cité musulmane : les émirs la gouvernant au nom des Khalifes de Bagdad se déclarèrent indépendants en fondant la dynastie Aglabite. Les Fatimites la supplantèrent, ayant conquis l’Egypte : puis les Zeirites, menacés par les Normands de Sicile au XIIème siècle, implorèrent le secours du grand sultan marocain, l’Almohade Abd El Moumene.

Il chassa les Normands mais prit la Tunisie à son compte, fit de Tunis une capitale au lieu de Kairouan, ville sainte. Plus tard, les gouverneurs ressaisirent leur autonomie beylicale : ce furent ces Hafsides dont l’un, Mostancer Billah, vit mourir devant sa capitale assiégée le roi de France, saint Louis, et négocia le départ des Croisés. Les Hafsides enrichirent la ville de mosquées et de souks ; époque brillante, prospère, raffinée, a laquelle succéda une catastrophe au XVIe siècle. A la suite d’intrigues complexes et de révolutions de palais, Charles-Quint intervint, comme jadis Abd El Moumene, pour tout confisquer. Il s’empara de Tunis, que ses troupes saccagèrent férocement, détruisant des merveilles d’art et créant d’inexpiables rancunes. Peu après d’ailleurs, malgré les efforts de don Juan d’Autriche, la domination espagnole s’écroula. L’Islam redevint le maître de toute la Tunisie.

Il la releva, lui redonna de beaux monuments, ceux que nous voyons encore. Il en fit un grand centre commercial, à la fois pour l’Afrique centrale et pour la Méditerranée du Maroc a l’Egypte. D’autre part, la guerre de course, conduite contre les flottes chrétiennes par les corsaires de Mahdia, aussi redoutés que ceux d’Alger ou de Salé, fut autant qu’une vengeance une source de richesse. La décadence ne vint que des exactions et des désordres gouvernementaux : concussions, meurtres, complots des chefs de milices, tout contribua à la misère du peuple et à la ruine de l’autorité des beys, jusqu’à la constitution de la dynastie des Husseïnites, encore régnante aujourd’hui.

Mais la débilité des souverains, l’avidité des favoris, entretinrent une sorte d’anarchie et une situation économique si lamentable qu’en 1881, à la suite des habiles interventions de Jules Ferry, le bey Sadok accepta un traité de protectorat français. L’insurrection des Khoumirs, limitrophes de l’Algérie, avait prétexté une expédition militaire : elle n’eut guère à souffrir que de la typhoïde, et ne rencontra de résistance qu’à Sfax, capitulant après un court bombardement. Depuis, aucun trouble, même pendant la période de 1914-1918. Les Tunisiens ne sont pas belliqueux, se montrent satisfaits de notre rôle, et l’harmonie règne entre notre Résidence et le gouvernement beylical, malgré quelques agitateurs « destouriens », c’est-à-dire partisans d’une autonomie avec « destour », ce mot signifiant « constitution ».

Voilà, brièvement, l’histoire de Tunis, bien moins dramatique en somme que celle de la plupart des cités orientales ou nord-africaines, hormis les cruautés espagnoles du XVIème siècle.

Depuis l’intervention française, une grande cité moderne s’est juxtaposée à la vieille ville arabe. On a creusé et aménagé un port, tracé des boulevards. On entre dans Tunis par la superbe avenue Jules-Ferry que prolonge l’avenue de France, avec de luxueux cafés et hôtels, des magasins élégants : c’est le « corso » où l’animation est extrême, et auquel aboutissent des rues européennes très intelligemment conçues. Tout ce quartier a été conquis sur la mer, qui arrivait jadis jusqu’à la porte de la médina : la cathédrale Saint-Vincent-de-Paul elle-même, qui fait face à l’Hôtel de la Résidence générale de France, et est d’un style très honorable, repose sur des milliers de pilotis de troncs de palmiers. Cette Tunis francisée est très gaie ; la vie y est accueillante, facile et douce, sous un divin azur. Mais l’intérêt véritable est dans la médina, heureusement respectée, où, l’on accède par l’antique Bab el Bahar, « la porte de la mer ».

Une statue du grand cardinal Lavigerie, archevêque de Carthage et primat d’Afrique, s’élève sur une placette où se groupèrent jadis les consulats européens : et aussitôt la rue de l’Eglise rappelle, par son vieux sanctuaire de la Sainte-Croix, le souvenir de son fondateur, le révérend Jean le Vacher, disciple de Vincent de Paul jadis captif à la Goulette. Cette rue montante, étroite, pleine de bazars pour touristes, conduit à la grande mosquée de l’Olivier, la « Djama ez Zitouna », et au labyrinthe voûté des souks où circule une foule de Tunisois, Juifs, Maltais, Siciliens, Levantins, Maures et Français aimablement mêlés. Il y a là d’étonnants effets de lumière et de pénombre dorée dans les rangées de boutiques où travaillent les artisans de petits métiers, dans le vacarme des criées, au milieu du défilé versicolore des chalands, femmes aux masques noirs, Sénégalais ceinturés de rouge, Arabes traînant leurs babouches et balançant les plis de leurs souples djellabas, juives aux pantalons collants et aux bonnets rehaussés d’argent et d’or. Souks des Libraires aux magnifiques reliures, des Étoffes, des Selliers, des Orfèvres, des Parfums, des Babouches, des Teinturiers, tous composent une symphonie éblouissante.

Le souk El Berka, où les corsaires vendaient leurs prisonniers, montre un paisible café maure sous des arceaux soutenus par des piliers peints de vert et d’écarlate et dont les chapiteaux englués de chaux proviennent de la Carthage punique, romaine et chrétienne. Partout rôde cette senteur composite de rose, de moka, d’épices, de cuir, de laine tiède, qui est celle de l’Orient. Cette cité dans la cité n’a guère changé depuis les Hafsides, et l’apparente confusion de ses ruelles capricieuses, aux milliers d’alvéoles, demeure régie par la même organisation corporative avec toutes ses richesses. Elle s’agglomère autour de mosquées, de medersas, de bibliothèques admirables. Elle a son quartier israélite, la Harâ. Elle a, au bout de la silencieuse et exquise rue Tourbet El Bey, les tombeaux beylicaux aux vertes coupoles de faïence émaillée. Elle englobe, dans un coin presque campagnard, le Dar Husseïn, un adorable palais du XVIIIème siècle, caprice d’un vizir, où logent maintenant le général en chef de nos troupes et ses services d’état- major. Elle dérobe, avec le jaloux souci des Islamiques, de luxueuses demeures derrière des murs aveugles. Si le palais beylical primitif, le Dar El Bey, a disparu avec ses décorations andalouses et ses jardins, l’édifice qui l’a remplacé au faîte de la colline fut l’œuvre de Hamouda Pacha en une période heureuse, et de ses nobles appartements, de ses terrasses, on jouit d’une vue incomparable sur la ville aux blancheurs mates de camélia, sur les montagnes lointaines, la lagune et l’immensité du golfe.

L’ancienne Kasba n’est plus qu’une caserne ayant perdu tout caractère arabe : mais elle est contiguë à une vaste ceinture de remparts, en partie respectés, enserrant toute la médina, et percés de quelques belles portes fortifiées, Bab Djedid, Bab Ménara, Bab Al Djezira, et enfin Bab Souïka s’ouvrant sur le bruyant faubourg Halfaouine, très populeux, malpropre et pittoresque. Tout cela est dominé par les minarets des mosquées Djama El Zitouna et de la Kasba, qui sont du rite malékite, c’est-à-dire de forme carrée et sans galeries, tandis que les mosquées du rite hanéfite, Sidi ben Arous et Sidi Youssef, ont des minarets octogonaux avec galeries ajourées et toits aigus.

Mais ces divers édifices sont tous couverts de tuiles d’émail vert, la couleur du Prophète. Le plus beau de tous, sinon le plus vénéré, est en dehors de l’enceinte, au quartier Halfaouine : c’est la mosquée de Sidi Mahrez, avec des coupoles presque byzantines, bien dégagée sur une vaste place d’où l’on peut l’admirer de toutes parts, tandis que les autres sont, comme presque toujours en Orient, encastrées dans des ruelles étroites. Les fortifications de Tunis sont restées surtout imposantes dans la partie la plus élevée de la ville, d’où l’on découvre vers l’intérieur les eaux glauques et miroitantes de sel de la Sebkha Sedjoumi, lac sans écoulement, parfois tari, au milieu d’un immense paysage de sable fermé par de lointaines montagnes aux arêtes vives. Mais, vers le golfe, la cité a depuis longtemps outrepassé ses limites primitives pour s’étendre dans des sites boisés, fleuris et très riants.

Les cent hectares du parc du Belvédère, avec leurs pelouses, leurs corbeilles, leurs palmiers, leurs oliviers, leurs ficus géants, leurs eucalyptus, évoquent les plus beaux jardins des lacs italiens ou de Palerme, et on y trouve deux purs chefs- d’œuvre de l’art décoratif islamique, la Koubba et la Midah, dignes de Fès ou de Grenade, de Rabat ou de Séville. De ce bois de Boulogne tunisien, infiniment supérieur au notre, on a des vues merveilleuses, ainsi que des quartiers de la Manouba, de l’Ariana, et de la colline qui porte l’ancien fort turc de Sidi Bel Hassen, remanié pour nos soldats et surveillant la banlieue et l’horizon marin. Les quartiers d’élégantes villas se succèdent jusqu’au palais beylical du Bardo. Le souverain en habite encore une partie, décorée à la tunisienne et aussi par des Italiens au XVIIIème siècle: le reste a été transformé en un charmant jardin public, avec une petite mosquée et un rond-point à colonnettes et fontaines, les bastions et les tours ont disparu, et l’ancien harem est maintenant occupé par le musée Alaoui, l’un des plus captivants de l’Afrique du Nord, installé avec une discrète élégance et un parfait éclairage. On y peut admirer une quantité de ces mosaïques antiques qui sont l’orgueil de la Tunisie, morceaux de premier ordre, très bien conservés, et rivalisant avec ceux de Ravenne, de Monreale et de Daphni. Ces travaux ont certainement inspiré les artisans byzantins et arabo-normands, et peut-être aussi les tapissiers Kairouanais.

On trouve de ces mosaïques, luxe des demeures romaines, à Sousse, à Sfax, à Dougga, un peu partout, mais les plus surprenantes sont au musée Alaoui, contenant d’autre part de nombreux vestiges puniques et chrétiens, sarcophages, baptistères, bijoux, et la célèbre série des bronzes qu’un vaisseau grec, coulé au large de Mahdia et récemment renfloué, transportait d’Athènes à Rome pour orner la demeure de Sylla : un Eros, un Dionysos, un Hermès, une Ariane, des vases, des statuettes d’acteurs et d’animaux, d’un admirable sentiment, ont émergé après vingt siècles des parages de ces Syrtes propices aux naufrages qu’ont redoutées de tous temps les marins. Un léger palais, voisin du musée Alaoui, est consacré à l’art indigène : et devant ces tapis, ces cuivres, ces faïences, ces reliures, ces harnais, ces armes, on ne peut trop souhaiter l’encouragement des artisans, la défense de leurs traditions contre l’envahissement de la camelote européenne. On a eu l’habileté de montrer aux musulmans le respect absolu de leur religion : il serait non moins méritoire de leur prouver notre souci de sauvegarder leurs arts, ainsi que Lyautey le fit au Maroc. Les services tunisiens sont, après un demi-siècle de protectorat, fort en retard, à ce point de vue, sur ce qui a été organisé au Maroc en quinze années sous l’impulsion d’un animateur génial qui pensait à tout.

Tunis est entourée de montagnes d’une coloration splendide, comme le Zaghouan, le Djebel Ressas ou « montagne de plomb », le Djebel Bou Korneïn, du pied duquel serpente le défilé où Flaubert a cru pouvoir situer la catastrophe de l’armée des mercenaires révoltés contre Carthage et prise du piège par une ruse d’Hamilcar, l’y laissant mourir de soif et de faim. Du cap Bon à la plaine féconde du Mornag, ce ne sont que sites exquis, oliveraies, prairies, villas blanches, pêcheries, plages harmonieuses, sur les deux rives du golfe et du Iac El Bahira. Tout respire le bonheur, la paix, la grâce, sous un ciel digne de l’Hellade. Mais on est surtout fasciné par le littoral qui conduit à Carthage. On l’atteint soit par une superbe autostrade, soit par le tram électrique établi sur la chaussée rectiligne faite des déblais du chenal traversant El Bahira jusqu’à la Goulette, et survolé paresseusement par des flamants roses.

La Goulette est bâtie sur la langue de sable séparant la lagune tunisienne de la mer libre. C’est là que les espagnols, après leur assaut et leur pillage de Tunis, bâtirent une forteresse ; plus tard, les Ottomans la reprirent, la transformèrent, et y adjoignirent un bagne où saint Vincent de Paul vécut la vie des forçats chrétiens. Un palais abandonné, un port bien outillé, une « marine » de pécheurs, une plage d’été chère aux Tunisois, c’est la Goulette actuelle, avec de puissantes usines ; et du delà commence la série des stations coquettes, Khereddine, le Kram, pareilles aux localités de la baie de Naples. Deux d’entre elles portent les noms d’Hamilcar et de Salammbô, ce qui est un bel hommage à Flaubert et à son chef-d’œuvre. Salammbô est un ravissant petit bourg de plaisance, où l’on a l’amusante surprise de trouver les noms de Didon et de Tânit sur des plaques de rues. On est là au pied de la colline où s’élevait la citadelle de Byrsa et dans la zone où de Dermech à Sidi Bou Saïd, l’énorme Carthage a dû s’étendre, la zone où le grand romancier français a interrogé passionnément le sol, il y a trois quarts de siècle.

A la vérité, les aspects ont bien changé depuis son séjour, mais déjà il a dû tirer presque tout de son imagination exaltée par un mot fameux. Carthage n’était que l’ombre d’une ombre, pas même une ruine, un émiettement. Son histoire ne l’explique que trop. Après le siège, le massacre et la destruction, les Romains semèrent du sel pour que le lieu exécré demeurât à jamais stérile. Plus tard, ils se repentirent, à cause de la position maritime, et, sous César et Auguste, ils rebâtirent une Carthage latine très florissante. Ensuite, il y eut une cité chrétienne, puis les Vandales de Genséric séjournèrent. Bélisaire les expulsa, et Carthage fut byzantine durant deux siècles. Enfin les Arabes l’anéantirent. Les ruines devinrent une carrière ouverte où tout le monde s’approvisionna, jusqu’en Italie : et on retrouve des matériaux carthaginois, romains et byzantins partout à Tunis et dans mainte cité tunisienne. Douze cents ans passèrent, jusqu’à ce que le cardinal Lavigerie, avec ses Pères blancs, élevât une Carthage française à la gloire du Christ, des martyrs, et de saint Louis mort de la peste en cette solitude où il avait établi son armée pour préparer le siège de Tunis.

On conçoit donc que les vestiges puniques aient disparu sous toutes ces superpositions, et que nous n’ayons quelques renseignements que par les nécropoles souterraines, comme pour les Étrusques, car les Romains rasaient les villes ennemies mais négligeaient les tombeaux. Au temps de Flaubert, on n’avait pas entrepris les fouilles qui se poursuivent méthodiquement depuis Mgr Lavigerie. Louis-Philippe s’était borné à acquérir du bey un terrain sur le coteau de Byrsa (car ce modeste nom suffit à une éminence de soixante-trois mètres) pour y ériger une chapelle commémorative en l’honneur du roi Louis IX de France : intention digne d’éloges que l’on ne saurait adresser à cet édifice mesquin. Le grand cardinal fit construire là un couvent de Pères blancs dans un beau jardin, et il ordonna la construction d’une cathédrale, due à l’architecte et abbé Pougnet. C’est une oeuvre d’inspiration hispano-mauresque, avec deux tours, une coupole et huit clochetons : fort honorable, elle ne gâte pas le merveilleux paysage, et l’intérieur est d’un noble style. Mgr Lavigerie y est enseveli. Sur le tombeau ses dignités sont énumérées, mais il a indiqué lui-même l’épitaphe en deux mots : « Nunc cinis… maintenant poussière ». Il fut le Lyautey spirituel de la Tunisie.

Contigu au couvent, le musée fondé par le cardinal peu avant sa mort, et auquel le très érudit P. Delattre donna tous ses soins pendant quarante ans, a été bâti sur les restes d’un palais et d’un portique proconsulaires. Il contient des sarcophages puniques et romains, une admirable effigie tombale dite « prêtresse de Tânit », des inscriptions, des objets qui décèlent l’influence égyptienne et minoenne, poteries, amulettes, vases. Les Carthaginois ne furent que de hardis navigateurs et d’avides commerçants, insoucieux des arts ou se bornant à les emprunter. On trouve autour de Byrsa de très nombreux vestiges des temps romains, sépulcres, amphithéâtres, thermes, débris d’aqueducs, de basiliques consacrées à des martyrs, saint Cyprien, sainte Perpetua, suppliciés sous Septime-Sévère. D’énormes citernes sont encore visibles. Il semble probable que Carthage, qui comptait encore sept cent mille habitants lors de sa destruction par Scipion Emilien, s’étendait sur un périmètre d’au moins trente milles.

De son port marchand, situé près du Kram actuel, rien ne demeure. Son port militaire, situé près de l’actuelle Salammbô, se composait d’un bassin rectangulaire avec chenal, le Cothon, et d’un bassin semi-circulaire au centre duquel un îlot contenait le logis de l’Amirauté. Il ne reste plus que deux étangs envasés et quelques traces de môles s’avançant sous les eaux. On a l’impression d’une mort définitive. Carthage n’est plus qu’un nom, auquel le génie d’un écrivain a su rendre une survie. Mais ceux auxquels l’Histoire parle peuvent évoquer ici les grandes ombres d’Hamilcar, de Marius exilé, de Bélisaire, de saint Louis, de Lavigerie. On atteint, par une série d’ondulations bossuées de nécropoles, au-delà de Sainte-Monique vouée au souvenir de la mère de saint Augustin, soit la plage de la Marsa, résidence d’été du bey, soit l’adorable village de Sidi Bou Saïd, peint de blanc et de bleu de ciel, posé comme un nid de colombes tout en haut d’une falaise pourprée, le cap Carthage, dont les contreforts dominent de cent mètres les vagues du golfe. C’est un lieu d’une beauté indescriptible, une des perles de la Méditerranée. Un crépuscule à Sidi Bou Saïd est un poème qu’on n’oubliera jamais.

La douce Tunisie est toute imprégnée des souvenirs de la Rome impériale. A Dougga, à El Djem, à Thuburbo, à Sbeïtla, sous des noms latins à peine arabisés, les thermes, les arcs, les temples, les mosaïques, les théâtres, attestent la marque puissante de la civilisation latine. L’Islam n’a pu les effacer. Il s’y est pourtant substitué dans le Sahel et ses villes blanches, Sousse, Sfax, Gabès, dans les immenses olivettes que nous avons rétablies, dans les oasis du Djerid, Tozeur et Nefta, riches de millions de palmiers, dans l’étrange pays des Matmata troglodytes, dans cette délicieuse île de Djerba où jadis le terrible corsaire Dragut anéantit une flotte espagnole, et où une colonie de Juifs échappés à la destruction de Jérusalem vit depuis dix-neuf siècles avec ses coutumes et ses livres sacrés dans une atmosphère paradisiaque.

La Tunisie a son caractère bien distinct de ceux de l’Algérie et du Maroc. On la visite moins, et c’est fort injuste, car elle est pleine de grandeur, de grâce et de charme. Mais, après Tunis, ou plutôt à des titres divers, elle ne possède aucune cité plus attrayante que Kairouan, située au centre du pays dans un paysage aride. Elle fut fondée, il y aura bientôt treize siècles, par Sidi Okba ben Nafi, le conquérant arabe qui introduisit l’islamisme dans le nord de l’Afrique. Il en fit un foyer de propagande et de résistance, une ville forte et une ville sainte tout ensemble. Sous les Aglabites, Kairouan fut une capitale aux quatorze portes guerrières, riche de souks et de réservoirs, abritant une cour luxueuse qui possédait aussi des châteaux de plaisance aux alentours, à El Abbassia, à Raccada, à Es Schlein, à Sabra. Tout cela a disparu.

Kairouan perdit sa dignité de capitale quand Tunis eut reconquis sa primauté. Elle fut la victime des querelles politiques entre les khalifes fatimites du Caire et les khalifes Abassides de Bagdad, se disputant le nord africain. Elle subit un siège et un pillage féroce. Les beys ottomans rasèrent sa kasba et ses remparts. Son Université de médecins, de théologiens, de savants musulmans ou juifs, si célèbre au moyen âge que les imprimeurs de Leyde publiaient encore au XVIe siècle des traductions latines de ses traités, finit par retourner au néant. Ce qui sauva Kairouan, ce fut la piété, le respect de ses mosquées. Elle reste un des lieux où, de l’Arabie à la cote marocaine, bat le cœur de l’Islam.

C’est aujourd’hui une petite ville somnolente, comptant à peine vingt mille habitants dont moins d’un millier d’Européens, avec des souks restreints, mais où l’on fabrique ces admirables tapis de haute laine tissés et ornés par les pauvres fellahines avec un si pur génie décoratif, un sens si surprenant des harmonies chromatiques. Il reste encore quelques remparts, et Bab Djelladine, la « porte des corroyeurs », une de ces portes dites « à baïonnette », à double issue fortifiée, dont on voit de si beaux modèles à Chella, à Fès, à Tunis. Quelques zaouïas modestes, dont la plus remarquable est celle de Sidi Abid el Ghariani : un puits qui, selon la fable, communique avec celui de Zemzem à la Mecque ; quelques cafés maures ou juifs ; de vastes citernes aglabites dans des terrains vagues où s’alignent les blanches chapelles d’un cimetière de marabouts : tout cela ne vaudrait guère la peine d’une visite en cette Kairouan languissante et isolée, s’il n’y avait point ses sanctuaires, qu’un accord spécial avec nos contrôles civils permet aux roumis d’explorer contre redevance.

L’une de ces mosquées fameuses se trouve en dehors des limites de la ville, dans le faubourg de Djeblia. Elle se nomme Djama Amour Abbada, et, plus couramment, « mosquée des Sabres ». Son histoire est amusante. Amor Abbada était un forgeron Kairouanais un peu bigarre et fort rusé, qui rêvait de s’élever à la dignité de marabout. Il y parvint en simulant la folie prophétisante, ce qui trouve toujours crédit en Islam où les déments passent pour inspirés par Allah. Amor Abbada recueillit assez d’aumônes pour devenir riche au point de s’offrir le luxe d’édifier une mosquée à sa gloire. Il en établit le plan lui-même, avec des coupoles côtelées d’un bel effet. Dans la cour, il plaça d’énormes ancres de fer provenant de galères romaines ou chrétiennes repêchées à Porto-Farina, près de Tunis, et qu’on lui avait apportées pour obéir à une de ses visions.

Dans l’intérieur, il a accumulé des objets martelés par lui, notamment d’énormes pipes et des sabres gigantesques, d’un travail d’ailleurs très grossier. Cette mosquée ne date que du siècle dernier malgré son style médiéval. Celle dite « du Barbier » est beaucoup plus remarquable. C’est, plutôt qu’une mosquée, un ensemble de locaux religieux, une zaouïa, une medersa, se groupant autour du tombeau d’Abou Zoumat. Ayant été un compagnon de Mahomet, il portait toujours sur lui trois poils de la barbe du Prophète, d’où le surnom, pour lui, de Sidi Sahab (le compagnon), et, pour l’édifice, de zaouïa « du Barbier ». Un charmant minaret se dresse à un angle de la cour dallée, dont le vestibule, le patio à arcades, datant des XVIe et XVIIe siècles, montrent un curieux mélange d’art tunisien et italien. Le lieu est doux, pur, et d’une grâce évoquant Grenade et les cloîtres arabo-normands. Les vitraux, les stucs des plafonds, les zelliges d’émail assemblant des fleurs stylisées, sont de parfaits témoignages de l’art musulman. La chapelle à coupole où repose Abou Zoumat est étincelante de lustres de cuivre et de cristal, d’ex-voto, dans un décor somptueux de tapis et d’étendards, conçu pour un chef de guerre et pour un de ces saints vociférateurs que l’Orient juif ou arabe a toujours vénérés.

Une autre mosquée, en ville, est la Djama Tléta Bibane, dite des Trois Portes, qui a la simplicité émouvante de nos basiliques romanes. Elle date du IXe siècle, et si l’intérieur est nu, la façade à trois portiques est d’une décoration très curieuse, faite d’un mélange de fleurs ornementales et d’inscriptions coufiques provenant sans doute du sanctuaire primitif lors de la restauration au XVe siècle. Le romano-byzantin intervient souvent dans les monuments tunisiens, ce qui les différencie de ceux de l’Algérie et du Maroc. Près de cette mosquée se trouvent plusieurs zaouïas, dont celle de Sidi Abid El Gahriani, vraiment ravissante avec ses fines arcades, ses balcons ajourés, ses faïences murales. Mais tout s’efface devant la beauté de la Djama El Kebir, construite sur l’emplacement de celle qu’avait élevée au IXe siècle le conquérant Sidi Okba. C’est presque une forteresse, longue de cent vingt-cinq mètres, large de soixante-quinze, donnant une haute idée de la richesse et de la puissance de la dynastie Aglabite. Un énorme arceau en fer à cheval, un porche carré décoré de colonnes antiques, donne accès dans la vaste cour aux colonnades de granit, de marbre et de porphyre provenant de la Carthage romaine et byzantine. Elle est dominée par un minaret carré, crénelé, à coupole côtelée et ogivale, semblable à un donjon. L’ensemble est magnifique.

L’intérieur du sanctuaire l’est plus encore. Il évoque la célèbre Mezquita de Cordoue, et il rivalise avec elle. Une véritable forêt de colonnes prises à Byrsa, à Hadrumète, à Dougga, dispose ses allées dans une pénombre dorée aussi pure et accueillante que celle de nos cathédrales. Tout converge vers le mihrab, le « saint des saints » où s’expose le Coran et qui est d’un travail magnifique. A sa droite est le « mimber », ou chaire de prêche en bois de platane sculpté. C’est un chef-d’oeuvre qui surpasse encore le célèbre mimber de Fès, ainsi que la « maksoura » ou clôture qui interdit l’entrée d’une bibliothèque. Ni le Maroc, ni l’Espagne, ni la Syrie, ne présentent des ouvrages plus parfaits, ainsi que les lustres, les zelliges et les portes monumentales. La mosquée de Sidi Okba est, par son architecture et son ornementation, la preuve éblouissante de ce qu’ont pu inventer les artisans de l’Islam en adaptant leur fantaisie à la plus noble expression de la piété. Nul sanctuaire religieux n’est plus propice à la prière et à la méditation, et l’appel obstiné, impérieux, du muezzin, tombant du haut du minaret, est ici d’une éloquence poignante, d’une magique mélancolie. Oui, la triste et douce Kairouan est vraiment une cité sainte, embaumée dans la solitude et cette lumière nacrée qui est aussi douce aux coupoles musulmanes qu’aux frontons mutilés de l’Hellade.

L’artiste qui, après Marrakech, Rabat et Salé, a secondé ici une fois encore l’écrivain en vivifiant par le coloris ses évocations, n’a pu le faire avec cette vérité et ce charme que grâce à une connaissance profonde de notre Afrique du Nord, et aussi à l’amour de cette clarté, de ce sol, de ces êtres, amour dont sont pénétrés ceux qui ont vécu et médité là-bas.

La Tunisie est une des strophes les plus nobles du grand poème méditerranéen qui, de Tanger à l’Egypte, déroule son incomparable cortège d’images et d’idées entre le double saphir de la mer et du ciel.

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