Intransigeance – Léon Degrelle
Qui a pensé à nous, les perdus des steppes, qui n’avions à boire, pour l’an nouveau, que de la neige fondue, rayée de morceaux d’herbes jaunes, ou un peu de café artificiel qui sentait le savon ?
Détails misérables, détails humiliants, détails dont l’évocation paraît même déplacée : qui se représenterait ce qu’est, pour des centaines d’entre nous, par des froids pareils, la moindre servitude d’ordre physique, par exemple la misérable, l’inévitable dysenterie ?
Aucune installation sanitaire. Il faut, quinze, vingt fois, en quelques heures, courir dans la neige, se laisser couper le corps par une bise aiguisée comme une lame, cinglante comme un fouet.
Vanité de nos corps dont, à certaines heures, nous étions si fiers !
La belle bête humaine, souple, brûlante, doit se soumettre à ces humiliations ! Elle se révolte, mais elle doit céder.
Corps qui était si satisfait de ta vie rythmée ! Tu as été caressé, embrassé, fervemment étreint : et on s’acharne à te rendre honteux de toi-même !
Pourtant, rien ne peut atteindre l’esprit dominateur. Si le corps est humilié, c’est parce que la volonté l’a conduit dans ces neiges sifflantes, au fond de ces abris sordides. Hier, c’étaient les poux.
Aujourd’hui le froid se colle à notre peau et la suce. C’est parce que nous l’avons voulu encore.
De la nature hostile, féroce, flagellante, nous nous moquons. Un jour, la bise cruelle s’éteindra dans le premier éblouissement du feuillage. Nos corps, tendus aux eaux des rivières, au soleil et aux vents, sentiront la vie battre plus ardemment que jamais autour de leurs os, robustes comme du métal, sous la chair vivante comme la chair des fleurs, dure et fraîche comme le marbre, mais dorée, gorgée, vibrante ! D’avoir souffert et triomphé, nous ouvrirons plus largement nos bras.
Et nos corps lisses, puissantes et rudes, auront la sève des grands arbres vierges !
Nos volontés ramèneront la belle bête humaine, piaffante de vie, mais domptée.
Toute la steppe, happée par la tourmente, avait beau crépiter, siffler, se soulever en vagues gigantesques.
Malgré le froid qui nous brûlait, malgré les rafales de grêlons qui nous criblaient le visage, j’ai fait face cent fois à la tornade, pour me remplir les yeux de cette grandeur. Je me sentais emporté par les bourrasques, je communiais avec cette puissance épique où la plaine blanche, le ciel, le vent mêlaient leur force, leurs bondissements, leurs flammes glacées, leurs longs cris qui venaient de
l’horizon et hurlaient toujours au bout de la plaine frémissante.
Quelles sont, à des moments pareils, les forces qui se soulèvent en nous au contact des grands déchaînements naturels ? Je me sens alors transporté, une immense béatitude monte de tout mon corps, comme si des correspondances fabuleuses s’établissaient entre mon sang qui court et le vent qui souffle, la vie qui bout dans mes membres et la vie éperdue jetée à travers l’espace par le souffle du géant du ciel.
Il n’est pas un de nous, soldats, qui ne doive être prêt aux dénouements les plus horribles.
Mais mesure-t-on le don ?
La mort dans l’humiliation, n’est-elle pas une façon de se donner davantage encore ?
Le sacrifice ne se calcule pas, ne comporte pas de réserves.
On écoute tellement plus vite les farceurs que le message des cœurs droits. Pourtant les cœurs purs gagneront. Seuls les idéalistes changeront le monde.
J’écris près d’un baril rouillé au fond duquel flottent les derniers herbages de notre eau glacée.
Cette pauvreté, cet isolement, nous les connaissons parce que nous avons voulu être des sincères.
Et, plus que jamais, dans cette solitude où les corps et les cœurs se sentent envahis par un froid mortel, je renouvelle mes serments d’intransigeance.
Plus que jamais, j’irai tout droit, sans rien céder, sans composer, dur pour mon âme, dur pour mes désirs, dur pour ma jeunesse.
J’aimerais mieux dix ans de de froid, d’abandon, plutôt que de sentir un jour mon âme vidée, froide de ses rêves morts.
J’écris sans trembler ces mots qui pourtant me font souffrir. A l’heure de la faillite d’un monde, il faut des âmes rudes et hautes comme des rocs que battront en vain les vagues déchaînées.