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D’Iberville – Nérée Beauchemin

D’Iberville – Nérée Beauchemin

Aux marins de L’Aréthuse et du Hussard.

Flamme à la drisse, vent arrière,
À demi couché sur bâbord,
Le Pélican cingle en croisière,
À travers les glaces du nord.
Malgré la neige et la rafale,
Il file grand’erre. À l’avant,
Tout à coup un gabier s’affale,
Criant : « Trois voiles sous le vent. »

Sournoisement, parmi les ombres
D’un ciel bas au loin, sur les eaux,
Balançant leurs antennes sombres,
Montent les mâts des trois vaisseaux :
On dirait ces oiseaux du pôle
Qui s’enlèvent avec efforts,
Et dont le vol lourd et lent frôle
La nuit de ces mers aux flots morts.

Un contre trois ! Parbleu, qu’importe ?
Le Pélican n’eut jamais peur.
Il vole, et le nordet l’emporte
Dans un large souffle vainqueur.
Le pavillon de la victoire,
C’est celui des marins français ;
Son profond sillage de gloire
Sur nos fleuves brille à jamais.

Rythmés par le choc monotone
Des vagues sourdes, on entend
Les airs de matelot qu’entonne
D’une voix au timbre éclatant
Le plus fier chanteur de la terre :
« J’étions trois matelots de Groix,
« Qu’ons tenu tête à l’Angleterre,
« J’étions trois, pour sûr, rien que trois ! »

La tapabor jusqu’aux oreilles,
Botté, guêtré comme un moujick,
Le manoeuvrier fait merveilles,
Trimant de la gaffe et du pic.
Sur le pont qui tangue et qui roule,
Il faut les voir, nos Québécois :
L’enfant se comporte à la houle
Crâne comme un vieux Dunkerquois.

« L’Anglais ! » À ce cri l’équipage
Bondit. Calme, air fier, front serein,
D’Iberville, au fort du tapage,
De sa stridente voix d’airain
Commande : « Branle-bas ! Aux barres ! »
Gare à vous, messieurs les Saxons,
Sur les voiles de vos gabares
Courent de sinistres frissons.

L’air s’emplit d’un grand tintamarre :
Bugle et cors, porte-voix, tambours,
Longs ahans des haleurs d’amarre,
Bruissements, claquements sourds
Des pesantes vergues de chêne,
Choc des caronades de fer,
Sonore carillon de chaîne,
Vacarme et brouhaha d’enfer.

Écho ! de la proue à la poupe,
Des bancs de quart aux cacatois ,
On se hèle, on siffle, on se houpe.
L’ancien parle un fier beau patois.
Boulines et voiles sont lourdes
De flocons blancs et de glaçons ;
Les pieds glissent ; les mains sont gourdes :
Largue à plein cœur ! Hardi ! garçons !

Bourrant leurs gros canons de cuivre
Où le vent s’engouffre en hurlant,
Les cheveux pointillés de givre,
L’œil magnétique, étincelant,
Les canonniers sont à leurs postes.
Nos lurons ont le verbe haut ;
Dans l’air éclatent leurs ripostes,
La poudre parlera tantôt.

« Feu ! » Vingt gueules de bronze grondent.
Aux formidables roulements
Les antres sauvages répondent
Par de rauques mugissements.
Et sur l’embâcle où bat la lame,
Des bords où grondent les ours gris
Jusqu’aux bords où l’albatros clame,
Court une tempête de cris.

Rangées en ligne de bataille,
À pleins sabords, les trois Anglais
Crachent la flamme et la mitraille.
Au loin ricochent les boulets.
Droit sur le Français le Hampshire
S’élance. Sans perdre un instant,
Le Pélican l’évite, et vire
Et le mitraille à bout portant.

D’un pont à l’autre, on se fusille.
Un feu vif, incessant, rageur,
Projette sur l’eau qui brasille
Une volcanique rougeur.
La bataille, par intervalles,
Semble redoubler de fureur.
Entendez-vous bruire les balles ?
La noce est splendide d’horreur.

Beau comme un héros d’épopée,
D’Iberville n’arrête pas,
Faisant sonner sa longue épée
Au branle nerveux de ses pas,
Au poing sa hache d’abordage,
Il court à l’avant, et, d’un bond,
Escalade le bastingage :
« Allons, mes cœurs ! Hourra ! Tiens bon ! »

Dans un trombe de fumée
Que des éclairs intermittents
Font paraître tout enflammée,
S’entre-choquent les combattants.
Longtemps, dans la nuit qui les couvre,
Flambent les sabords furieux.
Enfin, le noir nuage s’ouvre :
D’Iberville est victorieux !

D’affreux jurons se font entendre ;
Le Hampshire au large a sombré,
Et l’Hudson Bay vient de se rendre ;
Le fier Dehring a démarré.
On n’en eût fait qu’une bouchée.
Sur les eaux où flotte la mort,
La coque sanglante et hachée,
Le petit Français tire encore.

Le tambour bat. – En haut le monde !
– Enfants, on est content de vous !
– Attrape, l’Anglais ! – À la ronde !
– Ho ! le rigodon de chez nous !
Des vivats de réjouissance
Se mêlent aux chansons de bord.
– Vive Québec ! Vive la France !
France ! redit l’écho du Nord.

Le soir vient. Une blanche aurore
Au-dessus de la mer d’Hudson
Arrondit son arc de phosphore.
Le suroît chante sa chanson.
Le trois-mâts presque à sec de voiles,
Bouline sans bruit, sans fanal,
Aux clartés des belle étoiles
Qui criblent le ciel hivernal.

Chers marins, chers Français de France,
D’Iberville est votre parent
Par mainte fière remembrance,
Le cœur des fils du Saint-Laurent,
Malgré la cruelle secousse,
À la France tient ferme encore.
Ce nœud n’est pas un nœud de mousse,
C’est un bon nœud franc, dur et fort.

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