Le panseur de plaies – Walt Whitman
I
Vieillard courbé, je viens, parmi de nouveaux visages,
Remonter le cours des ans et les faire revivre, en réponse aux enfants,
A ces jeunes gens et à ces fillettes qui m’aiment et que j’entends me dire : Raconte-nous, grand-père,
(Dans mon agitation et mon courroux, j’avais pensé battre l’alarme et pousser à une guerre sans merci,
Mais bientôt mes doigts ont défailli, mon visage s’est incliné et je me suis résigné
A m’asseoir au chevet des blessés pour leur verser du calme, ou à veiller en silence les morts) ;
Viens nous parler, à des années de distance, de ces scènes, de ces passions furieuses, de ces coups du sort.
De ces héros que nul n’a surpassés, (fut-on tellement brave d’un côté ? de l’autre on le fut tout autant),
Apporte-nous aujourd’hui ton témoignage, dépeins les plus puissantes armées de la terre.
Qu’as-tu vu de ces armées si rapides et si prodigieuses pour nous le raconter ?
Quelle est la suprême, la plus profonde impression qui demeure en toi ? Des paniques étranges,
Des rencontres si acharnées, ou des sièges formidables, qu’est-ce qui reste en toi de plus profond ?
II
Ô fillettes et jeunes hommes que j’aime et qui m’aimez,
Des jours d’autrefois sur lesquels vous m’interrogez, voici les plus étranges et soudains que vos paroles me rappellent :
Soldat alerte, j’arrive, après une longue marche, couvert de sueur et de poussière.
J’arrive à point nommé, je m’élance dans la mêlée, je hurle dans la ruée d’une charge victorieuse,
Je pénètre dans les ouvrages conquis… Mais voyez donc ! Telle une rivière au rapide cours, ces jours-là s’évanouissent,
Ils passent, disparaissent, s’effacent — et je n’insiste pas sur les périls ou les joies du soldat,
(Je me rappelle fort bien celles-ci comme ceux-là, — multiples étaient les épreuves, rares les joies, pourtant j’étais heureux.)
Mais dans le silence, dans mes rêves projetant leurs visions,
Tandis que va le monde de gain, d’apparence et de gaieté,
Où tout sitôt passé est oublié, où les vagues balayent les empreintes sur le sable.
Je retourne là-bas, et les genoux fléchis je franchis les portes, (Alors, vous là-haut.
Qui que vous soyez, suivez-moi sans bruit et ayez le cœur solide.)
Portant les bandages, l’eau et l’éponge.
Diligemment je vais tout droit vers mes blessés.
Là où, rapportés après la bataille, ils gisent sur le sol étendus,
Là où leur sang précieux inestimablement rougit l’herbe et la terre.
Ou bien vers les lits alignés de la tente-ambulance ou sous le toit de l’hôpital ;
Je retourne vers les longues rangées de couchettes, allant et venant, d’un côté puis de l’autre.
Je m’approche de tous sans exception, l’un après l’autre, je n’en oublie aucun.
Un infirmier me suit tenant une cuvette, — il porte aussi un seau.
Qui sera bientôt rempli de loques poissées de caillots et de sang, puis vidé et rempli de nouveau.
Je vais toujours, je m’arrête,
Les genoux fléchis et la main sûre, à panser les plaies,
Je suis ferme avec chacun, aiguës sont les tortures, mais inévitables,
L’un d’eux tourne vers moi ses yeux suppliants — pauvre petit ! Je ne te connais pas,
Pourtant je crois que je ne pourrais refuser en ce moment de mourir pour toi, si cela devait te sauver.
III
Je vais, je vais toujours (ouvrez-vous, portes du temps ! ouvrez-vous, portes de l’hôpital !)
Je panse une tête fracassée, (pauvre main affolée, n’arrache pas le bandage).
J’examine le cou d’un cavalier qu’une balle a traversé de part en part.
On entend le râle de sa respiration étranglée, ses yeux sont déjà tout à fait vitreux, pourtant la vie résiste âprement,
(Viens, douce mort ! Laisse-toi persuader, ô mort magnifique ! Par pitié, viens vite.)
D’un moignon de bras à la main amputée,
Je défais la charpie où le sang s’est coagulé, j’enlève une escarre, je lave le pus et le sang,
Le soldat est renversé sur son oreiller, la tête tournée et retombée sur le côté,
Ses yeux sont clos, son visage pâle, il n’ose pas regarder le moignon sanglant.
Et il ne l’a pas encore regardé.
Je panse une blessure au côté, profonde, profonde,
Celui-ci n’en a plus que pour un jour ou deux, car voyez sa charpente affreusement décharnée qui se creuse,
Et voyez la nuance bleu-jaune de son teint.
Je panse une épaule perforée, un pied troué d’une balle,
Je nettoie celui-là que ronge et pourrit une gangrène qui soulève le cœur et répugne terriblement,
Cependant que l’infirmier se tient derrière moi, tenant la cuvette et le seau.
Je suis fidèle à ma tâche, je ne cède point,
Les cuisses et les genoux fracturés, les blessures à l’abdomen,
Toutes ces plaies et bien d’autres, je les panse d’une main impassible, (cependant au tréfonds de ma poitrine je sens comme un feu, une flamme qui me consume).
IV
C’est ainsi que, dans le silence, dans mes rêves projetant leurs visions.
Je retourne là-bas, je revis l’autrefois, je parcours les hôpitaux,
Je verse d’une main balsamique la paix aux meurtris et aux blessés.
Je reste auprès des insomnieux toute la sombre nuit, il en est de si jeunes.
Il en est qui souffrent tellement, j’évoque l’épreuve délicieuse et cruelle,
(Les bras aimants de maints soldats se sont noués autour de ce cou pour s’y appuyer.
Le baiser de maints soldats demeure sur ces lèvres barbues).