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Le petit tailleur respire le bien-être – Charles Bukowski

Le petit tailleur respire le bien-être – Charles Bukowski

le petit tailleur respire le bien-être. assis à sa place, il coud. mais voici que cette bonne femme rapplique, qu’elle sonne à sa porte, et qu’elle brise le charme :

— lait caillé ! demandez mon lait caillé, s’égosille-t-elle.

— du vent, vous puez ! grogne le petit tailleur. je ne veux pas de votre lait caillé.

— ooooohoooh, glousse-t-elle, c’est chez vous que ça pue ! vous sortez jamais vos poubelles ?

comme elle disparaît, le petit tailleur se rappelle les trois cadavres. le premier se trouve dans la cuisine, gisant près de la gazinière. accroché par le col à la penderie, le deuxième, lui, se tient droit, raideur cadavérique oblige. quant au dernier, il squatte la baignoire, confortablement assis – en fait, pas vraiment, disons qu’il est posé sur son cul et que sa tête affleure le rebord de la baignoire. les mouches n’ont pas manqué de sauter sur une pareille occasion, et ça, ce n’est pas des plus plaisants, car elles ne chôment pas, ivres qu’elles sont de bonheur. aussi, quand le petit tailleur essaie de les écraser, elles le prennent très mal. jamais il n’a entendu des mouches bourdonner avec une telle rage. elles rendent coup pour coup et parviennent même à le mordre, aussi est-il contraint de renoncer.

et de revenir s’asseoir. mais alors qu’il se remet à coudre, on resonne à sa porte. « si ça continue, pense-t-il, ma journée sera foutue. »

c’est Harry, son pote.

— salut, Harry !

— salut à toi, Jack.

à peine Harry est-il entré dans la boutique qu’il s’exclame :

— mais qu’est-ce qui pue comme ça ?

— des cadavres.

— des cadavres ?! tu déconnes ou quoi… ?

— pas du tout, vérifie par toi-même.

Harry se guide à l’odorat. il commence par la cuisine, puis ouvre la porte de la penderie et termine par la salle de bains.

— pourquoi que tu les as tués ?… t’as pété les plombs, putain ! et maintenant, comment tu vas te démerder ? mais pourquoi d’ailleurs que tu les caches pas ? t’aurais même dû t’en débarrasser ! vraiment, tu tournes pas rond ! à quoi ça rime de les avoir liquidés ? et qu’est-ce que t’attends pour appeler les flics ? toi, t’es en train de virer dingue ! bordel, ce que ça PUE ! du calme, mon vieux, T’APPROCHE PAS de moi ! putain, tu me fais quel plan, là ? où on va comme ça, hein ? BEURK ! QUELLE PUANTEUR ! JE SENS QUE JE VAIS DÉGOBILLER.

Jack ne relève pas la tête. il continue de coudre. comme si, en ne quittant pas son travail des yeux, il pouvait se couper de la réalité.

— écoute, Jack, il faut que j’avertisse la police.

Harry se dirige vers le téléphone mais il a un haut-le-cœur. aussi fonce-t-il vers la salle de bains et vomit-il dans la cuvette des vécés, à un jet de la tête du mort qui dépasse de la baignoire.

puis il revient vers le téléphone qu’il décroche. mais au lieu de faire le numéro des flics, il dévisse le microphone et glisse sa bite dans le trou béant. et il s’en tape une. ça lui semble bon. très bon. ce n’est qu’après avoir lâché la purée, qu’il raccroche, se rebraguette et s’en retourne s’asseoir en face de Jack :

— dis-moi, Jack, franchement, t’es louf ?

— Becky prétend que je le suis. elle m’a même menacé de me faire interner.

Becky est la fille de Jack.

— elle est au courant pour les cadavres ?

— pas encore. elle est en déplacement à New York. elle bosse comme acheteuse pour une grande surface. un super bon job qu’elle a, là ! elle me remplit de fierté, cette petite.

— et Maria, est-ce qu’elle sait ?

Maria est la femme de Jack.

— non, Maria n’en sait rien. elle m’évite. depuis qu’elle a décroché cette place à la boulangerie, elle a la folie des grandeur. figure-toi qu’elle partage un appart avec une copine. c’est à se demander si elle n’a pas viré gouine.

— écoute, mon vieux, je peux pas appeler la police. t’es mon pote. va falloir que t’assures, toi-même. mais, entre nous, ça te gênerait beaucoup de me dire pourquoi que tu les as tués ?

— ils me gonflaient un maximum.

— Jack ?

— vouais ?

— tu vas te charger de les appeler, hein ?

— pas toi, alors ?

— pas question, et puis c’est ton téléphone, Jack.

Jack y va mais, après s’être débraguetté, il introduit sa queue dans le microphone. il a la bonne cadence. quand il a juté, il range son engin et revient s’asseoir. et il se remet à coudre. mais le téléphone sonne. il se relève.

— ah, salut, Becky ! sympa de m’appeler !… je me sens en pleine bourre. ah, ça, c’est parce qu’on a dévissé le microphone ! qui ? Harry et moi. oui, oui, Harry est ici. il est quoi ? non, tu le penses vraiment ? tu te trompes, il est o.k., comme d’habitude. eh oui, je couds. avec Harry assis à mes côtés. une après-midi plutôt sombre. assez sinistre d’ailleurs, quand on y fait attention. non, pas le moindre rayon de soleil. et tout ce peuple qui passe devant la vitrine en tirant la tronche ! à part ça, ça baigne. je me sens super bien. non, pas encore. mais j’ai un homard dans le congélo. tu sais que j’ai un faible pour le homard. non, je ne l’ai pas vue. pardi, elle ne se croit plus une merde ! bien sûr que je lui passerai le message, t’inquiète, au revoir, ma chérie.

Jack raccroche, se rassied et reprend son ouvrage.

— tu sais, dit Harry, ça me rappelle ma jeunesse – putain, arrêtez, les mouches, je suis tout de même pas MORT ! à l’époque, avec un copain à moi, on avait décroché un boulot aux pompes funèbres. nettoyeurs de cadavres qu’on était. et parfois dans le lot il y avait de beaux petits morceaux, or, une fois, j’ai découvert Mickey – c’était mon copain – en train d’en enfiler une. « Mickey, que je lui ai crié, qu’est-ce que tu FOUS ? T’AS PAS HONTE ? » il m’a jeté un regard mais il s’est pas arrêté pour autant. quand il a eu fini son affaire, il m’a juste dit : « Harry, c’est bien la douzième que je me farcis. et c’est bonnard ! tu devrais essayer ! tu verrais si je mens ! » tout net que j’ai refusé. mais quelques jours plus tard, et alors que j’en nettoyais une autre, pas mal aussi, je lui ai mis un doigt. mais je n’ai jamais pu aller au-delà.

Jack n’a pas cessé de coudre.

— tu crois que j’aurais dû en baiser une, Jack ?

— qu’est-ce que j’en sais, bordel ? c’est pas mon rayon.

il continue de coudre jusqu’au moment où il laisse échapper un soupir.

— c’est pas tout ça, Harry, mais j’ai eu une dure semaine. va falloir que je mange quelque chose et que je me repose un peu. y a un homard dans le congélo, mais j’ai pour principe de manger seul. j’aime pas me mettre à table avec d’autres. alors, si tu veux bien…

— j’ai pigé, tu veux que je me tire, hein ? surtout que t’as pas l’air dans ton assiette… eh bien, c’est vu, je me tire ailleurs.

Harry se lève.

— ne t’en va pas fâché, Harry. on est toujours des potes. et ça ne va pas changer. après tant d’années, pas vrai ?

— tu parles ! depuis 1933. les temps héroïques. Roosevelt et le New Deal. mais on s’en est sortis. quand on pense que les gosses d’aujourd’hui ignorent tout de cette époque !

— à qui le dis-tu !

— eh bien, salut, Jack.

— bye, Harry.

Jack raccompagne Harry jusqu’à la porte, qu’il lui ouvre. puis il le regarde s’éloigner, dans son vieux falzar informe. ce mec aura toujours eu la dégaine d’un schmock.

dans la cuisine, Jack, qui a sorti le homard du congélateur, lit le mode de préparation. éternel baratin à la con. le cadavre devant la gazinière lui pose quand même un problème. il va devoir le déplacer. le sang, que ce soit sur son corps ou sur le carrelage, a eu largement le temps de sécher. comme par hasard, le soleil choisit ce moment-là pour surgir de derrière les nuages. mais l’après-midi tire à sa fin, c’est presque le soir, le ciel est tout rose, et un peu de ce rose se faufile par la fenêtre de la cuisine. on pourrait d’ailleurs dire qu’il entre à tâtons, à la manière de la corne d’un escargot géant. le mort repose à plat ventre, le visage tourné vers la gazinière. l’un de ses bras, le droit, fait un angle sous le corps avant de réapparaître côté gauche, paume ouverte vers le ciel. la corne de l’escargot vient l’effleurer. et progressivement, c’est toute la main qui devient rose. Jack ne la quitte pas des yeux. elle est si rose. comme si elle symbolisait l’innocence. or ce n’est qu’une main. une main qui change de couleur, pareille à une fleur. pendant un court instant, Jack s’imagine même qu’elle bouge. mais non, c’est impossible. cette main rose n’est qu’une main morte. la main d’un innocent. il a beau se le répéter, il ne cesse de la regarder, même lorsqu’il s’assied et s’empare du homard. soudain, il se met à pleurer. il repose le homard sur la table et, se prenant la tête entre les mains, il laisse couler ses larmes. le temps passe, et il pleure toujours. il pleure comme une femme, comme un enfant. comme n’importe qui. jusqu’au moment où il se lève, sort de la cuisine et décroche le téléphone :

— allô, donnez-moi la police. oui, je sais, ça fait un drôle de bruit, mais il manque une pièce… bon, passez-moi la police.
Jack patiente.
— allô, la police ? très bien, prenez note, j’ai tué un homme ! non, trois ! évidemment que je suis sérieux ! oui, je vous attends, et amenez un fourgon pour les cadavres. exact, je suis fou. j’ai perdu la tête. je ne sais même plus comment c’est arrivé. où j’habite ?
Jack donne son adresse.
— quoi ? ce bruit, c’est parce qu’il manque quelque chose. et c’est moi qui l’ai enlevé. pour pouvoir baiser le combiné.
à l’autre bout du fil, le flic voudrait continuer à l’interroger, mais Jack raccroche. il repasse dans la cuisine et, après s’être rassis, il reprend sa tête entre ses mains. mais il ne pleure plus, il est immobile, face au soleil qui n’est plus rose, et qui s’éclipse, tandis que lui succède l’obscurité. le petit tailleur pense à Becky, puis envisage de se tuer, avant de ne plus penser à rien. près de son coude gauche, le homard sud-africain attend dans son emballage. le petit tailleur ne l’a jamais mangé.

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