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Hier, j’ai vu et entendu un grand homme – Fernando Pessoa

Hier, j’ai vu et entendu un grand homme – Fernando Pessoa

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Hier, j’ai vu et entendu un grand homme. Non pas un grand homme de réputation seulement, mais un grand homme véritable. Un homme de valeur, si la valeur existe en ce monde ; chacun reconnaît cette valeur, et il sait qu’on la lui reconnaît. Il réunit par conséquent toutes les conditions pour que je le qualifie de grand homme, et c’est bien le titre que je lui donne.

Son allure est celle d’un commerçant aux traits las. Son visage est marqué, mais ces traces de fatigue pourraient aussi bien être dues à une pensée trop active qu’à un genre de vie peu hygiénique. Les gestes sont quelconques. Le regard possède une certaine vivacité —privilège des gens qui ne souffrent pas de myopie. La voix est légèrement voilée, comme si un début de paralysie générale entravait cette émission de l’âme. Et l’âme, une fois émise, discourt sur la politique de partis, la dévalorisation de l’escudo, et sur toutes les bassesses de ses collègues en grandeur.

Si je ne savais qui il est, je ne pourrais le reconnaître à un tel portrait. Je sais bien qu’on ne doit pas se faire des grands hommes l’idée héroïque que s’en forment les âmes simples : à savoir qu’un grand poète doit avoir le corps d’un Apollon, et l’expression d’un Napoléon ; ou, plus modestement, posséder de la distinction et un visage expressif. Je sais bien que ce sont là des exigences tout humaines, et naturelles autant qu’absurdes. Mais, à défaut d’espérer tout, ou presque tout, on espère à tout le moins quelque chose. Et, quand on passe du physique tel qu’on le voit à l’âme telle qu’elle s’exprime, on ne peut guère espérer, sans doute, de l’esprit ou de la vivacité, mais on est en droit de s’attendre à de l’intelligence et, au minimum, à un soupçon d’élévation d’esprit.

Tout cela —ces déceptions tout humaines— nous amène à réfléchir sur ce qu’il peut y avoir de réel et de vrai dans l’idée qu’on se fait communément de l’inspiration. On dirait que ce corps fait pour un simple commerçant, et que cette âme faite pour un homme cultivé, lorsqu’ils se retrouvent en tête à tête, sont envahis mystérieusement par quelque chose d’intérieur qui leur est néanmoins extérieur, et qu’à vrai dire, eux-mêmes ne parlent pas : quelque chose parle à travers eux, et cette voix dit ce qui ne serait que mensonges s’ils le disaient eux-mêmes.

Ce sont là spéculations hasardeuses, et parfaitement oiseuses. J’en arrive à regretter qu’elles me viennent à l’esprit.

La valeur de cet homme n’en est pas diminuée ; l’expression de son corps n’en est pas non plus améliorée. Mais, à vrai dire, rien ne change rien à quoi que ce soit, et ce que nous pouvons dire ou faire effleure à peine la cime des monts, tandis que dans les vallées dorment les choses.

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