Photochromes de Venise
Lorsque l’on regarde certains photos anciennes en couleur, on peut se poser légitimement une question : la couleur est bien là, soit, elle apporte ses touches lumineuses, ses contrastes, mais en même temps, elle ne semble pas du tout naturelle.
On se demande alors si on regarde un tableau ou une véritable photographie couleur.
Après l’émerveillement dû à l’invention de la photographie, l’envie de rendre également les couleurs est devenue une obsession. Mais les « cellules grises » doivent prendre leur temps pour phosphorer et la technique son temps pour avancer.
De multiples essais sont menés, de nombreuses expériences sont faites… Certains « colorient les épreuves au pinceau », d’autres « inventent la trichromie en mélangeant les trois couleurs primitives, bleu, jaune et rouge ».
Un procédé va révolutionner le noir et blanc et le sépia. Il constituera comme une parenthèse, comme une passerelle, entre deux époques : il s’agit du photochrome. Il est inventé dans les années 1880, en Suisse, par Hans Jacob Schmid (1856-1924), un employé de la société Orell Füssli & Cie. En 1888, le procédé est breveté par son patron qui crée une filiale dénommée Photochrom Zurich. Elle prendra en 1895, le nom de P. Z. Photoglob, signature que l’on retrouve le plus souvent sur les clichés. Le nom d’un Français, Léon Vidal, est également parfois associé et cité dans la mise au point de cette technique. L’invention est présentée à l’Exposition universelle de 1900 à Paris et y reçoit un accueil plus qu’enthousiaste qui lui ouvre les portes du succès. Le Zurichois Orell Füssli remporte le premier prix.
Ce procédé, entre la lithographie et la photographie, permet d’imprimer des images en couleurs sur des pierres lithographiques à partir de prises de vue en noir et blanc. Blancheur éclatante de la neige, couchers de soleil et clairs de lune peuvent enfin être retranscrits. Les photochromes sont rapidement mis en vente dans les sites touristiques : ce sont avant tout les voyageurs qui les achètent, émerveillés par ces couleurs si « naturelles », tellement plus évocatrices que les cartes postales peintes qu’ils envoyaient jusque-là.
C’est la naissance d’un nouvel art. Les patrons de l’imprimerie Füssli, les frères Wild, experts ès business international, vont l’exploiter sous toutes ses coutures. Grands monuments et centres touristiques seront « photochromés ».
Venise, très en vogue depuis plus de 1000 ans sont des sujets de choix, comme l’Égypte. Les grands photographes de l’époque, le Français Félix Bonfils, le britannique Francis Frith ou encore l’américain William Henry Jackson figurent parmi les chromistes. Ils partaient d’une photographie et inventaient les teintes, ajoutaient des nuages, transformaient la lumière.
Ainsi le photochrome constitue-t-il une savante composition entre réalité et interprétation, laissant au « chromiste » toute latitude de s’approprier le cliché, de lui donner, selon son humeur, selon le nombre de passages sur les pierres lithographiques, des couleurs douces, délavées presque aquarellées, ou bien plus franches, plus vives… Le travail vise à atteindre la subtile alchimie qui ravira l’œil.
La belle époque du photochrome se terminera dans les années 1915 ; il déclinera ensuite puis disparaîtra totalement avec l’arrivée des premières pellicules couleur vers 1935.
Il nous reste le plaisir de contempler ses vues d’un autre temps, avec leur charme un peu désuet et qui font éprouver ce sentiment un peu étrange et étonné, semblable à celui que l’on ressent lorsque l’on regarde un vieux film colorisé.