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Ballades de François Villon – Moebius

Ballades de François Villon – Moebius

Imaginons le Paris neigeux de Villon, les rafales blanches et violentes dans le ciel noir, la couche qui tombe en tourbillonnant et recouvre tout, fixant les formes dans l’immobilité glacée de la mort. Le charme inquiétant d’un silence qui dissimule le silence éternel, qui apaise dans son épaisseur blanche les bouillonnements du sang, les tourments de la vie agitée.

La poésie de Villon semble l’illustration de ces tourments nés de la terre et prisonniers sur la terre, sous la hauteur d’un ciel duquel tombent des signes d’omnipotence : la pluie qui blanchit et lave les os des pendus, – suspendus entre ciel et terre, jouets du vent, fixant notre verticalité précaire de bipèdes suffisamment évolués pour éprouver la douleur, la souffrance, la poésie – la neige qui apporte, dans ses danses voluptueuses, captivantes et dans ses tourbillons ailés, le blanc annihilant du linceul.

Étendu dans le temps horizontal de l’histoire, une histoire faite d’une infinité de chroniques qui se croisent, le monde de Villon vit sous ce ciel avec l’angoissante sensation d’une limite qui marque les esprits poétiques les plus intensément religieux que l’humanité ait jamais exprimés.

Mais cette sensation de la limite ne conduit pas le poète à sortir de soi-même, se posant hors de l’expérience dans une tension mystique vers la lumière : la religion de Villon est une charité poétique, le contraire d’une renonciation verticale, l’immersion rompue et charitable dans la fraternité du monde est une ascèse.

Villon ne peut faire à moins de l’expérience humaine, de la chair, son monde est indissociable du monde charnel, son amour serait inconcevable (l’amour d’un poète est sa voix) sans altération de la réalité phénoménique, charnelle d’un monde à la Caravage.

Si les grands poètes de l’Antiquité représentaient des conflits primordiaux (comme les mythes, les récits, les noyaux structurants du Mahabarata et du De Rerum Natura, des Georgiques et des Métamorphoses,) les grands poètes de l’Occident chrétien représentent principalement des comédies, c’est à dire des drames cosmiques incarnés en événements, en rencontres et aventures humaines, comme resurgis du passé dans l’expérience des chroniques individuelles.

La Comédie de Dante et le théâtre de Shakespeare sont les phares d’une civilisation qui interroge le globe, épie ses habitants, et cherche des règles astrales dans la sphère individuelle des sublunaires, l’origine et le destin dans le temps séculaire de l’existence terrestre, qui tente de durer en glorifiant la chronique, l’événement, l’hic et nunc, l’épopée de tous ceux qui naissent et sont marqués par une date, un nom.

La comédie de Villon se déroule dans ce présage tendu de neige et de silence définitif, qui, comme dans les conditions en suspens annonçant des retournements météorologiques, voit succéder à la tension des nerfs contractés une explosion d’énergie imprévisible, et son monde semble s’éclairer de cette attente même, repoussant les présages, consumant avec animosité le feu du temps présent : les couleurs vermeilles, brillantes, enflammées des tavernes et des bordels, les reflets rouge vif du vin dans les verres, la foule composite qui s’amasse dans l’enfer métropolitain, l’humanité multiforme des putains, des escrocs, des saltimbanques, des bouffons, des hôteliers, des souteneurs, des prêtres, des boutiquiers, des voleurs, des maquerelles, sont dans la représentation du poète l’humanité entière soumise aux lois impitoyables de la Fortune (incarnée par les figures sévères des juges et des classes privilégiées), soutenue par sa seule vitalité et par une foi spontanée dans la miséricorde divine.

Ce monde vit attaché à la terre, et même enfoui dans ses louches souterrains où l’on conspire, dans les caves où on se soûle comme des bêtes, dans les bas-fonds où la vie se réduit à l’essentiel, à l’état brut, il vit attaché à la terre et sa fureur est comme alimentée par le contact avec l’incandescence tellurique ; et le vin, le sexe marchandé, la colère ne sont que manifestations anthropomorphiques de l’ardeur brûlante, irrationnelle de la terre.

Les misérables, mus par les passions élémentaires et brutales, la faim, la luxure, la soif de posséder, recherchent tout au long de leur pauvre vie l’apaisement d’une étreinte ou l’extase chaude de l’ivresse, seules formes de paix provisoire sur terre, tout de suite effacée par le temps qui renaît à chaque instant de ses cendres.

Ce temps au pas inexorable, au souffle dévorant, agite les hommes vivants, les consume et les conduit rapidement à la vieillesse, à la visible antichambre de la mort. Villon se désespère de ce destin funeste avec le désespoir mélancolique des antiques et des classiques, par-delà les brumes ardentes de son enfer aucun autre temps ne se profile parce que Villon ne peut imaginer ce qu’il ne peut voir. Il est trop chrétiennement incarné dans la civilisation de l’homme pour tolérer la mort, le divorce avec la vie, même la vie douloureuse de ce cercle infernal. La lente ascèse après l’immersion dans les fonds obscurs et fangeux de la terre, la perspective dantesque ne fait pas partie de son horizon poétique, il a trop d’amour pour la vie physique si rapidement dissipée. Le Dieu de Villon, ce Dieu qu’il regarde avec les yeux humbles de sa mère semi analphabète dans une de ses splendides ballades, n’est pas l’éternité mais la miséricorde. Autrement dit cette part de l’éternité que Villon homme et poète peut percevoir et ressentir dans sa chair et dont il peut témoigner.

Il y a peu de poètes dans l’humanité qui ont su nous faire trembler avec la puissance des noms : les dames du temps jadis, les seigneurs, les grands personnages historiques qui encerclent les souffrances de Villon comme des vestiges de la beauté perdue sont de palpitants emblèmes de la condition humaine qui est mot, prononciation, paroles et Villon désigne, appelle tous ces noms, des gens perdus et lointains pour les assembler autour de soi avec ses compagnons de tavernes et de misères, pour les garder et les préserver des ravages du temps, pour chanter leurs noms dans notre mémoire, pour rappeler les vivants au souvenir des morts pour opposer au néant de la mort l’appel du nom, la mémoire pitoyable.

Radicalement impoétique parce que radicalement immergé dans la réalité de son temps, Villon est un des rares poètes dont la voix est par nature nécessaire et naturellement partie du monde.

La voix endolorie ou sardonique, violente ou comique, parodique ou méditative de François Villon semble surgir aujourd’hui encore du fond le plus sombre, des caves, des cachots, de la fosse creusée à même la terre où il demeura prisonnier, vivant des mois dans le noir, nourri par un seau au bout d’une corde.

De cette fosse si basse et humble, de cet antre noir sous le niveau du sol, Villon fut libéré à l’improviste par une grâce royale inespérée, alors qu’il devait être pendu (pour un attentat commis par un autre).

Dès lors, depuis cette grâce, François Villon se dissout, nous ne savons plus rien de lui, sous quelle identité et sous quel masque tiré du kaléidoscope de sa comédie il conclut son expérience du monde. Villon le poète, François Villon, disparaît ce jour, à près de trente-trois ans.

Mais sa voix continue à remonter du noir, à la hauteur de la neige et de la pluie, vers ce monde en face duquel Villon se sentit toujours humble et indigne.

Pourtant, si nous cherchons une poésie qui soit en même temps prière, nous la trouvons là, chez ce témoin et chantre des bas-fonds et des misères humaines, dans cette voix qui monte du bas, beaucoup plus que chez tant d’auto flagellants mystiques ancêtres ou contemporains.

Villon ne fut peut-être qu’un homme capable d’une grande compassion.

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