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J’ai tenté de le vivre en rêve – Fernando Pessoa

J’ai tenté de le vivre en rêve – Fernando Pessoa

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Ce personnage bien individualisé et imposant, dont les romantiques donnaient par eux-mêmes le spectacle, j’ai tenté à mon tour, à diverses reprises, de le vivre en rêve ; et chaque fois que je l’ai fait, j’ai éclaté de rire, tant était saugrenue l’idée de vivre un tel personnage. L’homme marqué par le destin existe, en fin de compte, dans les rêves de tous les hommes ordinaires, et le romantisme n’est rien d’autre que le domaine quotidien de chacun d’entre nous, mais retourné et mis à l’envers. Presque tous les homme, dans le secret de leur cœur, rêvent d’un grand impérialisme bien à eux, de la sujétion de tous les hommes, de la soumission de toutes les femmes, ou de l’adoration de tous les peuples de toutes les époques, pour les plus nobles… Peu d’hommes, cependant, ont autant que moi l’habitude du rêve ; peu d’hommes, par conséquent, sont assez lucides pour rire de la simple possibilité esthétique de tels rêves.

On n’a pas encore formulé contre le romantisme la principale accusation : celle de représenter la vérité intérieure de la nature humaine. Ses excès, ses ridicules, ses capacités diverses d’émouvoir et de séduire —tout cela découle du fait qu’il est la figuration extérieure de la réalité la plus intérieure de l’âme, mais concrète, visualisée autant qu’il est possible, si les limites du possible dépendent d’autre chose que du Destin.

Moi-même, qui me moque de pareilles séductions, propres à nous divertir, combien de fois ne me suis-je pas surpris à imaginer combien il serait agréable de devenir célèbre, délicieux d’être adulé, éclatant de me voir triomphant ! Mais je ne parviens jamais à me voir vraiment, juché sur ces sommets, sans récolter un éclat de rire de cet autre moi, qui se tient toujours aussi près de moi qu’une rue de la Ville Basse. Je me vois célèbre ? Mais alors je suis célèbre comme aide-comptable. Je me vois hissé sur les trônes de la célébrité ? Mais tout cela se passe dans mon bureau de la Rua dos Douradores, et les employés gâchent le spectacle. J’entends m’applaudir des foules bigarrées ? Les applaudissements parviennent à mon 4’étage et se heurtent aux coins de mon pauvre mobilier, à ma chambre bon marché, à tout ce qui m’entoure et qui m’humilie, depuis la cuisine (…) jusqu’au rêve. Je n’ai même pas fait de sordides châteaux en Espagne, comme ces Grands d’Espagne de toutes les illusions. Mes châteaux à moi étaient des châteaux de cartes — des cartes sales, usées, sorties d’un jeu dépareillé avec lequel personne ne pourrait jamais jouer ; et mes châteaux ne sont même pas tombés : il a fallu qu’on vienne les anéantir, d’un revers de main —geste impatient de la vieille domestique, qui voulait étaler sur la table la nappe rejetée à l’autre bout, parce que l’heure du thé avait sonné, comme une malédiction du Destin. Mais cela même est une vision stérile, car je n’ai nulle part au monde de maison de province, ni de vieilles tantes m’offrant, à la fin d’une soirée en famille, un thé ayant toute la douceur du repos. Mon rêve est raté, jusque dans ses métaphores et ses figurations. Mon empire n’a même pas été à la hauteur d’un vieux jeu de cartes. Ma victoire n’a même pas su me donner une théière, ni le chat qui hante la nuit éternellement. Je mourrai comme j’ai vécu, dans un bric-à-bracs de faubourgs, évalué au poids parmi les post-scriptum de tous les rebuts.

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