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Taxandria – Raoul Servais

Taxandria – Raoul Servais

Dans la filmographie exceptionnelle de Raoul Servais, maître belge de l’animation, « Taxandria » (1994) occupe une place à part. Unique long-métrage du réalisateur, cette œuvre ambitieuse représente l’aboutissement de sa vision artistique et de ses expérimentations techniques. Mêlant prises de vues réelles et univers graphique inspiré des dessins de Paul Delvaux, « Taxandria » nous transporte dans un monde parallèle fascinant, gouverné par des lois étranges et peuplé de personnages énigmatiques.

Raoul Servais, du court-métrage au long format

Après des décennies consacrées au court-métrage d’animation et fort du succès international de « Harpya » (Palme d’Or à Cannes en 1979), Raoul Servais se lance dans les années 1980 dans un projet infiniment plus ambitieux : adapter en long-métrage l’univers de Taxandria, un monde imaginaire qu’il a commencé à développer dans ses œuvres précédentes. Ce projet titanesque, qui nécessitera près de dix ans de travail et mobilisera des ressources considérables, témoigne de la détermination visionnaire du cinéaste.

Pour « Taxandria », Servais s’associe avec l’écrivain et scénariste français Alain Robbe-Grillet, figure majeure du Nouveau Roman, dont l’approche narrative non-linéaire et l’intérêt pour les jeux temporels correspondent parfaitement à l’univers qu’il souhaite créer. Cette collaboration entre deux artistes d’avant-garde produira un scénario d’une richesse métaphorique exceptionnelle, bien que certaines tensions créatives entre les deux hommes aient finalement conduit Servais à reprendre seul le contrôle créatif du projet.

Une fable intemporelle entre deux mondes

« Taxandria » nous raconte l’histoire du jeune prince Jan, qui découvre lors d’un séjour dans un hôtel côtier le monde parallèle de Taxandria grâce à un mystérieux gardien de phare. Cette cité étrange, figée dans un éternel présent après une catastrophe liée à une expérience photographique, est dirigée par des « Académiciens » qui ont banni toute notion de temps, de mémoire et de sexualité. Dans cet univers où règnent l’immobilité et la répétition, un jeune rebelle nommé Aimé défie l’ordre établi en inventant une machine qui pourrait rétablir le cours du temps.

À travers cette trame narrative qui emprunte autant au conte philosophique qu’à la science-fiction dystopique, Servais développe une réflexion profonde sur la mémoire, le pouvoir, la création artistique et la liberté. Le parallèle entre l’initiation du jeune Jan et l’éveil de la conscience révolutionnaire d’Aimé crée une structure en miroir d’une grande richesse symbolique.

La « servaisgraphie » portée à son apogée

Le génie créatif de Raoul Servais s’exprime pleinement dans l’univers visuel extraordinaire de « Taxandria ». Perfectionnant sa technique de « servaisgraphie » développée pour « Harpya », le réalisateur crée un monde hybride où des acteurs réels évoluent dans des décors graphiques inspirés des toiles énigmatiques de Paul Delvaux, peintre surréaliste belge célèbre pour ses gares désertes et ses figures féminines énigmatiques.

Cette technique complexe, qui préfigure l’utilisation du fond vert et des effets numériques actuels, permet à Servais de créer un univers visuel d’une cohérence remarquable malgré son étrangeté fondamentale. Les rues désertes de Taxandria, avec leurs perspectives impossibles et leur architecture mêlant éléments Art nouveau et structures industrielles du XIXe siècle, créent un cadre parfait pour cette fable intemporelle.

L’utilisation de la couleur mérite une attention particulière : le monde « réel » du jeune prince est traité dans des tons froids et bleutés, tandis que Taxandria apparaît dans une gamme de sépia et d’ocre qui évoque à la fois les premiers daguerréotypes et les rêves d’un passé fantasmé. Cette distinction chromatique renforce subtilement la structure narrative du film.

Une distribution internationale remarquable

Pour incarner les personnages de son univers onirique, Servais a rassemblé une distribution internationale impressionnante. Le jeune Elliot Spears interprète le prince Jan avec une sensibilité touchante, tandis que Armin Mueller-Stahl, acteur allemand de renom, apporte une gravité mélancolique au personnage du gardien de phare. Michel Bouquet, grande figure du théâtre et du cinéma français, incarne avec une inquiétante autorité le Grand Académicien qui règne sur Taxandria.

Mais c’est peut-être dans les seconds rôles que le film trouve ses incarnations les plus mémorables : Sylvie Testud, alors au début de sa carrière, apporte une présence lumineuse au personnage de la mystérieuse Mathilda, tandis que l’acteur belge André Wilms donne vie avec une précision tragicomique à l’imprimeur Karol, personnage clé dans la transmission de la mémoire interdite.

La direction d’acteurs représentait un défi particulier pour Servais, habitué à travailler avec des personnages animés. Sa capacité à guider ses interprètes dans cet univers visuellement déconcertant témoigne de son talent de metteur en scène, au-delà de ses compétences reconnues d’animateur.

Une bande originale envoûtante

La dimension sonore de « Taxandria » contribue puissamment à son atmosphère unique. La musique composée par Alain Pierre, collaborateur régulier de Servais, mêle instrumentations classiques et sonorités électroniques dans une partition qui évoque tantôt les valses mélancoliques d’un temps révolu, tantôt les paysages sonores plus expérimentaux.

Le thème principal, avec sa mélodie circulaire et hypnotique, traduit parfaitement l’immobilité temporelle qui caractérise Taxandria. Les séquences se déroulant dans le monde « réel » sont accompagnées de compositions plus conventionnelles, créant ainsi un contraste auditif qui renforce la distinction entre les deux univers.

Le travail sur les bruitages et les ambiances sonores mérite également d’être souligné : le tic-tac des horloges interdites, le sifflement du vent dans les rues désertes de Taxandria, le chuintement des machines photographiques ancestrales créent un paysage sonore d’une grande richesse qui complète l’expérience visuelle.

Un film pour spectateurs aventureux

« Taxandria » n’est assurément pas un film grand public au sens conventionnel du terme. Son rythme contemplatif, sa narration non-linéaire et son esthétique délibérément étrange peuvent dérouter le spectateur habitué aux récits plus traditionnels. Pourtant, pour qui accepte de se laisser porter par cette rêverie philosophique, le film offre une expérience cinématographique d’une rare intensité.

Les adolescents sensibles à la dimension initiatique du récit y trouveront un écho à leurs propres questionnements sur l’autorité et la liberté. Les adultes apprécieront les multiples niveaux de lecture politique et métaphysique, ainsi que les nombreuses références à l’histoire de l’art et de la photographie. Les amoureux du surréalisme belge seront enchantés par cette transposition cinématographique de l’univers mental de Paul Delvaux.

L’héritage d’un film visionnaire

Si « Taxandria » n’a pas connu le succès commercial espéré lors de sa sortie, son influence sur le cinéma fantastique et la culture visuelle contemporaine est indéniable. Des réalisateurs comme Terry Gilliam, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet ont reconnu leur dette envers l’univers développé par Servais. On retrouve des échos de l’esthétique de « Taxandria » dans des films comme « La Cité des enfants perdus » ou « Dark City ».

Plus récemment, l’émergence du « steampunk » comme courant esthétique majeur dans la science-fiction contemporaine a remis en lumière la dimension visionnaire du film. L’univers rétrofuturiste de Taxandria, avec ses machines photographiques archaïques et son obsession pour la fixation du temps, préfigurait de manière étonnante ce mouvement culturel.

Sur le plan technique, les expérimentations de Servais ont ouvert la voie à de nombreuses innovations dans le domaine de l’intégration d’acteurs réels dans des univers graphiques. Si les moyens limités de l’époque donnent aujourd’hui à certains effets visuels un charme désuet, l’ambition artistique qui les sous-tend reste impressionnante.

Conclusion

« Taxandria » de Raoul Servais s’impose comme une œuvre singulière dans le paysage cinématographique, un poème visuel d’une rare cohérence malgré sa complexité narrative. Par son mélange audacieux de prises de vues réelles et d’univers graphique, par sa réflexion profonde sur le temps, la mémoire et le pouvoir, ce film représente une expérience cinématographique unique qui continue de fasciner près de trois décennies après sa réalisation.

Pour les cinéphiles en quête d’œuvres sortant des sentiers battus, pour les amateurs d’art qui apprécient les passerelles entre peinture et cinéma, « Taxandria » constitue une découverte essentielle – un témoignage du génie créatif d’un artiste qui a consacré sa vie à repousser les frontières de l’animation et du cinéma visuel. Dans ce monde parallèle où le temps s’est arrêté, Raoul Servais a paradoxalement créé une œuvre intemporelle, dont la poésie visuelle défie les modes et continue d’inspirer de nouvelles générations de créateurs.

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