Taxandria – Raoul Servais
1994. Raoul Servais met fin à une attente interminable et présente son premier long-métrage : Taxandria. Depuis son triomphe à Cannes en 1979 (palme d’or du meilleur court-métrage pour Harpya), le cinéaste belge se consacrait à la réalisation du projet incroyablement ambitieux. Lors de la première, la déception est énorme du côté des journalistes belges : ils ne reconnaissent pas leur Magicien d’Ostende et leurs critiques sont au mieux mitigées. En quinze ans, Raoul Servais s’est perdu dans les dédales d’une superproduction. Dépassé par son propre projet, il est le premier déçu du résultat.
Taxandria connait le destin d’un film culte : incompris à sa sortie, il mérite sa seconde chance. Parce qu’il le vaut bien, et même plus. Et parce qu’il reste, malgré son échec, une œuvre majeure dans l’histoire du cinéma d’animation.
Taxandria est une œuvre inclassable, à mi-chemin entre le film d’animation et le film en prise de vues réelles. Un film expérimental et commercial, industriel et artisanal, avant-gardiste mais déjà obsolète à sa sortie.
Ce long-métrage repose sur une double narration. D’un côté, le monde « réel » dont Jan est le prince (en réalité un royaume fictif faisant référence à la Belgique). On est dans le cinéma classique, en prise de vues réelles. De l’autre côté, les aventures d’Aimé et Ailée à Taxandria, monde imaginaire dont les décors sont composés de tableaux figés inspirés des œuvres de Paul Delvaux. Des acteurs en chair et en os se déplacent dans des décors dessinés. Techniquement et esthétiquement, on se situe plutôt dans l’animation.
La frontière entre les deux n’est pas si nette, elle tend même à s’estomper avec l’avancement du film.
Allons droit au but : l’intérêt du film réside presque uniquement dans les séquences imaginaires à Taxandria. Les péripéties de Jan ne sont qu’un enrobage servant à dissimuler les trous dans le scénario et le budget du film.
A l’origine, le film devait prendre place entièrement dans Taxandria. Par manque de budget, la partie réelle a été imaginée, alors qu’une bonne part des images animées avait déjà été tournée. Ajoutez à cela le fait que Raoul Servais était un réalisateur de films d’animation et non pas de cinéma classique, et vous obtenez une réalisation bancale, très amateur. Le montage multiplie les raccords hasardeux (à l’image des raccords lumière des premières scènes, incohérents), les plans s’enchainent par des cut brutaux. Le montage sonore est énervant, bien que certaines musiques soient sympathiques. Et puis tous ces retours inutiles à Jan et Karol… Les évènements dans Taxandria sont régulièrement interrompus pour que les deux personnages échangent deux lignes de dialogues totalement inintéressantes. On retrouve ensuite Aimé plus tard dans l’action.
Tous ces défauts sont explicables et ne sont pas représentatifs du film, c’est pourquoi il faut en faire abstraction.
Car dès la première incursion dans ce monde imaginaire, on a le souffle coupé : on découvre une ville dévastée, dont l’architecture évoque un curieux croisement entre celle de l’Atlantide et de l’Europe de l’après-guerre. Les peintures y ont été arrachées, les horloges et les vitres brisées. L’atmosphère est teintée de surréalisme, à l’image de cette communication sous forme de téléphone arabe : une chaine de gentlemen en (très) haut de forme transmet les messages du palais à Aimé. Rapidement, un écolier expose l’origine du cataclysme et les principes qui régissent cette dictature de l’Eternel Présent.
Taxandria, c’est avant tout une esthétique unique dont les origines se perdent dans le surréalisme : au départ, Raoul Servais imaginait ce film comme l’adaptation de l’univers graphique du peintre belge Paul Delvaux, dont l’œuvre est souvent rattachée au surréalisme. La parenté est évidente, bien que Raoul Servais s’en soit éloigné en fin de compte (Servais poursuivra son travail et le mènera à son terme dans son court-métrage Papillons de nuit). Mais rien ne symbolise mieux Taxandria que la collaboration entre Raoul Servais et François Schuiten. Appelé pour la confection des décors, celui-ci sera le plus fidèle allié du Magicien d’Ostende. Ce dessinateur belge est célèbre pour sa série Les Cités obscures (scénario de Benoit Peeters). C’est lui qui va insuffler à Taxandria ce caractère unique et rendre palpable cette atmosphère figée en adéquation parfaite avec le thème du film.
Difficile également de ne pas lier Taxandria à la Servaisgraphie, procédé de trucage inventé par Servais lui-même et qu’il utilisera à pleine puissance dans Papillons de nuit. La Servaisgraphie sert à intégrer des acteurs live dans un décor composé (dessin, peinture, photographie) et à fabriquer des décors en leur donnant un aspect figé.
Dans ce long-métrage, la servaisgraphie n’est utilisée que pour la confection des décors. Les personnages sont incrustés via un procédé numérique (le système Toccata) révolutionnaire à l’époque, mais peu fonctionnel. Servais rêvait de mouvements stylisés pour ses personnages (à l’instar des agents qui communiquent par téléphone arabe) afin de symboliser la léthargie dans laquelle vivent les Taxandriens. Mais les producteurs, craignant un film trop expérimental, imposent des personnages plus classiques.
A sa sortie, Taxandria est le film d’animation le plus ambitieux d’Europe (voire du monde), et est à la pointe de la technologie. Malheureusement pour Servais, Toy Story, sorti quelques mois plus tard, annonçait les films en images de synthèse et reléguait Taxandria au rang de dinosaure.