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L’homme à la caméra – Dziga Vertov

L’homme à la caméra – Dziga Vertov

Passage obligé pour tous les étudiants en cinéma, L’Homme à la caméra de Dziga Vertov ressemble à une sorte de documentaire expérimental, à mi-chemin entre manifeste politique et cinématographique, tant la richesse des techniques utilisées dévoile les possibilités de la caméra. Revoir ce film, c’est donc entrer dans le champ de l’expérimentation visuelle, de la construction d’un langage symbolique, mais c’est aussi être témoin de la « politisation » de l’image. Au-delà d’un simple hymne au communisme et au travail à la chaîne, L’Homme à la caméra offre une réelle réflexion sur l’image et son statut.

Le titre du film rappelle l’héritage romanesque, notamment L’Homme au masque de fer et situe le film dans un jeu sur la fiction et le non-fictionnel : il s’agit pour Vertov d’utiliser les codes conventionnels du cinéma narratif et de les importer dans un documentaire. C’est pour cette raison que l’on a souvent caractérisé ce film de « manifeste exprimé en images ». L’équipe du film définissait son travail ainsi : « Nous étions des ingénieurs intellectuels qui étions en train de créer de la pensée à partir d’un matériau figuratif. » Et Vertov d’indiquer, au début du film : « Ce travail expérimental a pour but de créer un langage cinématographique absolu réellement international et basé sur la séparation totale du langage du théâtre et de la littérature. » Le petit frère de Vertov est le réalisateur Mikhaïl Kaufman. Ils forment, avec Elizaveta Svilova, le groupe que l’on appelle le kinok (ciné-œil) et proposent un rejet total du cinéma de fiction.

Dès le début du film, nous assistons à la préparation de la salle dans laquelle nous allons assister au film. Il est possible que la salle filmée soit celle dans laquelle ait été projetée la première du film. Cette scène pose d’emblée la situation paradoxale dans laquelle se trouve le spectateur, qui est à la fois spectateur et acteur, devant et dans le film. À cela s’ajoute la présence de l’orchestre, qui doit jouer, selon les indications de Vertov, le bruit d’une horloge, plaçant ainsi au centre la notion de temps qui sera déclinée tout au long du film. Le film peut alors enfin commencer avec un travelling avant vers la chambre d’une femme, confortable et décorée. L’affiche d’un mélodrame est accrochée au mur : il s’agit du film allemand Das Erwachen des Weibes de Fred Sauer (1927). Cette même affiche se retrouvera ultérieurement dans le film pour illustrer la tradition d’un style cinématographique que Vertov rejette totalement : le film narratif.

C’est donc dans une perspective documentariste qu’il faut regarder le film, dont l’objet pourrait être la ville. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, la ville dort : presque inerte, la regarder dormir n’a que peu d’intérêt a priori. Vertov reprend en fait le motif du documentaire qui suit la vie des gens du matin au soir. Mais L’Homme à la caméra est plus qu’une symphonie de la ville, comme on pourrait le dire du documentaire Moscou en octobre de Boris Barnet, sorti en 1927 par exemple. En effet, on y voit non seulement Moscou mais aussi Odessa. La Ville de Vertov ne s’appuie pas seulement sur des lieux connus, mais également des lieux anonymes, difficilement identifiables, qui n’ont d’importance que par ce qu’ils représentent et véhiculent : leur puissance symbolique.

Le thème du regard revêt une extrême importance dans le film de Vertov: les poupées dans les vitrines, les mannequins inanimés qui nous regardent, comme s’il s’agissait d’une inversion du regard, une sorte de lèche-vitrine à l’envers. L’alternance entre plans rapprochés et plans généraux de la ville construit une dynamique qui nous donne à voir ce que nous n’avons pas l’habitude de regarder. Dans un « manifeste du ciné-œil » paru en 1923, Vertov affirmait vouloir rapprocher l’homme de la machine : le cinéma permet, grâce à l’image, d’effectuer ce rapprochement, grâce à l’utilisation de nombreux gros plans, sur une machine à écrire ou sur l’avant d’une automobile par exemple. Simplement juxtaposées à l’écran, ces suites de plans n’ont un sens que pour celui qui les perçoit, qui les relie entre eux. Même s’il paraît évident, le sens n’est pas donné, à peine suggéré, car ces fragments sont déconnectés. Un critique du Frankfurter Zeitung écrivit à l’époque : « Des fragments déconnectés se suivent l’un l’autre (un jardin vide, le buste de quelqu’un qui dort, des visages sur une affiche, des mannequins. Le secret de cette étrange chronologie, au sein de laquelle la relation entre la vie et la mort est inversée, n’a jamais été représenté d’une manière aussi authentique auparavant. Il est révélé à l’artiste surréaliste qui perçoit la conversation de la vie avec ses éléments fragmentés et construite à partir de choses vivantes. Un lien imaginaire qui se transforme ultérieurement en une nouvelle obscurité: dès que l’affiche se transforme en une affiche ordinaire en plein jour. »

Un plan nous montre l’homme à la caméra se lever avant les autres. Nous voyons, au plan suivant, l’homme de l’affiche qui semble lui dire « chut ! », comme s’il protégeait le sommeil de la femme montrée au début du film. Encore une fois, cette affiche revêt une importance considérable et surtout symbolique. Il s’agit d’un film allemand qui raconte la découverte de l’amour par une jeune femme. Cela nous permet de comprendre le double jeu du film: même si L’Homme à la caméra a l’apparence d’un documentaire, Vertov joue avec les techniques de montage empruntées aux films de fiction traditionnels en essayant paradoxalement de « masquer » la réalisation tout en la « montrant ».

En effet, pour Vertov, le montage n’est pas seulement un outil mais il devient aussi l’un des objets du film : il l’utilise pour mieux nous le montrer ensuite, dans un geste de démystification. Lorsque l’homme à la caméra filme un train, il est allongé sur les rails, en danger devant le train qui arrive à toute vitesse. Le montage alterné avec la femme endormie qui s’agite dans son lit comme si elle faisait un mauvais rêve souligne la tension dramatique du passage: Vertov veut nous faire sortir de la salle en courant, comme le firent les premiers spectateurs de L’Arrivée d’un train à La Ciotat, des frères Lumière. Son but est de nous faire réagir, de nous réveiller à l’instar de cette femme dans le lit. C’est ici le premier point du manifeste du ciné-œil : « Réveillez-vous ! Ouvrez les yeux sur la vie telle qu’elle est. »

Il s’agit de nous réveiller des cauchemars du film de fiction traditionnel, « l’usine à rêves » comme était ainsi appelé le cinéma d’Hollywood en Russie à l’époque. À cette usine des rêves, Vertov souhaite opposer « l’usine des faits ». Ainsi, la première bobine sert de métaphore au réveil du spectateur. La jeune femme se lave, montage cut, un homme lave le trottoir: notre vie privée et la vie de la ville ne font qu’un. Le parallélisme entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’homme et la ville, le privé et le public, devient alors le leitmotiv du film. Le plan de la jeune femme qui s’essuie les yeux est immédiatement suivi du plan d’une femme qui nettoie les fenêtres : les fenêtres deviennent les yeux de la ville. Par ce procédé de montage assez récurrent, Vertov dresse des parallèles qui fonctionnent comme des clés qu’il faut saisir pour comprendre le film et son message, qui deviendra progressivement politique.

La première bobine s’achève sur un parallélisme entre l’objectif de la caméra, les yeux de la jeune femme qui clignent et les stores d’une fenêtre qui s’ouvrent et se referment frénétiquement, nous montrant ainsi le fonctionnement du procédé cinématographique et réunissant les trois éléments clés du ciné-œil qui joue, dans sa terminologie russe, sur les mots : fenêtre, œil, cinéma (Kinoki).

Essayer de filmer la vie, telle qu’elle est, est un des buts du documentaire, mais Vertov et son groupe ont vite compris les difficultés inhérentes à ce projet. Ils ont donc ainsi opposé deux manières de filmer la vie : « filmer la vie telle qu’elle est », et « filmer la vie à l’improviste ». Filmer la vie telle qu’elle est, c’est enregistrer les événements exactement comme ils sont arrivés quand on ne les enregistrait pas. Malheureusement, cette optique a ses limites car les personnes n’agissent pas naturellement devant une caméra. La vie telle qu’elle est ne peut donc être enregistrée exactement telle qu’elle est vraiment. Cette incompatibilité entre la théorie et la pratique a poussé Vertov à développer l’idée de la vie prise « à l’improviste » (que les Anglais ont traduite par « life caught unawares »). Première possibilité : utiliser un téléobjectif pour observer les personnes de loin. Mais cette possibilité n’était limitée qu’aux tournages en extérieur. Deuxième possibilité : cacher la caméra ou déguiser le caméraman en réparateur de téléphone par exemple. D’ailleurs, King Vidor utilisa une technique similaire : en 1928, dans La Foule, le réalisateur américain filmait les gens marcher dans la rue, en cachant le cameraman dans un chariot. Troisième méthode : utiliser une caméra factice mais bruyante, pour distraire l’attention des gens d’une caméra réelle mais plus petite. Quatrième solution : si les gens ne savaient pas se comporter devant la caméra, c’est qu’ils n’y étaient pas habitués. C’est en posant un maximum de caméras, un peu partout, que leur comportement deviendra naturel devant la caméra. Sixième solution : filmer la vie à son insu, c’est-à-dire laisser les gens réagir, voir les pousser à réagir. Cette idée est la plus cohérente avec la philosophie du ciné-œil : d’ailleurs, on ne peut imaginer aujourd’hui un film de Vertov sans ces réactions.

C’est ainsi que l’on peut parler du cinéma de Vertov comme un « cinéma du hasard » : filmer sans savoir ce qui va arriver, quitte à ce que ce soit un échec. Lorsque l’on suit la route d’un camion de pompiers et une ambulance en montage alterné, le premier se dirige vers la gauche, l’autre vers la droite… Vont-ils se rencontrer ? On ne le sait pas. Cette séquence était pour Vertov un échec : pour lui, le cinéma du hasard porte en lui la possibilité de l’échec. Vertov n’est pas tout à fait un formaliste. Il serait plutôt un constructiviste dans la mesure où il orchestre le mouvement de toute une ville, avec les tramways, les mouvements de foule. Ainsi les raccords mouvements entre les tramways de la ville et le mouvement d’un train dans la campagne enrichissent la fluidité du film : son film construit la vie de la ville.

Lorsque l’on voit Mikhail Kaufman suivre une voiture en la filmant, Vertov renverse les rôles : l’observateur devient celui qui est observé. Le spectateur assiste non pas à la vie « telle qu’elle est » mais la vie « prise à l’improviste ». La scène est intensifiée par l’insertion de plans d’un train qui démarre. Aussi, la question que l’on se pose alors concerne l’image qui est projetée à l’écran : s’agit-il de la réalité avant le tournage ? D’un enregistrement de la réalité ? D’une réalité projetée à l’écran ? La distinction devient alors poreuse et Vertov s’amuse à la remettre en question. Cette scène, que Vertov appelait « la chasse à l’homme » se clôt sur des images fixes, ce temps « paralysé » que la musique, selon les instructions de Vertov, doit illustrer par de brèves notes étouffées. Ce temps paralysé annonce la scène suivante : la chambre de montage, avec ses pictogrammes, de simples photos fixes qui, mises en mouvement, se transforment en film. On retourne alors au moment qui précède la naissance même du film que l’on est en train de regarder. Nous regardons le film se faire. Le spectateur assiste au montage, à ce caché que l’on ne montre pas d’habitude. La limite entre le caché et le vu devient particulièrement floue. Elizaveta Svilova, l’épouse de Vertov, prépare le montage, coupe les films et donne alors vie et mouvement à ces images. Elle devient une véritable magicienne, tenant entre ses doigts la vie des protagonistes du film.

Au-delà des considérations purement esthétiques, il ne faut pas oublier que Vertov souhaite transmettre un message politique. Le montage alterné entre le travail de l’esthéticienne et celui de l’ouvrière qui met du charbon dans une cheminée permet de donner lieu une réflexion sur le travail : les gros plans sur les mains sales des travailleurs contrastent avec les gros plans sur les visages. Le visage devient en quelque sorte le symbole du loisir ou de l’oisiveté tandis que le bras devient l’outil du travailleur. Ici, le montage alterné permet à Vertov de suggérer un message qui devient progressivement, mais explicitement, politique. Un plan particulièrement important d’un réalisateur en-dessous d’une banderole rappelle l’opposition entre les deux types de cinéastes en Russie à cette époque: ceux qui imitaient les Américains (les « cireurs de chaussures américaines ») et ceux qui s’en démarquaient (les « fabricants de chaussures »). La quatrième bobine est à cet égard particulièrement intéressante et correspond à l’apogée du discours politique sur le travail : l’accumulation de gros plans sur les mains et sur les machines (ces « mains parfaites »). Certains commentateurs y ont vu une apologie du travail, voire une sorte de propagande dans le but d’inciter les travailleurs oisifs à se mettre au travail. Cette idée occidentale n’est peut-être pas si loin de la réalité du film, mais il est difficile de dire qu’il s’agit là des réelles motivations de Vertov.

À ce travail s’oppose l’oisiveté ou le loisir, objet de la cinquième bobine : à la fin de la journée, on passe du travail organisé au loisir organisé : la plage abondante d’Odessa. Si la machine était une main parfaite, ici, Vertov fait l’éloge de ces corps d’athlètes. Leurs mouvements sont décomposés pour souligner la perfection du geste, tout comme les gestes des machines étaient parfaits. Vertov ne montre pas la réalité des hommes tels qu’ils sont mais tels qu’ils devraient être. Il oppose l’église au club des travailleurs créé par Lénine, il stigmatise l’alcool qui est, selon la doctrine marxiste, envisagé comme un problème causé par le système capitaliste et donc lié à une condition économique aliénante. Ainsi, on peut voir le réalisateur passer du pub au club des travailleurs : mouvement idéologique qui résume à lui seul la portée politique du film.

L’une des dernières scènes du film nous montre la caméra se mouvoir toute seule, nous dévoilant ainsi son fonctionnement et la valise dans laquelle elle était posée : moment symbolique du miroir, la caméra se filmant elle-même. Cette dernière scène est le dévoilement ultime du fonctionnement du film qui est basé sur une série de métaphores et d’oppositions. Cela lui permet, grâce à un nouveau langage cinématographique et toute la richesse et la diversité qu’il peut offrir, de transmettre un message politique. Ainsi, le film a évidemment un intérêt politique et historique, mais il tire néanmoins sa richesse de l’ensemble des techniques utilisées : l’utilisation du split-screen, de l’accélération, du ralenti, de l’image fixe, la superposition ont donné à ce film le statut de film-clé dans l’histoire du cinéma.

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