Point et ligne sur plan – Vassily Kandinsky
Ce second ouvrage de Kandinsky est publié en 1926, lorsqu’il est professeur au Bauhaus. Avec d’autres livres du Bauhaus tels que Theory of Color (de Johannes Itten) et les Carnets pédagogiques de Paul Klee, cet ouvrage est un héritage de méthodes d’enseignement sur la théorie et la pratique de l’art à l’école du Bauhaus.
L’artiste y analyse les éléments géométriques qui composent toute peinture, à savoir le « point » et la « ligne », ainsi que le support physique et la surface matérielle sur laquelle l’artiste dessine ou peint et qu’il appelle le « plan originel » ou « P.O. » Il ne les analyse pas d’un point de vue objectif et extérieur, mais du point de vue de leur effet intérieur sur la subjectivité vivante du spectateur qui les regarde et les laisse agir sur sa sensibilité.
Le « point » est dans la pratique une petite tache de couleur déposée par l’artiste sur la toile. Le point qu’utilise le peintre n’est donc pas un point géométrique, il n’est pas une abstraction mathématique, il possède une certaine extension, une forme et une couleur. Cette forme peut être carrée, triangulaire, ronde, en forme d’étoile ou plus complexe encore. Le point est la forme la plus concise mais, selon son emplacement sur le plan originel, il va prendre une tonalité différente. Il peut être seul et isolé ou bien être mis en résonance avec d’autres points ou avec des lignes.
La « ligne » est le produit d’une force, elle est un point sur lequel une force vivante s’est exercée dans une certaine direction, la force exercée sur le crayon ou sur le pinceau par la main de l’artiste. Les formes linéaires produites peuvent être de plusieurs types : une ligne « droite » qui résulte d’une force unique exercée dans une seule direction, une ligne « brisée » qui résulte de l’alternance de deux forces possédant des directions différentes, ou bien une ligne « courbe » ou « ondulée », produite par l’effet de deux forces qui agissent simultanément. Une « surface » peut être obtenue par densification, à partir d’une ligne que l’on fait pivoter autour d’une de ses extrémités.
L’effet subjectif produit par une ligne dépend de son orientation : la ligne « horizontale » correspond au sol sur lequel l’homme se repose et se meut. A plat, elle possède une tonalité affective sombre et froide, semblable au noir ou au bleu, tandis que la ligne « verticale » correspond à la hauteur et n’offre aucun point d’appui, elle possède au contraire une tonalité lumineuse et chaude, proche du blanc ou du jaune. Une « diagonale » possède par conséquent une tonalité plus ou moins chaude ou froide, selon son inclinaison par rapport à la verticale ou à l’horizontale.
Une force qui se déploie sans obstacle comme celle qui produit une ligne droite correspond au « lyrisme », tandis que plusieurs forces qui s’opposent et se contrarient forment un « drame ». L’« angle » que forme une ligne brisée possède également une sonorité intérieure qui est chaude et proche du jaune pour un angle aigu (triangle), froide et similaire au bleu pour un angle obtus (cercle) et semblable au rouge pour un angle droit (carré).
Le « plan originel » est en général rectangulaire ou carré, il est donc composé de lignes horizontales et verticales, qui le délimitent et qui le définissent comme un être autonome, qui va servir de support à la peinture en lui communiquant sa tonalité affective. Cette tonalité est déterminée par l’importance relative de ces lignes horizontales et verticales, les horizontales donnant une tonalité calme et froide au plan originel, tandis que les verticales lui communiquent une tonalité calme et chaude. L’artiste possède l’intuition de cet effet intérieur du format de la toile et de ses dimensions, qu’il va choisir en fonction de la tonalité qu’il souhaite donner à son œuvre. Kandinsky considère même le plan originel comme un être vivant que l’artiste « féconde » et dont il sent la « respiration ».
Chaque « partie » du plan originel possède une coloration affective qui lui est propre et qui va influer sur la tonalité des éléments picturaux qui seront dessinés dessus, ce qui contribue à la richesse de la composition qui résulte de leur juxtaposition sur la toile. Le « haut » du plan originel correspond à la souplesse et à la légèreté, tandis que le « bas » évoque plutôt la densité et la pesanteur. Il appartient au peintre d’apprendre à connaître ces effets afin de produire des peintures qui ne soit pas l’effet du hasard, mais le fruit d’un travail authentique et le résultat d’un effort vers la beauté intérieure.
Point et ligne sur plan comporte une multitude d’exemples photographiques et de dessins, issus d’œuvres de Kandinsky, qui offrent la démonstration de ses observations théoriques, et qui permettent au lecteur d’en reproduire en lui l’évidence intérieure, pour peu qu’il prenne le temps de regarder avec attention chacune de ces images, qu’il les laisse agir sur sa propre sensibilité et qu’il laisse vibrer les cordes sensibles de son âme et de son esprit. Kandinsky met néanmoins son lecteur en garde contre une contemplation trop longue, qui conduirait l’imagination à prendre le dessus sur l’expérience intérieure immédiate : «Pour ce genre d’expérience, il vaut mieux se fier à la première impression, car la sensibilité se lasse vite et cède le champ à l’imagination.»