Woundou el hadji – Birago Diop
Depuis son plus jeune âge Woundou-le-Chat en avait entendu sur le compte de son cousin Sirou-le-Chat-Sauvage que seuls les plus pauvres des pauvres ne pouvaient accuser un jour ou l’autre d’un quelconque méfait, n’ayant pas grand-peine à suivre le conseil donné à chacun : « Si tu n’as pas de poulet, que Sirou n’entende pas un mot désagréable de toi. » La volaille étant le bétail des moins favorisés du sort, nul ou presque personne n’était donc vraiment pauvre dans le pays et tout le monde accusait Sirou-le-Chat Sauvage.
Sirou-le-Chat Sauvage en avait fait et en faisait tant aux uns et aux autres que son cousin Woundou-le-Chat qui, lui, vivait constamment avec les gens, avait fini presque par croire ce que tout le monde disait, avait toujours dit sur le séjour là-bas dans le Nord, de l’Aïeul de tous les chats, chats de village et chats de brousse, qui fut jadis en Mauritanie.
Tout le clan des chats avait toujours su et avait toujours appris à sa descendance que l’Ancêtre avait été s’initier aux lois de l’Islam et aux préceptes du Coran sous la tente d’un docte et sage marabout maure. N’empêche qu’au Village comme dans le pays, l’on continuait à toujours affirmer que « Woundou est au Ghanar, mais il y est uniquement pour sa petite personne ». L’on entendait par là que les soucis d’autrui, les tracas des uns, les ennuis des autres, laissaient la plupart du temps, sinon toujours, Woundou-le-Chat absolument indifférent. Soit qu’il fut à pas mesurés à la recherche de nourriture, soit qu’il s’assoupît après étirements et bâillements pour aider la digestion de sa proie.
Cependant Woundou-le-Chat voulait bien s’intéresser aux faits et gestes, aux potins susurrés et confidences murmurées entre incisives et moustaches de Djinakhe-la-Souris, de Kantioli-le-Rat. Mais ceux-ci semblaient ne pas trop tenir à sa compagnie. Il voulait bien tendre l’oreille le plus près possible des piaulements des petits poussins ; mais les ailes de Ganar-la-Mère-Poule aux plumes hérissées battaient alors mieux que les paumes de Guéwel-le-Griot sur la peau tendue de son tam-tam. Batbator, le gros et vieux Lézard qui rôtissait ses molles et fines écailles au chaud soleil, interrompait sa sieste quand Woundou-le-Chat s’approchait de lui pour un bout de conversation, Sindakhe le petit Lézard en faisait autant et Ounke-le-Lézard venimeux ne paraissait pas avoir davantage confiance. Les petits oiseaux babillards s’envolaient du pied des mortiers où Ganar-la-Poule et sa nichée avaient gratté avant eux après le départ des pileuses de grains pour le puits et la cuisine. Ils retournaient sur les branches et les clôtures où Woundou-le-Chat dédaignait de les rejoindre ou renonçait à les poursuivre.
La réputation déplorable de ses parents de brousse, la tenace méfiance de ceux qu’il hantait au village comme aux champs firent qu’un jour au réveil Woundou-le-Chat annonça son intention, avec l’aide du Créateur, d’aller en pèlerinage à La Mecque.
Peut-être qu’à son retour, préventions et malveillances tomberaient d’elles-mêmes !
Il avait entendu des pêcheurs des bords de la grande mer affirmer que chaque poisson tiré du fond de l’eau était un pas moins pénible vers la Pierre sacrée, la Kaaba. Il avait appris également que beaucoup des Peulhs du Ferlo et des rives du Fleuve venaient de loin vendre quelques têtes de leurs immenses troupeaux pour faire le pèlerinage des Lieux Saints dans des conditions décentes de confort. Mais Woundou-le-Chat n’étant ni pêcheur ni éleveur prit le chemin du Salut comme un pèlerin des temps anciens.
Et il s’en était allé vers le Levant, vers La Mecque sur ses quatre pattes.
Ses rencontres, bien que nombreuses et variées dans sa longue marche vers le Soleil levant ne lui laissaient apparemment que des déceptions ou des blessures d’amour-propre.
Ceux avec qui il voulait faire connaissance ; ceux avec qui il voulait lier conversation ; ceux qu’il approchait de trop près sans doute à leur gré, semblaient le plus souvent pressés de le quitter, peu désireux de tenir commerce avec lui ou franchement effrayés à son approche.
Djar-le-Rat Palmiste, toujours agité, toujours courant et ignorant de la paix du pays, en ses voltes véloces lui filait sous le nez.
Les incalculables Moineaux-Mange-mil, en volées aussi denses que des nuages de Criquets-Pèlerins fuyaient, en l’apercevant, les champs qu’ils dévastaient le temps d’un battement de cils.
Sur les sentes encore humides de rosée, les Perdrix ébouriffées qui grattaient le sol en cherchant le sable sec et tiède et se pelotonnaient en cacabant le chant du clan :
Dja la viss !
Dja la vang !
N’Déké Thioker da na gass tène !
Dja la viss !
Dja la vang !
(Il t’asperge !
Il te dépouille !
Voyez-vous Perdreau puisatier !
Il t’asperge !
Il te dépouille !)
cessaient à son apparition leurs jeux et leurs ébats et plongeaient dans l’herbe mouillée.
Un soir cependant le long du Grand Fleuve, au cœur du Pinkou, ce fut Woundou-le-Chat, le courageux pèlerin qui se cacha d’abord puis s’enfuit aux abords d’un village.
C’était une nuit d’éclipse. Le pèlerin solitaire s’avançait dans la pénombre vers la musique des paroles sacrées psalmodiées de la mosquée dont les minarets hérissés de troncs de rôniers détachaient leurs tours grises sur le fond d’ombre du ciel,
La ilia ill Àllah !
La ilia ill Allah !
La ilia ill Allah !
quand du cœur du village un vacarme fait de bruits de ferraille, de calebasses, de chants et de piaillements de filles et fillettes l’arrêta net.
Djakouma, yê
Kalo miné !
(C’est le chat
qui a pris la Lune !)
chantaient les filles tandis que les garçons tapaient sur tout ce qui pouvait résonner pour affoler « le Chat qui avait attrapé Kalo-la-Lune » selon les croyances ancestrales et lui faire lâcher prise.
Woundou-le-Chat que dans ce pays l’on appelait Djakouma, comme les N’Diaye de chez lui y étaient des Diara et les Diop des Traoré, Woundou ne poussa pas plus loin ses pas nocturnes vers ceux qui comme lui étaient nourris des préceptes de l’Islam et qui invoquaient dans la mosquée et dans la cour de la mosquée le Créateur et lui demandaient pardon, et libération pour la Lune coupable ce soir-là d’avoir dévié du droit chemin. La illa ill Allah ! ! ! Djakouma yé ! ! !
Contournant de très loin les tas d’ordures qui ceinturaient le Village, le Pèlerin poilu avait continué son chemin. La illa ! Djakouma yé ! ! !
Son long chemin, le chemin pieux qui le mena enfin à La Mecque et à Médine…
Avec les fatigues des devoirs sacrés accomplis selon toutes les règles et observances, le long et large turban qui entourait la tête de Woundou-le-Chat imprimait par son poids une allure mesurée à ses pas que rythmait sur le chemin du retour le balancement d’un lourd chapelet pendu à son cou.
El Hadji Woundou mit beaucoup plus de temps qu’à l’aller pour revenir au Pays où depuis le jour de son départ pour les Lieux Saints, Rats et Souris, Lézards et Tarentes, Oiseaux et Poussins, ne connaissant plus sans doute ni peur ni retenue, folâtraient, criaient, piaillaient, trottaient, trottinaient, voletaient, viraient et engraissaient aussi, l’esprit tranquille et le cœur léger.
Ce fut après la prière de Yor-Yor, le Soleil commençant à chauffer, que Woundou-le-Pèlerin revint au Village.
Thioye-le-Perroquet, le premier, l’aperçut du haut de l’arbre-à-palabres, où il aiguisait son bec crochu et alla porter la nouvelle aux quatre vents du Pays.
Traversant à pas comptés la Place-des-palabres, le turban blanc serré par le ghenour qui désigne partout aux regards ceux-là qui ont eu l’immense bonheur d’avoir touché la Pierre sacrée ; le lourd chapelet autour du cou ; l’écharpe aux broderies d’or sur l’épaule droite, Woundou-le-Chat s’en était allé d’abord vers la mosquée, pendant que le bruit se répandait de son retour de La Mecque.
— Woundou est revenu !
— Revenu de La Mecque !
— Revenu El Hadji ! El Ha… dji !
— Vêtu comme tout Hadji et portant ghenour et chapelet.
— J’espère qu’il a rapporté comme tout El Hadji aussi de l’eau de Zem-zem !
El Hadji Woundou avait bien rapporté de l’eau de Zem-zem, des chapelets et quelques cadeaux pas très onéreux ni trop lourds.
Il avait rapporté aussi, semblait-il, beaucoup de sagesse, tout au moins amplement d’onction et suffisamment de componction.
D’une voix doucereuse, avec les gestes lents et posés, le chapelet au bout des doigts, El Hadji Woundou-le-Chat, assis sur une peau de mouton, lourdement enturbanné, narrait son long pèlerinage à un auditoire qui s’épaississait au long du récit qu’émaillaient des sentences pieuses et des propos de paix et d’humilité. L’assistance grossissait où El Hadji Woundou repérait d’anciennes connaissances. Djinakhe-la-Souris, Kantioli-le-Rat, Ounke-la-Tarente et d’autres, tous gras et reluisants, entourés d’une progéniture nombreuse et en parfait état d’embonpoint.
Les paroles du nouvel El Hadji étaient toujours aussi édifiantes ; mais sa voix se faisait de moins en moins onctueuse, de plus en plus rauque même, semblait-il.
Les grains du chapelet au bout des doigts s’entrechoquaient moins en mesure.
Les paupières baissées dévotement depuis le début du récit s’entrouvraient insensiblement, et le regard, que tamisaient les cils, cherchait vainement une saillie d’os ou un repli de peau chez Djinakhe-la-Souris.
Tous étaient bien en chair, certains mêmes gros, gras et dodus comme des gens qui ont vécu sans soucis, sans ennuis, sans tracas.
El Hadji Woundou ouvrit franchement un œil d’abord. Il s’arrêta d’égrener son chapelet dont le bruit des grains ponctuait le récit qu’avaient entrecoupé jusque-là des préceptes religieux et des conseils de sagesse.
Il y eut un léger frisson dans l’auditoire, puis un gros remous, enfin une débandade panique lorsque, jetant chapelet et laissant choir turban et ghenour, El Hadji Woundou-le-Chat s’élança de son tapis de prières sur Mame Djinakhe la Grand-Mère Souris dont les vieilles pattes, heureusement, retrouvèrent assez d’ardeur et de souplesse pour la conduire au plus proche trou d’où elle affirma d’une voix tremblant autant de frayeur que de vieillesse :
— « La Mecque n’a jamais changé personne. »