Un jugement – Birago Diop
Certes, Golo, le chef de la tribu des singes, avait un peu exagéré en visitant, cette nuit-là, le champ de pastèques de Demba. Il avait dû convoquer le ban et l’arrière-ban de ses sujets, qui ne s’étaient pas contentés d’arriver à la queue leu leu et de faire la chaîne pour se passer les pastèques une à une. Ils avaient, en bandes, sauté et franchi la haie d’euphorbes. Les euphorbes sont les plus bêtes des plantes, elles ne savent que larmoyer, mais pour qu’elles larmoient, il faut qu’on les touche.
Golo avait touché aux euphorbes et à autre chose encore. Lui et sa tribu avaient saccagé tout le champ. Ils s’étaient conduits comme de vulgaires chacals ; et tout le inonde sait que, si les chacals passent pour les plus grands amateurs de pastèques que la terre ait enfantés, ils demeurent également, jusqu’à nos jours, les êtres les plus mal élevés qui vivent sous le soleil, ou plutôt sous la lune.
Golo et sa tribu s’étaient comportés comme de vrais fils de chacals parce qu’ils savaient fort bien que ces pastèques n’étaient pas celles du vieux Medjembe qui, lui, avait jadis administré une si belle correction à l’aïeul de tous les singes qu’il lui avait pelé les lisses. La marque, ainsi que le souvenir, en étaient restés à jamais a toute sa descendance
Demba se serait certainement comporté comme le vieux Medjembe, puisque Golo avait agi comme Thile-le-chacal, qui, lui aussi, eut jadis affaire avec le premier cultivateur de pastèques, mais Golo ai aucun de ses sujets n’avaient attendu l’arrivée de Demba.
Golo avait exagéré, c’est entendu, et Demba n’avait pas été content, le matin, cri découvrant l’étendue des dégâts faits dans son champ mais de là à passer sa colère sur Koumba sa femme, il y avait un fossé. Ce fossé, cependant, Demba le franchit en même temps que le seuil de sa demeure.
Il trouva que l’eau que Koumba lui offrait à genoux en le saluant n’était pas assez fraîche. Il trouva que le couscous était trop chaud et pas assez salé et que la viande était trop dure, il trouva que cela était ceci et que ceci était cela, tant il est bien vrai que l’hyène qui veut manger son petit trouve qu’il sent la chèvre…
Las de crier, Demba se mit à rouer Koumba de coups, et, fatigué de la battre, il lui dit
– Retourne chez ta mère, je te répudie.
Sans mot dire, Koumba se mit à ramasser ses effets et ustensiles, fit sa toilette, revêtit ses plus beaux habits. Ses seins pointaient sous sa camisole brodée, sa croupe rebondie tendait son pagne de n’galant. A chacun de ses gracieux mouvements, tintaient ses ceintures de perles et son parfum entêtant agaçait les narines de Demba.
Koumba prit ses bagages sur sa tète et franchit le seuil de la porte. Demba fit un mouvement pour la rappeler, mais il s’arrêta et se dit : » Ses parents me la ramèneront. «
Deux, trois jours, dix jours passèrent sans que Koumba revînt, sans que les parents de Koumba donnassent signe de vie.
L’on ne connaît l’utilité des fesses que quand vient l’heure de s’asseoir. Demba commençait à savoir ce qu’était une femme dans une maison.
Les arachides grillées sont de fort bonnes choses, mais tous les gourmets, et même ceux qui ne mangent que parce que ne pas manger c’est mourir, sont d’accord pour reconnaître qu’elles sont meilleures en sauce sucrée pour arroser la bouillie de mil, ou salée et pimentée pour accommoder le couscous aux haricots. Demba voyait venir le moment où il serait obligé d’être de cet avis. Son repas du jour ne lui était plus porté aux champs ; et, le soir, il allumait lui-même le feu pour griller arachides ou patates douces.
Il est défendu à l’homme fait de toucher à un balai, et pourtant, comment faire quand la poussière, les cendres, les coques d’arachides et les épluchures de patates envahissent chaque jour un peu plus le sol de la case ?
L’on ne travaille vraiment bien que le torse nu. Mais lorsque la journée finie, on endosse son boubou, l’on voudrait bien que ce boubou ne soit pas aussi sale que le foie d’un chien ; et pourtant, est-il digne d’un homme qui mérite le nom d’homme de prendre calebasse, savon et linge sale et d’aller à la rivière on au puits faire la lessive ?
Demba commençait à se poser toutes ces questions, et beaucoup d’autres encore. Sa sagesse, peut-être un peu en retard, lui répétait : » L’on ne connaît l’utilité des fesses que quand vient l’heure de s’asseoir. «
La continence est une vertu bien belle, sans aucun doute, mais c’est une bien piètre compagne. Elle est trop mince pour remplir une couche et Demba trouvait maintenant son lit trop large pour lui seul.
Koumba, par contre, s’apercevait, chaque jour qui passait, que l’état de répudiée pour une femme jeune et accorte, dans un village rempli de jeunes hommes entreprenants, n’avait absolument rien de désagréable, bien au contraire.
Qui voyage avec son aîné et son cadet fait le plus agréable des voyages. A l’étape, l’aîné s’occupe de trouver la case et le cadet fait le feu. Koumba, qui était retournée chez elle, qui y avait retrouvé ses aînées et ses cadettes, et qui, en outre, passait à leurs yeux pour avoir tant souffert dans la case de son mari, était gâtée et choyée par tout le monde.
Quand il y a trop à ramasser, se baisser devient malaisé. C’est pourquoi les griots-chanteurs et les dialis-musiciens, aux sons de leurs guitares, exhortaient en vain Koumba à choisir parmi les prétendants qui, dès le premier soir de son arrivée, avaient envahi sa case. Ce n’était, après le repas du soir, que chants et louanges des griots à l’adresse de Koumba, de ses amies et de ses prétendants, que musique des dialis rappelant la gloire des ancêtres.
Un grand tam-tam était projeté pour le dimanche qui venait, tam-tam au cours duquel Koumba devait enfin choisir entre ses prétendants. Hélas le samedi soir, quelqu’un vint que personne n’attendait plus, et Koumba moins que quiconque. C’était Demba, qui entrant dans la case de ses beaux-parents, leur dit :
– Je viens chercher ma femme.
– Mais, Demba, tu l’as répudiée !
– Je ne l’ai point répudiée.
On alla chercher Koumba dans sa case, que remplissaient amis, griots, prétendants et musiciens.
– Tu m’as dit de retourner chez ma mère, déclara Koumba, et elle ne voulut rien savoir pour reprendre le chemin de la case de son époux.
Il fallut aller trouver les vieux du village. Mais ceux-ci ne surent qui, de l’époux ou de l’épouse, avait raison ; qui des deux croire, ni que décider Koumba était revenue toute seule dans la demeure de ses parents, d’où elle était partie en bruyante et joyeuse compagnie pour la case de son mari. Sept jours, puis sept autres jours et encore sept jours avaient passé et Demba n’était pas venu la réclamer, donc elle n’avait pas fui, selon toute vraisemblance, la couche de son époux ; une femme est chose trop nécessaire pour qu’on la laisse s’en aller sans motif grave. Cependant, une lune entière ne s’était pas écoulée depuis le départ de Koumba de la demeure de son mari et son retour dans la case familiale ; la séparation pouvait, si les époux voulaient s’entendre, ne pas être définitive, car Demba n’avait pas réclamé sa dot ni ses cadeaux. Et pourquoi ne les avait-il pas réclamés ?
– Parce que, justement, répondit Demba, je n’avais pas répudié ma femme.
– Parce que, justement, prétendit Koumba, tu m’avais répudiée.
En effet, l’époux qui répudie sa femme perd la dot payée aux beaux-parents et les cadeaux faits à la fiancée et ne peut plus les réclamer. Mais qui n’a pas chassé son épouse n’a à réclamer ni dot, ni cadeaux.
La question était trop claire pour la subtilité de ces sages vieillards, qui les envoyèrent à ceux de M’Boul. De M’Boul, Demba et Koumba furent à N’Guiss, de N’Guiss à M’Badane, de M’Badane à Thiolor. Koumba disait toujours : » Tu m’as répudiée « , et Demba disait partout : « Je ne t’ai pas répudiée. »
Ils allèrent de village en village et de pays en pays, Demba regrettant sa case et son lit et les calebassées de couscous, le riz si gras que l’huile en ruisselait des doigts à la saignée du bras ; Koumba, pensant à sa courte liberté, à sa cour empressée, aux louanges des griots, aux accords des guitares.
Ils furent à Thioye, ils furent à N’Dour. L’un disait toujours : non ! l’autre disait partout : si ! Les marabouts, dans les pays musulmans, cherchaient dans le Coran, feuilletaient le Farata et la Souna dont les préceptes nouent et dénouent les liens du mariage. Chez les Tiédos païens, les féticheurs interrogeaient les canaris sacrés, les cauris rougis au jus de colas et les poulets sacrifiés. Koumba (lisait partout : « Tu m’as répudiée. » Demba disait toujours » Je ne t’ai pas répudiée. «
lis arrivèrent un soir enfin à Maka-Kouli. Maka-Kouli était un village qui ne ressemblait à aucun autre village. Dans Maka-Kouli, il n’y avait pas un chien, il n’y avait pas un chat. Dans MakaKouli, il y avait des arbres aux ombrages frais et épais, tamariniers, fromagers et baobabs, il y avait des tapates encerclant les demeures, des palissades entourant la mosquée et les cours ensablées de la mosquée ; il y avait des cases en paille et la mosquée en argile. Or arbres, tapates, paille des cases et murs de la mosquée sont endroits où Khatj-le-chien, malappris jusqu’en ses vieux jours, lève la patte à tout instant ; et l’urine de chien plus que tout autre urine, quelle que soit la partie du corps ou le pan du boubou qui y touche, réduit à néant la plus fervente des prières.
L’ombre des arbres est faite pour le repos des hommes et pour leurs palabres et non pour les urines des chiens, pas plus que le sable fin qui tapissait les cours de la mosquée, sable blanc comme du sucre que des âniers allaient chercher chaque lune sur les dunes qui bordent la mer, ne pouvait servir de dépotoir à Woundou-le-chat qui y cacherait ses incongruités. C’est pourquoi, dans Maka-Kouli, il n’y avait ni un chien ni un chat. Seuls s’y roulaient dans la poussière et se disputaient les os, pour s’amuser, les tout petits enfants qui ne savaient pas encore parler; car, à Maka-Kouli, dès qu’un enfant pouvait dire à sa mère : » Maman, porte-moi sur ton dos « , on l’envoyait à l’école apprendre le Fatiha et les autres sourates du Coran.
Demba et Koumba arrivèrent donc un soir à Maka-Kouli. Là demeurait, entouré de ses fervents disciples, Madiakaté-Kala, le grand marabout qui avait fait l’on ne savait plus combien de fois le pèlerinage de La Mecque.
Du matin au soir et souvent du soir au matin, ce n’était dans ce village que prières, récitations de litanies, louanges à Allah et à son prophète, lectures du Coran et des Hadits.
Demba et Koumba furent reçus dans la demeure de Madiakaté-Kala comme le sont, dans toutes les demeures, les voyageurs venus de très loin. Koumba dîna en compagnie des femmes et Demba partagea le repas des hommes.
Lorsque, tard dans la nuit, il fallut aller se coucher, Koumba refusa d’accompagner Demba dans- la case qui leur avait été préparée :
» Mon mari m’a répudiée », expliqua Koumba et elle raconta le retour des champs de Demba en’ colère, les cris qu’elle avait subis et les coups qu’elle avait reçus. Demba reconnut avoir crié, oh ! mais pas si fort qu’elle le prétendait ; il avoua avoir levé la main sur sa femme, mais ce n’avait été que quelques- bourrades de rien du tout ; mais il ne l’avait point répudiée.
– Si, tu m’as répudiée !
– Non, je ne t’ai point répudiée !
Et la discussion allait renaître lorsque MadiakatéKala intervint et dit à Tara, la plus jeune de ses femmes
– Emmène Koumba avec toi dans ta case, nous éclaircirons leur affaire demain, » inch allah ! » Les cieux époux allèrent donc se coucher chacun de son côté, comme chaque soir depuis cette nuit de malheur que Golo et sa tribu d’enfants gâtés, ignorant sans doute les conséquences de leurs actes, ou s’en moquant tout simplement (ce qui était beaucoup plus probable car les singes savaient tout ce qui se passait chez les hommes), avaient employée à saccager le champ de pastèques.
Un jour nouveau se leva et semblable aux autres jours de Maka-Kouli, s’écoula en labeur et en prières ; en labeur pour les femmes, en prières pour les hommes.
Madiakaté-Kala avait dit la veille : » Nous éclaircirons leur affaire demain s’il plaît à Dieu. » Cependant la journée passait sans qu’il ait ni appelé ni interrogé les deux époux. Koumba avait aidé les femmes aux soins du ménage et à la cuisine. Demba avait participé aux prières des hommes et écouté les commentaires du savant marabout.
Le soleil, sa journée terminée, avait quitté son champ arrosé d’indigo où déjà, annonçant une belle récolte pour la nuit, poussaient les premières étoiles. Le muezzin, successivement aux quatre coins de la mosquée, avait lancé aux vents du soir l’izan, l’appel des fidèles à la prière du crépuscule.
Madiakaté-Kala, l’iman, guida ses talibés sur le long et rude chemin du salut si plein d’embûches. Les corps se courbèrent, se plièrent, les fronts touchèrent le sable blanc comme du sucre, les tétés se redressèrent, les corps se relevèrent et les génuflexions se succédèrent au rythme des versets sacrés. A la dernière, les tètes se tournèrent à droite, puis à gauche, pour saluer l’ange de droite et l’ange de gauche.
A peine finit-il de dire : » Assaloumou aleykounr « , que Madiakaté-Kala se retourna brusquement et demanda
– Où est l’homme qui a répudié sa femme?
– Me voici. répondit Demba au dernier rang des fidèles.
– Homme, ta langue a enfin devancé ton esprit et ta bouche a consenti à dire la vérité.
» Dites à sa femme de retourner tranquillement chez sa mère, son mari a reconnu devant nous tous qu’il l’avait répudiée. «
Voilà pourquoi, dit Amadou Koumba, l’on parle encore chez nous du jugement de Madiakaté-Kala.