Sur les rivages de la mer – Jean-Michel Maulpoix
Il lui suffit à présent de marcher sur la lande : cet endroit le délivre. Il fait des pas dans une absence que rien ne dérange. Son corps ne pèse rien. Il en éprouve cependant la matière en enfonçant les pieds dans l’herbe épaisse et rouge.
En contrebas, ondulent d’étincelantes écailles : ici vient muer la lumière. Le large est un chantier. On y entend ronfler les machines de la mer. Il y a des usines, des pylônes, des camions et des trains, la soufflerie du vent d’ouest et les explosions de la houle quand elle brise contre les rochers. Au milieu de l’horizon, le soleil creuse un puits. Il lui plaît de ne rien comprendre à cet éclat et ce tumulte qui consolident son vide et son silence.
Il écoute respirer la mer.
Il ne se lasse pas de la regarder, comme on fixe un être endormi, ou le sourire d’un visage peint, comme on regarde obstinément quelque chose que l’on ne voit pas, qui est là cependant. La mer, derrière la mer, dont il ne saurait jamais que les commencements, les plages et les rumeurs, même lorsqu’il quitterait le rivage et partirait se perdre au large, enfin seul avec soi, avec elle, plus que jamais séparé pourtant, ne pouvant espérer la rejoindre autrement qu’en se perdant en elle, dans la défaillance d’un naufrage qui ressemble à l’amour, les poumons pleins de sel, son corps stupide tout gonflé d’eau, flottant comme un paquet avant le repas silencieux des poissons et des crabes.
Il écoute respirer la mer.
Il ne se lasse pas de la regarder, comme on fixe un être endormi, ou le sourire d’un visage peint, comme on regarde obstinément quelque chose que l’on ne voit pas, qui est là cependant. La mer, derrière la mer, dont il ne saurait jamais que les commencements, les plages et les rumeurs, même lorsqu’il quitterait le rivage et partirait se perdre au large, enfin seul avec soi, avec elle, plus que jamais séparé pourtant, ne pouvant espérer la rejoindre autrement qu’en se perdant en elle, dans la défaillance d’un naufrage qui ressemble à l’amour, les poumons pleins de sel, son corps stupide tout gonflé d’eau, flottant comme un paquet avant le repas silencieux des poissons et des crabes.
Il invente des fleurs sous la mer, aux corolles pourpres et compliquées dont le vent répand les pollens. Il imagine des insectes qui bourdonnent et qui se posent, des fruits lourds sous les feuilles, des allées tracées au cordeau, avec un jardinier portant tablier bleu et chapeau de paille, agenouillé près des radis, des carottes et des cornichons. Il imagine de puissantes automobiles lancées à toute allure en direction de l’horizon, des phares allumés dans la nuit, des galopades de chevaux, et des enfants qui sortent en riant des écoles blanches et bleues du large.
Il imagine. Cela suffit, dit-on, à son bonheur.
Il traverserait la mer pas à pas, en prenant tout son temps, ou bien à bicyclette, en s’attardant dans les chemins creux qui sinuent et semblent se perdre, pour y faire provision de fraises sauvages, de framboises et de fleurs. Il s’assiérait au large sur l’idée d’une île. Il tirerait sur ses pieds la couverture de l’eau ou cognerait à la coque d’un navire de passage. Puis il se mettrait à chanter. Il prononcerait des prénoms de femmes, jusqu’à ce que se réveillent les sirènes.
Sur les rivages de la mer, il rêve à la langue qu’il aimerait parler, aux couleurs qu’il aimerait peindre, à la musique qu’il lui plairait de composer, aux corps dont les étreintes lui seraient douces. Il aime croire que les flots dissimulent d’autres paysages : ciel vert, prairies bleues, soleils phosphorescents, roches d’or et d’onyx, animaux dociles, paix de l’aube et du soir, sous-bois profonds pleins de fraîcheur où marcher les pieds nus. Le déluge les a recouverts autrefois ; ses eaux savent les pays qui nous manquent.
Quand l’insomnie le prend, ne le lâche plus, et le contraint à s’en aller au bord de la mer obscure et silencieuse, il imagine que ses eaux se sont retirées et qu’il subsiste à leur place un désert de sable et de cailloux. Le pinceau des phares continue de tourner sur ce désastre : ils ne servent plus de repère à personne, ils essaient de tracer dans le ciel la figure éblouie des anges.
De la mer, il aime le ressac, sa manière obstinée de déferler contre la roche ou sur le sable, lorsque toute parole lui demeure interdite, toute conversation à l’oreille des hommes, toute possibilité d’amour. Il aime le ressassement douloureux de la vague, ses mouvements d’épaules, ses vociférations, sa hargne les jours de tempête, ou sa douceur quand elle défaille au retrait de la marée. Il aime qu’elle ne puisse rien faire d’autre que rouler la silice, et polir et creuser lentement la pierre, pour rencontrer encore la pierre, le sable et les galets, jusqu’à la fin des temps.
Elle, tellement plus vaste, plus forte que lui, mais en fin de compte aussi vaine, résignée à reproduire sans faiblesse le même geste, semblable à celui qui l’occupe dans la chambre quand il frotte la plume d’or contre le papier. Tel encore celui du peintre ou du musicien, couvrant la toile et les portées, en espérant la défaillance de l’invisible ou du silence.
Il souffre de la même soif que la mer, de la même faim que le soleil quand il adore la pierre ou la peau d’un enfant : une sorte de désir inconsolable dont les mots qu’il écrit ne cicatrisent pas la brûlure. Il frappe aux portes de la mer, comme d’autres à la porte du ciel, avec des clameurs, des prières et des chants, sans espoir qu’on lui ouvre, sachant bien que seul existe ce en quoi l’on se met à croire.
Aucun rivage, dit-il, n’a son pareil. Ce sont parfois des montagnes entières qui s’éboulent sans bruit dans la mer : un chaos de rochers rouges dégringole vers le bleu et s’éclabousse sous le ciel du sud. Parfois des falaises blanches creusées de grottes inquiétantes et recouvertes d’une mince croûte d’herbe dressent leurs remparts de calcaire et de silice contre le flot qui les ronge. Parfois la terre cède doucement et de bon gré : colline après colline, elle dépose au bord de l’océan ses prés semés de marguerites et de boutons d’or où paissent des troupeaux de moutons que l’on croirait sortis de l’eau. Il y a des villages blancs aux toits plats, étagés à flancs de coteaux, et d’énormes cités grises, enveloppées de brumes sales, piquées de tours et de grues grinçantes, avec des entrepôts et des quais bétonnés qui suintent.
Dans chaque port, au fond de chaque crique de la côte, le paysage a sa manière propre de faire face à la mer et de s’entretenir avec elle. Il n’interroge pas de la même façon ses replis, ses tumultes et ses parfums. Tantôt il lui tourne le dos, tantôt la courtise poliment, ou paraît reculer devant elle partout où elle l’approche…
Elle se moque bien de ses avances, ses belles paroles, ses précautions, ses escalades… Elle seule décide de tout. De la haine comme de l’amour qu’on lui porte. De la forme des toits, de la couleur des façades et des meubles, des odeurs dans le linge, du goût du pain, du lait, et des fruits des vergers. Elle se mêle des histoires d’amour des hommes et des femmes. Elle se préoccupe de leur mort.
Les beaux jours, à marée basse, de très jeunes filles surviennent parfois du fond du port. Elles sont vêtues d’un grand pavois de jupes rayées aux couleurs vives et se déplacent entre les bateaux couchés en tenant à la main leurs chaussures de toile. On les croirait sorties du large, ou de nulle part, tant elles marchent avec précaution sur le sable, comme si elles avançaient pour la première fois sur la terre, venant tout juste de quitter leur habit d’écailles et d’écume. Un instant, il écoute leurs bavardages et leurs rires, mêlés aux cris des goélands et aux bourrasques de la brise. Puis elles s’éloignent et disparaissent en emportant son cœur.
Il s’aventure sur les passerelles de fer qui conduisent aux pontons flottants. Il se promène entre les voiliers qui se balancent et il respire les odeurs mêlées de sel, de gasoil et de soupe.
Il prépare dans la chambre les voyages qu’il n’entreprendra pas. Il étudie de volumineux cours de navigation et il apprend par cœur les codes marins où sont répertoriés les règles de route, le balisage des chenaux, les feux et la pavillonnerie. Il achète des jumelles étanches protégées de caoutchouc, des règles Cras, des compas de route et de relèvement, des baromètres et des pendules. Il s’habille parfois d’un ciré bicolore en nylon enduit aux coutures soudées et porte des chaussures de pont. Il collectionne les manilles lyre, les poulies et les mousquetons. Il écoute matin et soir les bulletins de la météo.
On le rencontre parfois au Musée de la Marine, devant des cartes très anciennes, essayant de tracer sa route sur des mers qui n’existent plus.