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Sur la route – Jack Kerouac

Sur la route – Jack Kerouac

(Extrait)

J’ai rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort. Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer. Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par Hal Chase, qui m’avait montré quelques lettres écrites par lui depuis une maison de correction, dans le Colorado. Ces lettres m’avaient passionné, parce qu’elles demandaient à Hal avec une naïveté attendrissante de tout lui apprendre sur Nietzsche et tous ces trucs intellectuels fabuleux, pour lesquels il était si justement célèbre. À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres, en se demandant si on finirait par faire la connaissance de l’étrange Neal Cassady. Ça remonte loin, à l’époque où Neal n’était pas l’homme qu’il est aujourd’hui, mais un jeune taulard, auréolé de mystère. On a appris qu’il  était sorti de sa maison de correction, qu’il débarquait à New York pour la première fois de sa vie ; le bruit courait aussi qu’il avait épousé une fille de seize ans, nommée Louanne. Un jour que je traînais sur le campus de Columbia, Hal et Ed White me disent que Neal vient d’arriver, et qu’il s’est installé chez un gars nommé Bob Malkin, dans une piaule sans eau chaude, à East Harlem, le Harlem hispano. Il était arrivé la veille au soir, et découvrait New York avec Louanne, sa nana, une chouette fille ; ils étaient descendus du Greyhound dans la 50e Rue, et ils avaient cherché un endroit où manger ; c’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés chez Hector, à la cafétéria que Neal considère depuis comme un haut lieu new-yorkais. Ils s’étaient payé un festin de gâteaux et de choux à la crème. Pendant ce temps, il abreuvait Louanne de discours sur le mode : « Maintenant que nous sommes à New York, chérie, même si je ne t’ai pas dit le fond de ma pensée en traversant le Missouri, et surtout quand nous sommes passés devant la maison de correction de Bonneville, qui m’a rappelé mes démêlés avec la prison, il faut absolument oublier les menus contentieux de nos problèmes- mamoureux pour envisager désormais nos projets de vie professionnelle… » etc., à sa manière, qui était celle de sa prime jeunesse. Je me pointe à la piaule sans eau chaude, avec les copains, et Neal nous ouvre en calcif. Louanne saute du lit, vite fait. Il faut croire qu’il était en train de baiser avec elle : il passait sa vie à ça. L’autre, le propriétaire, Bob Malkin, était là, lui aussi. Mais, apparemment, Neal l’avait expédié à la cuisine, faire du café sans doute, pendant qu’il avançait dans ses problèmes-mamoureux… parce que pour lui le sexe était sacré, la seule chose qui comptait dans la vie, même si par ailleurs il lui fallait la gagner, cette vie, à la sueur de son front, et en pestant. La première fois, il m’a fait penser à Gene Autry jeune : soigné, les hanches étroites, les yeux bleus, un pur accent de l’Oklahoma. D’ailleurs, il venait de travailler dans un ranch, chez Ed Uhl dans le Colorado, avant d’épouser Louanne et de partir pour l’Est. Louanne était une petite mignonne adorable, mais bête comme ses pieds, et capable de faire des coups pendables, elle allait le montrer. Si je rapporte cette rencontre avec Neal c’est à cause de ce qu’il a fait. Ce soir-là, on a tous bu de la bière, moi j’étais bourré, j’ai pas mal bavassé avant de me coucher dans l’autre divan, et le matin, pendant qu’on était tous assis à fumer sans un mot les mégots laissés dans les cendriers sous la lumière grise d’un jour morne, le voilà qui se lève nerveusement, et qui arpente la pièce pour réfléchir à la marche à suivre ; il conclut qu’il faut convaincre Louanne de préparer le petit déjeuner et de balayer l’appart. C’est là que je suis parti. Voilà tout ce que je savais de lui, au début. Mais, au cours de la semaine suivante, il a confié à Hal Chase qu’il fallait absolument qu’il lui apprenne à écrire ; Hal lui a dit que c’était à moi qu’il fallait demander ça, vu que j’étais écrivain. Entre-temps, Neal s’était trouvé un job de gardien de parking, et il s’était disputé avec Louanne dans leur appartement de Hoboken, Dieu sait pourquoi ils étaient allés crécher là-bas ; toujours est-il qu’elle était tellement furieuse, et tellement teigneuse de nature, qu’elle l’a balancé à la police en l’accusant d’un truc bidon, cette hystérique, et qu’il a dû calter en catastrophe de l’appart. Il se retrouvait donc sans logis. Il est venu tout droit à Ozone Park, où j’habitais avec ma mère, et un soir que je travaillais à mon livre, ou à ma peinture, appelle ça comme tu voudras, on frappe à la porte, c’est Neal, qui se répand en salamalecs dans la pénombre du couloir : « Bonjour, je suis Neal Cassady, tu te souviens de moi ? Je t’ai demandé de m’apprendre à écrire… — Et Louanne où est-elle ? » Il me répond qu’elle a dû tapiner pour se faire quelques dollars, à tous les coups, et qu’elle est rentrée à Denver… « cette pute ! ». Alors on est sortis boire des bières, vu qu’on n’aurait pas pu parler comme on voulait devant ma mère, qui lisait son journal dans le séjour. Un d’œil lui avait suffi pour décider que Neal était dingue. Elle était loin de se douter qu’elle aussi traverserait la dinguerie de la nuit américaine avec lui, et plus d’une fois. Au bar, j’ai dit à Neal : « Écoute, mec, je me doute quand même que t’es pas venu me trouver seulement parce que tu veux devenir écrivain, et d’ailleurs, qu’est-ce que j’y connais, moi, sinon qu’il faut s’accrocher avec l’énergie d’un gars qui bouffe du speed. » Et il m’a répondu : « Oui, bien sûr, je sais exactement ce que tu veux dire, et d’ailleurs, j’y ai pensé moi-même à ces problèmes, mais moi ce que je veux, c’est la réalisation de ces facteurs qui, si on s’en tient à la dichotomie de Schopenhauer pour tout ce qui est réalisé au fond de soi… » etc., dans cette veine, des trucs auxquels je ne comprenais rien, et lui non plus ; ce que je veux dire c’est qu’à l’époque, il disait vraiment n’importe quoi, c’était un jeune taulard complètement polarisé par l’envie de devenir un intellectuel, un vrai ; c’est pour ça qu’il se complaisait à tenir ces discours, et à parler sur ce ton, sauf qu’il mélangeait tout ce qu’il avait entendu dire aux « vrais intellectuels », mais attention, il n’était pas naïf comme ça pour tout, et quand il a rencontré Léon Levinsky, il ne lui a fallu que quelques mois pour se mettre complètement au diapason des intellos, les termes, le jargon, le style. N’empêche que je l’aimais pour sa dinguerie ; et ce soir-là, on s’est soûlés tous les deux au Linden Bar, derrière chez moi, et j’ai accepté qu’il s’installe chez nous le temps de trouver du boulot, et on est convenus d’aller dans l’Ouest un de ces quatre. C’était l’hiver 1947. Peu après avoir rencontré Neal, j’ai commencé à écrire, ou à peindre, mon immense Town and City, et j’en avais quatre chapitres lorsque, un soir qu’il dînait chez moi et qu’il avait déjà un job dans un parking de New York, celui de l’hôtel NYorker, sur la 34e, il se penche par-dessus mon épaule, moi je tapais comme une mitrailleuse, et il me dit : « Allez, viens, mec, les nanas vont pas attendre, grouille-toi ! » Moi je réponds : « Une petite minute, je finis ce chapitre et je suis à toi. » C’est ce que j’ai fait, et c’est un des meilleurs chapitres du bouquin. Après ça je me suis habillé, et on a décollé pour New York, où on avait rendez-vous avec des filles. Comme tu sais, d’Ozone Park à New York, ça prend une demi-heure par le métro aérien et le métro tout court, et pendant qu’on roulait au-dessus des toits de Brooklyn, penchés l’un vers l’autre, on parlait, on braillait, en gesticulant un peu, et moi sa folie me contaminait. Au fond, c’était par-dessus tout un fervent de la vie. Et si c’était un truand, il ne truandait que par appétit de vivre, et puis aussi pour se mêler à des gens qui ne l’auraient pas remarqué autrement. Il me truandait, si tu veux, et je le savais. Et il savait que je le savais, c’est la base de notre relation, mais je m’en fichais, et on s’entendait bien. Il commençait à m’apporter autant que je lui apportais, je crois. Quant à mon œuvre, il me disait : « Tout ce que tu fais est grand, fonce ! » Nous voilà donc partis pour New York. Je ne me rappelle plus la situation exacte, toujours est-il qu’il y avait deux filles à la clef. Or pas de filles ; elles étaient censées l’attendre quelque part, et macache. On est allés jusqu’au parking où il avait deux-trois choses à faire — se changer dans la guérite, se faire beau devant le miroir cassé, etc. — et puis on a redécollé. Et c’est ce soir-là qu’il a rencontré Léon Levinsky. Rencontre extraordinaire, Neal et Léon Levinsky, je veux dire Allen Ginsberg, bien sûr. Ces deux esprits affûtés ont accroché au quart de tour. Chacun a croisé le regard perçant de l’autre, le truand mystique et le grand truand mélancolique de la poésie qu’est Allen Ginsberg. À partir de ce moment-là, je n’ai plus beaucoup vu Neal, et je l’ai un peu regretté… C’était le choc frontal de leurs énergies, moi j’étais un moujik à côté. Je ne pouvais pas suivre. C’est de là qu’est parti le tourbillon dingue de toutes ces choses à venir, où seraient mêlés tous mes amis et tout ce qui me restait de famille, dans un grand nuage de poussière au-dessus de la nuit américaine. Ils ont parlé de Burroughs, de Hunkey, de Vicki… Burroughs au Texas, Hunkey en prison à Riker, Vicki accro de Norman Shnall, à l’époque… Et Neal a parlé à Allen de figures de l’Ouest comme Jim Holmes, le bossu, requin des salles de billard, as des cartes, et sainte pédale… Il lui a parlé de Bill Tomson, d’Al Hinkle, ses copains d’enfance, ses copains des rues… Ils ont foncé dans la rue tous les deux, tout ce qui les entourait les bottait, façon première manière, qui est devenue depuis bien plus triste et plus lucide aussi ; mais à l’époque ils dansaient dans la rue comme des ludions, et moi je traînais la patte derrière eux, comme je l’ai toujours fait quand les gens m’intéressent, parce que les seuls qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, ceux qui ne bâillent jamais, qui sont incapables de dire des banalités, mais qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église. Allen était pédé, à l’époque, et il tentait sur lui-même des expériences où il s’investissait jusqu’à la garde, et Neal l’a bien vu, ça, surtout qu’il avait tapiné, quand il était môme, dans la nuit de Denver, et qu’il voulait très fort apprendre à écrire de la poésie comme Allen, alors il a fait ni une ni deux, et il t’a attaqué Allen avec sa grande âme amoureuse, apanage des truands. Moi j’étais dans la pièce, je les entendais dans le noir, ça m’a donné à penser, et je me suis dit : « Hmm, là, il y a une histoire qui démarre, mais moi je reste en dehors. » Si bien que je ne les ai pas vus pendant deux semaines au cours desquelles ils ont cimenté leur amitié, qui a pris des proportions furieuses. Et puis est arrivée la grande période des voyages, le printemps, et dans la bande dispersée, tout le monde se préparait à faire telle ou telle virée. Moi je travaillais d’arrache-pied à mon roman, et quand je suis arrivé à la moitié, après être descendu dans le Sud voir ma sœur en compagnie de ma mère, j’ai fait mes préparatifs pour partir vers l’Ouest, pour la première fois de ma vie. Neal avait déjà quitté la ville. Allen et moi, on l’avait accompagné à la gare routière des Greyhound, sur la 34e. Au premier étage, il y a un coin où on peut se faire photographier pour vingt-cinq cents. Allen a retiré ses lunettes ; il avait une mine sinistre. Neal s’est mis de profil avec un regard timide. Moi j’ai pris une pose toute simple, et comme disait Lucien, j’avais l’air d’un Rital de trente ans prêt à fumer le premier qui parlerait mal de sa mère. Cette photo-là, Allen et Neal l’ont coupée en deux, bien proprement, avec une lame de rasoir, et chacun en a mis la moitié dans son portefeuille.

J’ai vu les deux moitiés plus tard. Neal avait mis un vrai costume de businessman de l’Ouest pour son grand retour à Denver. Sa première escapade new-yorkaise était bel et bien finie. Escapade c’est vite dit, il avait travaillé comme une brute dans les parkings, parce qu’il n’y a pas plus génial comme employé de parking ; il te gare une bagnole en marche arrière à soixante à l’heure, en pilant au ras d’un mur de briques, il descend d’un bond, se glisse comme une anguille entre deux pare-chocs serrés, saute dans une autre caisse, fait demi-tour à soixante-dix dans un mouchoir de poche, rétrograde, se glisse en marche arrière dans un créneau étroit, cinq centimètres de chaque côté, pour piler d’un bond en serrant le frein à main ; après quoi le voilà qui court jusqu’à la guérite en battant des records du monde, donne son ticket au client, saute dans la bagnole qui arrive en plongeant quasiment sous l’estomac du conducteur avant même qu’il mette pied à terre, démarre portière battante, et s’arrache jusqu’à la première Place disponible : voilà comment il trimait sans pause, huit heures par nuit, au coup de feu de la sortie des cinémas, dans son pantalon graisseux de poivrot, sa peau de mouton effrangée et ses chaussures éculées. Là, il venait de s’acheter un costard tout neuf, pour rentrer chez lui, bleu à rayures, gilet et tout et tout, montre gousset avec chaîne, plus une machine portative, pour commencer à écrire dans une pension de Denver, dès qu’il trouverait un boulot sur place. On s’est offert un dîner d’adieux dans un Riker de la 7e Avenue, francforts fayots, et puis Neal est monté dans un car marqué « Chicago » et il s’est arraché dans la nuit. Je me suis promis de prendre la même direction quand le printemps fleurirait pour de bon et m’ouvrirait le continent. C’est ainsi que notre cow-boy est parti. Et c’est vraiment comme ça que toute mon expérience de la route a commencé, et la suite est bien trop fantastique pour ne pas la raconter. Je n’ai tenu sur Neal que des propos liminaires, parce que c’est tout ce que je savais de lui, à l’époque. Sa relation avec Allen, je suis resté à l’écart, et par la suite Neal s’en est lassé, de la pédérastie surtout, et il est revenu à ses amours naturelles, mais peu importe. En juillet 1947, j’avais fini une bonne moitié de mon roman et économisé dans les cinquante dollars de mes primes d’ancien combattant. Mon ami Henri Cru m’avait écrit de San Francisco, il me disait de venir le rejoindre, pour embarquer sur un paquebot qui faisait le tour du monde. Il jurait qu’il pourrait me faire entrer dans la salle des machines. J’ai répondu que je me contenterais d’un vieux cargo, du moment que je puisse faire quelques longues virées dans le Pacifique, et revenir avec assez d’argent pour vivre chez ma mère le temps de finir mon bouquin. Il m’a dit qu’il avait une baraque à Marin City, où j’aurais tout le temps d’écrire vu les tracasseries pour trouver un bateau. Il vivait avec une fille nommée Diane, elle faisait génialement la cuisine, il y aurait de l’ambiance. Henri était un vieil ami de prep school ; un Français qui avait grandi à Paris et dans le reste de la France, un fou furieux, un vrai dingue, dingue au-delà de ce que j’imaginais. Il m’attendait donc dans une dizaine de jours, et j’ai écrit pour confirmer, en toute méconnaissance des péripéties qui allaient me retenir sur la route. Ma mère voyait d’un bon œil ce voyage dans l’Ouest ; j’avais tellement travaillé tout l’hiver, j’étais si souvent resté entre mes quatre murs, elle pensait que ça me ferait du bien. Elle n’a même pas poussé des hauts cris quand je lui ai dit qu’il me faudrait faire un peu de stop, ce qui l’inquiétait d’habitude, tellement elle était convaincue que le voyage me serait bénéfique. Tout ce qu’elle voulait, c’était que je rentre entier. Et voilà comment, un beau matin, j’ai posé mon demi-manuscrit sur mon bureau, replié mes draps douillets pour la dernière fois, mis quelques effets indispensables dans mon sac en toile, laissé un mot à ma mère, qui était au travail, voilà comment je suis parti pour l’océan Pacifique, comme un vrai Ismaël, avec mes cinquante dollars en poche. Galère immédiate ! Quand j’y repense, c’est incroyable ce que je pouvais être crétin ! Depuis des mois, à Ozone Park, j’épluchais les cartes des États-Unis, je lisais même des livres sur les pionniers, je savourais des noms comme Platte, Cimarron, etc. Sur la carte routière, il y avait une longue ligne rouge qui s’appelait la Route Six ; elle menait depuis la pointe de Cape Cod jusqu’à Ely, dans le Nevada, et de là plongeait direct sur L.A. « J’ai plus qu’à rester sur la Six jusqu’à Ely », je me suis dit, et me voilà parti, plein d’assurance. Pour trouver la Six, il me fallait monter jusqu’à Bear Montain, la montagne de l’Ours, dans l’État de New York. Des rêves plein la tête sur ce que j’allais faire à Chicago, à Denver et enfin à San Francisco, j’ai pris le métro dans la 7e Avenue, jusqu’au bout de la ligne, c’est-à-dire jusqu’à la 242e Rue, près de la prep school Horace Mann, où j’avais connu Henri Cru, celui-là même que je partais voir ; de là j’ai pris un trolley pour Yonkers, et une fois au centre un bus extérieur, qui m’a conduit aux limites de la ville, sur la rive gauche de l’Hudson. Si on laisse tomber une rose à la mystérieuse embouchure de l’Hudson, près de Saratoga, imagine tous les endroits qu’elle va traverser avant d’arriver à la mer pour toujours… imagine cette extraordinaire vallée de l’Hudson. J’ai commencé à y faire du stop. Il m’a fallu cinq voitures bien espacées pour arriver à ce pont tant désiré, sur Bear Mountain, où la Route Six, en provenance de Nouvelle-Angleterre, faisait le gros dos. J’en avais pourtant eu des visions, mais je n’aurais jamais cru que ça ressemblait à ça. Pour commencer, il pleuvait des cordes quand on m’a déposé. C’était la montagne. La Six surgissait d’étendues sauvages, elle faisait le tour d’un rond-point au débouché du pont, et retournait se perdre dans la nature. Non seulement il ne passait pas une bagnole, mais il pleuvait à seaux, et rien pour s’abriter. J’ai dû courir me cacher sous un bouquet de pins ; ça n’a servi à rien. Je me suis mis à pleurer, à jurer et à me frapper le front devant ma propre niaiserie. J’étais à un peu plus de cinquante kilomètres de New York. Sur le chemin, je m’étais inquiété de voir qu’en ce grand jour inaugural j’allais vers le nord au lieu de me diriger vers cet Ouest tant désiré, tant attendu. Et voilà que je me retrouvais coincé au point le plus septentrional. J’ai couru trois-quatre cents mètres pour parvenir à une station-service désaffectée, style anglais, coquette, et je me suis mis sous l’auvent qui dégoulinait. Au-dessus de ma tête, tout là-haut, la grande Bear Mountain velue m’envoyait des coups de tonnerre qui me rappelaient à la crainte de Dieu. Je ne voyais qu’un brouillard d’arbres, et cette nature sinistre, jusqu’au ciel. « Mais qu’est-ce que je fous ici ! » je me maudissais, je pleurais d’envie d’être à Chicago. « Dire qu’en ce moment même, ils s’amusent tous, ils font des trucs, et moi j’y suis pas, quand est-ce que j’y serai », etc. Enfin, une voiture s’est arrêtée à la station-service déserte, un homme et deux femmes, ils voulaient consulter leur carte. Je me suis approché, en gesticulant sous la pluie ; ils se sont concertés : j’avais l’air d’un dingue, faut dire, avec mes cheveux mouillés, mes chaussures détrempées… pauvre imbécile, j’avais pris mes huaraches mexicaines (plus tard, dans le Wyoming, un gars m’a dit : mec, ces pompes, si tu les plantes, sûr qu’il te pousse quèque chose), des passoires végétales pas faites pour les soirs de pluie, en Amérique, pas faites pour la route en général, avec ses nuits brutales. Mais ils m’ont pris quand même, ils m’ont raccompagné jusqu’à Newburgh, c’était toujours mieux que d’être coincé dans la nature toute la nuit, à Bear Mountain. « En plus, m’a dit le type, il passe personne, sur la Six… si vous voulez aller à Chicago, il vaudrait mieux prendre le tunnel Holland, à New York, et passer par Pittsburgh. » J’ai bien compris qu’il avait raison. C’était mon rêve qui déconnait au départ, cette connerie du gars au coin du feu, qui se raconte comme ce serait chouette de suivre une des grandes routes marquées en rouge pour traverser l’Amérique au lieu d’emprunter divers chemins et itinéraires. Voilà donc ma tragique Route Six — on en reparlera, d’ailleurs. À Newburgh, la pluie avait cessé ; je suis descendu jusqu’au fleuve, et par-dessus le marché il m’a fallu rentrer à New York en car avec une délégation de maîtresses d’école qui revenaient d’un week-end dans les montagnes, et patati, et patata, de vraies pipelettes, et moi qui râle tout ce que je sais pour avoir perdu mon temps et mon argent ; je me dis : « Je voulais aller dans l’Ouest, et voilà que je passe un jour et une nuit à monter et descendre du nord au sud, comme un moteur qui patine. » Je me suis juré d’être à Chicago le lendemain, et de prendre un bus s’il le fallait, quitte à y dépenser les trois quarts de mon fric, rien à foutre, du moment que j’y serais le lendemain. Le car partait à deux heures du matin de la gare routière sur la 34e — seize heures avant j’étais passé devant en partant vers la Six. C’est ainsi que j’ai tout bêtement posé mon cul sur un siège, pas fier de moi, et que je me suis fait véhiculer vers l’Ouest. Au moins, cette fois, j’étais enfin dans la bonne direction. Je ne te décris pas le voyage jusqu’à Chicago : classique, bébés qui pleurent, gens du cru qui montent à tous les patelins de Pennsylvanie, et tout et tout, jusqu’à ce qu’on arrive dans la plaine de l’Ohio, et là, on a roulé pour de bon, Passé Ashtabula, et traversé l’Indiana dans la nuit direction Chicago. Je suis arrivé en ville de très bonne heure, j’ai trouvé une chambre au YMCA, et je suis allé me coucher avec très peu de dollars en poche, conséquence de ma niaiserie. Mais après avoir dormi toute la journée, Chicago m’a botté. Le vent qui soufflait du lac Michigan, les fayots, le bop au Loop, les longues promenades du côté de Halsted Street Sud et de Clark Street Nord, sans compter une longue balade après minuit dans le maquis des ruelles, où j’ai été suivi par une voiture de police en maraude, qui m’avait pris pour un individu louche. À cette époque, en 1947, le be-bop faisait fureur dans toute l’Amérique, mais il n’avait pas évolué comme maintenant. Les gars du Loop soufflaient, mais d’un air fatigué, parce que le bop était dans sa phase intermédiaire entre la période ornithologique de Charlie Parker et la suivante, qui ne commencerait qu’avec Miles Davis. Et moi, assis là à écouter ce son qui est devenu le son de la nuit pour nous tous, je pensais à tous mes copains, d’un bout du pays à l’autre, et je me disais qu’ils étaient tous dans la même cour immense, dans un trip tellement frénétique, tellement viscéral. Et pour la première fois de ma vie, l’après-midi suivant, je suis parti dans l’Ouest. Il faisait beau et chaud, une journée idéale pour le stop. Voulant éviter les embouteillages inextricables de Chicago, j’ai pris un car jusqu’à Joliet, Illinois, je suis passé devant le pénitencier, et je me suis stationné à la sortie immédiate de la ville, où m’avait mené une balade sous les frondaisons des rues délabrées. En somme, j’étais allé de New York à Joliet en car, moyennant quoi il me restait vingt dollars en poche. Le premier véhicule qui m’a pris, c’était un camion de dynamite avec son fanion rouge, et au bout de cinquante kilomètres à travers l’Illinois le chauffeur me fait voir l’endroit où la Six, sur laquelle on roulait, croise la 66, et où elles foncent toutes deux vers l’Ouest jusqu’à perpète. Sur le coup de trois heures de l’après-midi, j’avais pris une tarte aux pommes et une glace dans une buvette, au bord de la route, quand une femme s’est arrêtée pour me monter dans son petit coupé. J’ai couru après la voiture, tout émoustillé, en voie de bandaison. Mais c’était plus une jeunesse, d’ailleurs elle avait des fils de mon âge. Elle roulait vers l’Iowa et cherchait quelqu’un qui la relaie au volant. Moi, ça m’allait. L’Iowa, c’est tout près de Denver, et une fois à Denver, je pourrais souffler. Les premières heures, c’est elle qui a conduit. Elle a tenu absolument à ce qu’on s’arrête visiter une vieille église, quelque part, en touristes. Ensuite, j’ai pris les commandes, et sans être un as du volant, j’ai traversé le reste de l’Illinois, jusqu’à Davenport dans l’Iowa, via Rock Island. Et c’est là que, pour la première fois de ma vie, j’ai vu mon Mississippi bien-aimé — desséché dans la brume de chaleur, en basses eaux, avec sa vaste odeur putride, celle du corps nu et cru de l’Amérique, à force de le baigner. Rock Island, des voies ferrées, des baraques, un centre de rien du tout, et puis, une fois passé le pont, Davenport, même genre de ville, qui sent la sciure sous le chaud soleil du Midwest. C’est là que la dame bifurquait pour rentrer chez elle, dans l’Iowa ; je suis descendu. Le soleil déclinait. Quelques bières fraîches, et puis j’ai gagné les abords de la ville — une sacrée tirée, quand on est à pied. Les hommes rentraient chez eux, après leur journée ; ils portaient des casquettes de cheminots, des casquettes de base-ball, toutes sortes de casquettes, comme à la sortie du travail, dans toutes les villes, partout. L’un d’entre eux m’a fait passer la colline, et déposé à un carrefour isolé, à l’orée de la prairie. C’était beau, cet endroit. De l’autre côté de la route, il y avait un motel, le premier des nombreux motels que j’allais voir dans l’Ouest. On ne voyait que des voitures de fermiers qui me regardaient de travers et passaient sans s’arrêter dans un bruit de ferraille, les vaches rentraient au bercail. Pas un camion, quelques voitures qui filaient. Une jeune tête brûlée est passée comme une flèche, foulard au vent. Le soleil est tombé à l’horizon, et je me suis retrouvé dans l’obscurité violette. Là j’ai eu peur. Iowa, rase campagne, pas une lumière ; encore une minute, et je serais complètement invisible. Par chance, un homme qui rentrait à Davenport m’a ramené au centre-ville. Retour à la case départ. Je suis allé à la gare routière, pour méditer la situation, et j’ai repris une tarte aux pommes et une glace, c’est d’ailleurs à peu près tout ce que j’ai mangé pendant ma traversée du continent : je savais que c’était nourrissant, et en plus, c’était fameux.

J’ai décidé de tenter ma chance. J’ai pris un bus depuis le centre-ville, après avoir passé une demi-heure à mater la serveuse de la cafétéria, et je suis retourné aux marges de la ville, mais, cette fois, près des stations-service. C’était là que les gros camions passaient dans un bruit de tonnerre, braoum, et au bout de deux minutes il y en a un qui s’est arrêté dans un grincement. J’ai couru après, l’âme en fête. Et quel chauffeur ! Un grand costaud, un dur à cuire, des yeux à fleur de tête, une voix rauque et râpeuse, vas-y que je te claque les portières, que je shoote dans l’embrayage, il fait décoller son bahut presque sans s’apercevoir de ma présence, moment de répit pour mon âme lasse… parce que l’une des tracasseries majeures, en stop, c’est qu’il faut faire la conversation à des tas de gens, leur montrer qu’ils se sont pas trompés en te prenant à leur bord, il faut quasiment les amuser, parfois, et tout ça, c’est lourd, quand on va loin, et qu’on n’a pas l’intention de coucher à l’hôtel. Ce gars-là braillait pour couvrir le bruit du moteur, il me restait plus qu’à brailler de même pour lui répondre, c’était relax pour nous. Il a mis le cap sur Rapid City, Iowa, pied au plancher, il m’a fait tordre en me racontant comment il tournait la loi dans toutes les villes qui avaient des limitations de vitesse iniques. « Ces vaches de flics risquent pas de me rattraper vu comment je file. » Il était fabuleux, et il m’a rendu un service fabuleux. Au moment où on déboulait dans Rapid City, il a vu un autre camion arriver derrière nous, alors comme il devait bifurquer, il lui a fait un appel de feux arrière, et il a ralenti pour que je puisse sauter en marche, ce que j’ai fait, avec mon sac, et l’autre camion, qui avait compris la manœuvre, s’est arrêté pour moi, si bien que de nouveau, en un clin d’œil, je me retrouvais grimpé dans ce maxitaxi, prêt à rouler des centaines de bornes dans la nuit, ah la joie ! Et le nouveau chauffeur était aussi dingue que le premier, il braillait tout autant, il me suffisait de me carrer dans mon siège, de me détendre, et roulez jeunesse ! À présent, je voyais Denver se profiler devant moi comme une Terre Promise, tout là-bas, sous les étoiles, passé les prairies de l’Iowa et les plaines du Nebraska, et je devinais la vision plus grandiose encore de San Francisco, joyau dans la nuit. Il a mis toute la gomme, et il m’a raconté des histoires deux heures durant. Et puis à Stuart, petite ville de l’Iowa, où Neal et moi on s’est fait contrôler plus tard parce que les flics croyaient que notre Cadillac était volée, il a dormi quelques heures sur son siège. Moi j’ai fait de même, après quoi je me suis promené le long du mur de pierres solitaire, éclairé par une unique lampe, la prairie rêvant au bout de chaque petite rue, et l’odeur du maïs, rosée de la nuit. Le chauffeur s’est réveillé en sursaut au point du jour, et nous voilà repartis dans un bruit de tonnerre. Une heure plus tard, les fumerolles de Des Moines apparaissaient au-dessus des maïs encore verts. À présent, c’était l’heure de son casse-croûte, et il voulait pas bâcler l’affaire, si bien que je suis entré dans Des Moines, six kilomètres plus loin, à bord de la voiture de deux jeunes étudiants à l’université de l’Iowa. Ça me faisait bizarre d’être assis à l’arrière de leur voiture toute neuve, très confortable, et de les entendre parler de leurs examens, tout en filant sans heurts sur la route de la ville. À présent, il fallait que je dorme une journée entière, après quoi je me remettrais en route jusqu’à Denver. Je suis donc allé au YMCA, mais il n’y avait plus de chambres, alors mon instinct m’a conduit le long des voies ferrées, pas ce qui manque à Des Moines, et je me suis retrouvé dans une vieille auberge sinistre, près de la rotonde de la locomotive, un vieil hôtel, où j’ai passé une longue journée fabuleuse à dormir sur le matelas dur d’un grand lit tout propre et tout blanc, avec des saloperies graffitées à mon chevet, et des stores jaunes décrépits tirés sur le théâtre enfumé des voies de chemin de fer. Je me suis réveillé à l’heure où le soleil rougissait, et ça a été la seule fois précise de ma vie, le seul moment tellement bizarre, où je n’ai plus su qui j’étais… Loin de chez moi, hanté, fatigué du voyage, dans une chambre d’hôtel à bon marché que je n’avais jamais vue, j’entendais les trains cracher leur fumée, dehors, et les boiseries de l’hôtel craquer, les pas, à l’étage au-dessus, tout ces bruits mélancoliques, je regardais les hauts plafonds fissurés, et pendant quelques secondes de flottement je n’ai plus su qui j’étais. Je n’avais pas peur, j’étais simplement quelqu’un d’autre, étranger à moi-même ; toute ma vie était hantée, une vie de fantôme… J’avais traversé la moitié de l’Amérique, je me trouvais sur le fil, entre l’est de ma jeunesse et l’ouest de mon avenir, c’est peut-être pour ça que ça s’est passé là et pas ailleurs, en cet étrange après-midi rouge. Mais il fallait que je me remette en route, au lieu de pleurer sur mon sort, alors j’ai pris mon sac, j’ai dit au revoir au vieil aubergiste assis à côté de son crachoir, et je suis allé casser la croûte. J’ai mangé de la tarte aux pommes et de la glace ; la qualité s’améliorait à mesure que je m’enfonçais dans l’Iowa, la tarte était plus grosse, la glace plus crémeuse. Cet après-midi-là, à Des Moines, partout où je regardais, j’ai vu des hordes de jeunes beautés, qui rentraient du lycée ; mais j’avais autre chose à penser, et je me promettais de me rattraper à Denver. Allen Ginsberg y était déjà ; Neal y était ; Hal Chase et Ed White y étaient, ils étaient là chez eux ; Louanne y était ; on m’avait dit que ça faisait une sacrée bande, avec Bob Burford et sa sœur Beverly, une belle blonde, et les sœurs Gullion, deux infirmières que connaissait Neal ; même Allen Temko, mon vieux pote de fac écrivain, était sur place. J’avais hâte de les retrouver tous, je m’en faisais une joie. J’ai donc dépassé en quatrième vitesse les jolies filles, or les plus belles filles du monde habitent Des Moines, dans l’Iowa. Un dingue au volant d’une caisse à outils montée sur roues, un plein camion d’outils qu’il conduisait debout, laitier moderne, m’a déposé de l’autre côté de la longue colline. Là, j’ai aussitôt trouvé une voiture, un fermier et son fils, qui allaient à Adel, dans l’Iowa. À Adel, sous un grand orme, près de la station-service, j’ai fait la connaissance d’un autre auto-stoppeur qui allait effectuer avec moi une grande partie du reste du trajet. Coïncidence, il venait comme moi de New York, c’était un Irlandais, qui avait passé le plus clair de sa vie active à conduire le camion des postes, et partait alors pour Denver, retrouver une fille et changer de vie. Il m’avait tout l’air en cavale, en délicatesse avec la loi, sans doute. C’était un vrai poivrot de trente ans, nez rouge, il m’aurait barbé, en temps ordinaire, mais là, tout mon être aspirait à faire ami avec mes semblables. Il portait un pull en triste état, un pantalon informe, pas le moindre sac de voyage — une brosse à dents et des mouchoirs, c’est tout. Il a proposé qu’on fasse du stop à deux ; j’aurais dû dire non, parce qu’il avait vraiment une allure patibulaire, vu de la route. Mais on est restés ensemble, et on s’est fait prendre par un taiseux qui nous a conduits jusqu’à Stuart, dans l’Iowa, ville où le sort a voulu que je reste carrément en rade. On s’est plantés devant le guichet des billets à la gare de Stuart, pour attendre les voitures qui rouleraient vers l’Ouest, jusqu’au coucher du soleil, cinq heures d’horloge. Au début, pour tuer le temps, on s’est un peu raconté nos vies, et puis il a raconté des histoires grivoises, et on s’est retrouvés à lancer des petits cailloux et à émettre toutes sortes de bruits bizarres. On se faisait suer. J’ai décidé d’investir un dollar dans une bière, et on est allés dans un saloon cambrousard turbulent, à Stewart, s’envoyer quelques verres. Il s’est soûlé exactement comme chez lui, sur la Neuvième Avenue, la nuit, et il s’est mis à me brailler joyeusement à l’oreille tous les rêves sordides de sa vie. Il me plaisait bien, dans un sens. Non pas que c’était un chic type, comme on le verra, mais il ne manquait pas d’enthousiasme. On est retournés sur la route en pleine nuit, et bien entendu il ne s’est arrêté personne, vu qu’il ne passait pas grand monde, de toute façon. Comme ça jusqu’à trois heures du matin. On a bien essayé de dormir sur le banc, devant le guichet, mais le télégraphe cliquetait sans arrêt, pas moyen de fermer l’œil, avec les grands trains de marchandises qui passaient dehors. On savait pas sauter dans un hiball, on l’avait jamais fait, on savait pas s’ils allaient vers l’est ou vers l’ouest, ni à quoi ça se voyait, ni quels wagons choisir, et tout et tout. Alors quand le car d’Omaha est passé, juste avant l’aube, on a grimpé dedans, et rejoint les passagers endormis — ce qui fait qu’entre son billet et le mien, j’ai dépensé le plus clair de mes derniers dollars. Il s’appelait Eddie, il me faisait penser à mon cousin par alliance, à Brooklyn. C’est pour ça que je suis resté avec lui. J’avais l’impression d’être avec un vieil ami… un brave benêt sympa, avec qui faire l’imbécile. À l’aube, on est arrivés à Council Bluffs ; j’ai regardé par la vitre ; tout l’hiver, j’avais lu que dans le temps des grands rassemblements de chariots y tenaient conseil avant de prendre les pistes de l’Oregon et de Santa Fe. Aujourd’hui, bien sûr, ce n’était plus que des pavillons de banlieue mignards, tous du même style cucul, bien alignés dans l’aube grise et morne. Puis Omaha est arrivé, avec, Bon Dieu, le premier cow-boy que je voyais de ma vie, il marchait le long des murs sinistres des hangars à viande, un grand chapeau sur la tête et des texanes aux pieds, mis à part les sapes, il ressemblait trait pour trait à un beat de l’Est, comme on peut en voir le long des façades de briques, à l’aube. On est descendus du car, et on a mis le cap sur le haut de la colline, cette longue colline formée par le puissant Missouri au cours des millénaires, et au flanc de laquelle Omaha est construite, on est arrivés en rase campagne, et on a levé le pouce. On s’est fait avancer de quelques bornes jusqu’au carrefour suivant par un riche propriétaire de ranch, avec un immense chapeau, qui disait que la vallée du Nebraska, dit aussi Platte, était aussi large que la vallée du Nil. Pendant qu’il disait ça, je voyais les grands arbres, au loin, qui épousaient les méandres du fleuve, et les grands champs verdoyants, et j’étais tenté de le croire. Puis, une fois là-bas, le temps s’est couvert, et c’est là qu’un autre cow-boy, un grand type d’un mètre quatre-vingts, avec un chapeau plus modeste, nous a hélés. Il se demandait si on savait conduire, Eddie savait, bien sûr, et en plus il avait son permis, contrairement à moi. Le cow-boy rentrait dans le Montana avec deux voitures. Sa femme dormait au motel de Grand Island, et il voulait qu’on lui amène la voiture là-bas, après quoi elle prendrait le relais, il bifurquerait vers le nord, et nos routes se sépareraient. Mais ça nous avançait tout de même de cent cinquante bornes dans le Nebraska, alors on s’est pas fait prier. Eddie a pris le volant de l’autre voiture, et moi je suis monté avec le cow-boy, qui le suivait ; on n’a pas plus tôt quitté la ville qu’Eddie écrase l’accélérateur ; il fait du cent trente ou cent quarante, par pure exubérance. « Bon Dieu, qu’est-ce qui lui arrive au gamin ? » s’écrie le cow-boy, et le voilà qui le prend en chasse. Ça commençait à ressembler à une course poursuite. Il m’a même traversé l’esprit qu’Eddie essayait de se tirer avec la voiture, et d’ailleurs il en avait sans doute l’intention. Mais le Vieux Cow-Boy te lui colle au train, il le rattrape et il se met à le klaxonner. Eddie ralentit. Le cow-boy reklaxonne pour qu’il s’arrête. « Vingt dieux, mon gars, tu vas éclater un pneu, à cette vitesse ! Tu peux pas rouler un peu plus lentement ? — Ah bon, je faisais du cent trente ? Oh la la, qu’est-ce qui m’a pris, j’ai pas fait gaffe, la route est tellement lisse ! — Eh ben, lève un peu le pied, comme ça on arrivera tous entiers à Grand Island. — Sûr. » Et nous voilà repartis. Eddie s’était calmé, il devait même avoir sommeil. C’est comme ça qu’on a fait 150 bornes dans le Nebraska, en suivant les méandres du Platte parmi les champs verdoyants. « Pendant la Crise, m’a dit le cow-boy, je brûlais le dur au moins une fois par mois. De ce temps-là, tu voyais des centaines de gars sur les bennes et dans les voitures fermées ; pas seulement des clochards, toutes sortes de types qui avaient perdu leur emploi et qui devaient aller quelque part, ou même qui roulaient sans but. C’était pareil dans tout l’Ouest. Les serre-freins te foutaient la paix, de ce temps-là. Aujourd’hui, je sais pas. Moi, le Nebraska, j’en ai rien à foutre. Au milieu des années trente, c’était rien qu’un gros nuage de poussière à perte de vue, t’arrivais pas à respirer. Même le sol était noir. J’y étais, à l’époque. Si ça tient qu’à moi, le Nebraska, ils peuvent bien le rendre aux Indiens. Je peux pas le blairer, cet État-là. J’habite dans le Montana, à présent, à Missoula. Si tu y montes, un jour, tu verras ce que c’est que le pays du Bon Dieu. » Un peu plus tard dans l’après-midi, je me suis endormi, et j’ai récupéré, quand il en a eu marre de parler — c’était intéressant, de l’entendre parler. On s’est arrêtés sur le bord de la route pour se reposer et manger un morceau. Le cow-boy est parti faire mettre une rustine à son pneu de secours, et Eddie et moi on est allés s’attabler dans une cantine de bord de route, cuisine familiale. J’ai entendu un grand rire, un rire tonitruant, et voilà que s’amène un vieux fermier du Nebraska, le vrai vacher, avec une bande d’autres gars. Ce jour-là, sa voix rauque faisait trembler les plaines, elle déchirait toute la grisaille du monde. Tous les autres riaient avec lui. Il n’avait pas le moindre souci dans l’existence, ce qui ne l’empêchait pas de respecter son monde. Je me suis dit : « Woua ! Écoute-moi ce gars rire !

Ça c’est l’Ouest, je suis dans l’Ouest. » Il est rentré dans le bistrot en braillant le nom de Maw d’une voix de stentor, elle faisait la meilleure tarte aux cerises de tout l’Ouest, et j’en ai mangé, avec une montagne de glace par-dessus. « Maw, fricote-moi quèque chose, avant que je me bouffe les deux mains, ça serait pas bien malin ! » Il s’est jeté sur un tabouret. « Et puis t’y mets des fayots, hyaw, hyaw, hyaw. » J’avais le génie de l’Ouest incarné, assis à côté de moi. J’aurais bien voulu connaître les détails de sa vie de rudesse, et ce qu’il avait fait toutes ces années, à part rire et brailler comme ça. « Mazette ! » je me suis dit, et là-dessus notre cow-boy est revenu, et on est repartis tous trois pour Grand Island. On y est arrivés en un temps record. Il est allé tirer sa femme du sommeil, et ils sont partis vers leur destin pour les années à venir ; et Eddie et moi on a repris la route. Deux jeunes gars se sont arrêtés, des cow-boys, des ados, des gars de la campagne, dans leur bagnole bricolée ; et puis ils nous ont déposés quelque part, sous le crachin. Ensuite un vieux qui n’ouvrait pas la bouche — Dieu sait pourquoi il nous avait pris — nous a emmenés jusqu’à Preston, Nebraska. Eddie s’est planté au milieu de la route, tristement, devant une bande d’Indiens trapus, qui n’avaient rien à faire et nulle part où aller. De l’autre côté de la route passait la voie de chemin de fer, derrière un château d’eau marqué Preston. Eddie n’en revenait pas. « Bon Dieu de moi ! Je suis déjà venu dans ce patelin, il y a des années, pendant cette vacherie de guerre, en pleine nuit, tout le monde dormait. Je suis sorti sur la plate-forme pour fumer, et là, au milieu de nulle part, il fait noir comme poivre, je vois écrit Preston sur le château d’eau. On allait vers le Pacifique, ils ronflaient tous, les pauvres cons, on est restés que quelques minutes, le temps de réactiver la chaudière ou je sais pas quoi, et puis on est repartis. Merde alors, Preston ! J’ai toujours détesté ce bled depuis. » Voilà qu’on était bloqués à Preston. Comme à Davenport, dans l’Iowa, il ne passait que des bétaillères ; ou pire encore, une fois de temps en temps, une voiture de tourisme, avec un vieux au volant, et sa femme qui lui montrait le paysage ou qui lui lisait la carte ; bien carrés dans leur siège, ils étaient dans toute l’Amérique comme dans leur salon, à tout regarder de leur œil soupçonneux. Il s’est mis à bruiner plus fort. Eddie avait froid ; faut dire qu’il était Peu couvert. J’ai déniché au fond de mon sac une chemise en laine à carreaux, et il l’a mise. Ça allait déjà mieux. Moi j’avais un rhume. Je suis allé m’acheter des gouttes dans une vague échoppe indienne toute branlante, et puis je suis entré dans une poste minuscule, pour envoyer une carte à ma mère. On est retournés sur la route grise. Nous revoilà devant l’inscription Preston, sur le château d’eau. Le train de Rock Island est passé comme un boulet de canon. On a aperçu le visage des passagers du Pullman, tout flous. Le train hurlait en traversant les plaines, il roulait vers nos désirs. La pluie redoublait. Mais j’étais sûr que j’y arriverais. Un grand gars dégingandé en chapeau de cow-boy s’est arrêté de l’autre côté de la route, et il a traversé pour nous rejoindre. On aurait dit un shérif ; nous on a préparé notre baratin, l’air de rien. Il a pris tout son temps pour arriver : « Vous allez quelque part, les jeunes, ou bien vous vous baladez ? » On ne comprenait pas sa question, qui était d’ailleurs une excellente question. « Pourquoi ? » on a dit. « Ben, moi, je suis propriétaire d’une petite fête foraine, qui est installée à quelques bornes d’ici, et je cherche des petits gars qu’aient envie de se faire quèque dollars. J’ai un stand de loterie, et puis un stand de lancer d’anneaux, vous savez, on lance l’anneau autour de la poupée, on tente sa chance. Si vous voulez travailler pour moi, je vous donne 30 % des gains. — Nourris logés ? — Je peux vous donner un lit, mais pour manger, non, faudra aller en ville. On bouge pas mal. » On a réfléchi. « C’est une bonne occasion », il a dit. Après quoi, il a attendu patiemment qu’on se décide. On se sentait tout bêtes, on savait pas quoi répondre, moi le premier, qui ne voulais pas me laisser bloquer par une fête foraine alors que j’étais tellement pressé de retrouver la bande à Denver. J’ai dit : « Je sais pas, moi je suis à la bourre, je crois pas que j’aie le temps. » Eddie a dit pareil. Le vieux nous a fait au revoir de la main, il est retourné sans se presser à sa voiture et il a démarré. Et voilà tout. On en a ri un petit moment, en spéculant sur ce que ça aurait été. Moi je me figurais les nuits sombres et poussiéreuses sur les plaines, le visage des familles du Nebraska qui passeraient, des Okies pour la plupart, avec leurs enfants aux joues roses, bouche bée devant le spectacle ; je savais que je me serais fait l’effet d’être le diable en personne si je les avais truandés avec ces tours de magie à deux sous qu’on vous fait faire. Et la grande roue, tournant dans l’obscurité des basses terres et, Dieu tout-puissant, la musique mélancolique du manège, et moi qui rongerais mon frein, et qui dormirais dans une roulotte dorée, sur des sacs de jute. Eddie a montré qu’il était un compagnon de route assez distrait. Un drôle d’engin est arrivé, avec un vieux volant ; c’était une tire en aluminium, une boîte cubique, un genre de caravane, à coup sûr, mais une caravane cousue main, un spécimen local, complètement dingue. Le vieux roulait très lentement et il s’est arrêté, nous on a couru. Il n’avait pas la place de nous prendre tous deux. Alors sans un mot sur un simple regard de moi, Eddie grimpe et disparaît lentement dans un bruit de ferraille, ma chemise en laine à carreaux sur le dos, la chemise avec laquelle j’avais écrit la première moitié de mon roman. Et voilà, pas de pot, je peux lui dire adieu, mais c’est vrai qu’elle n’avait qu’une valeur sentimentale, et en plus, je m’en doutais pas, mais j’allais la récupérer en aval de la route. Me voilà donc en train d’attendre dans Preston, notre bête noire de ville, longtemps, longtemps plusieurs heures. On n’était qu’en début d’après-midi, et je n’arrêtais pas de me dire que la nuit tombait, tellement il sait sombre. Denver, Denver, pour y arriver comment faire ? J’étais sur le point de renoncer et je me proposais de prendre un café quand une voiture encore assez neuve s’est arrêtée, conduite par un jeune type. J’ai couru comme un dératé. « Tu vas où ? — À Denver. — Je peux t’avancer de cent cinquante bornes… — Génial, génial, tu me sauves la vie. — J’ai fait du stop, moi aussi, dans le temps, alors je prends toujours les gars. — C’est ce que je ferais si j’avais une bagnole. » On s’est mis à parler, et il m’a raconté sa vie, qui n’était pas passionnante, si bien que je me suis assoupi et, le temps que je me réveille, on était aux abords de North Platte, où il m’a déposé. J’étais loin de m’en douter, mais l’étape la plus mémorable de ma vie d’auto-stoppeur m’attendait : un camion-benne, avec déjà cinq gars vautrés à l’arrière, et les chauffeurs, deux jeunes fermiers blonds du Minnesota, qui ramassaient tous les gens qu’ils trouvaient sur leur route — on n’aurait pas pu rêver deux culs-terreux plus souriants et plus joyeux, tous deux en chemise de coton et salopette à même la peau, des poignets puissants, et de grands salussava pour tout ce qui croisait leur chemin. Je cours jusqu’au camion, je dis : « Y a de la place ? » et ils me répondent : « Et comment, grimpe, y a de la place pour tout le monde. » J’ai grimpé, baba devant la simplicité des circonstances. Je n’étais pas sur la plate-forme que le camion démarrait déjà en trombe, j’ai piqué du nez, un des gars m’a rattrapé, j’ai réussi à m’asseoir tant bien que mal. Quelqu’un faisait tourner du tord-boyaux, un fond de bouteille. J’en ai pris une bonne lampée, dans la bruine lyrique et sauvage du Nebraska. « Yeepi, c’est parti ! » s’est écrié un môme avec une casquette de base-ball sur la tête, les conducteurs étaient montés à plus de cent, ils doublaient tout le monde. « On est sur ce putain de camion depuis Omaha. Les gars font pas de halte, alors de temps en temps t’es obligé de brailler pour t’arrêter pisser, sinon t’as plus qu’à pisser en l’air, et là, mon frère, rappelle-toi qu’il faut te cramponner. » J’ai regardé la compagnie. Il y avait deux jeunes fermiers du Dakota du Nord, avec des casquettes de base-ball rouges, comme ils en portent tous là-bas, ils partaient faire les moissons : leurs vieux leur avaient donné la permission de tailler la route pour l’été. Et puis il y avait deux gars de la ville, venus de Columbus, Ohio, qui jouaient dans l’équipe de football de leur lycée ; ils mâchaient du chewing-gum, te faisaient des clins d’œil, chantaient au vent de la marche ; ils disaient qu’ils allaient faire le tour des States en stop pendant l’été. « On va à L.A. », ils braillaient. « Qu’est-ce que vous allez faire, là-bas ? Alors là, on en sait rien, et on s’en cogne ! » Et puis il y avait un grand type mince, nommé Slim, qui disait venir du Montana et qui avait une mine sournoise. « T’es d’où ? » j’ai demandé. J’étais allongé à côté de lui dans la benne, vu qu’on pouvait pas rester assis, à cause des cahots, et parce qu’il y avait pas de ridelle. Il s’est tourné lentement vers moi, il a ouvert la bouche, et il m’a dit en traînant sur les syllabes : « Du Mon-ta-na. » Et puis enfin, il y avait Mississippi Gene et son protégé. Mississippi Gene était un petit brun qui traversait le pays en brûlant le dur, un trimardeur de trente ans mais avec une expression juvénile, si bien qu’on avait du mal à lui donner un âge. Assis en tailleur, il regardait défiler les champs sans rien dire, sur des centaines de bornes. À un moment donné, il a fini par me demander : « Et toi, tu vas où ? » J’ai dit : à Denver. « J’ai bien une sœur là-bas, mais ça fait un bail que je l’ai pas vue. » Sa langue était lente et mélodieuse, son protégé un môme de seize ans, un grand blond, en haillons de trimardeur, lui aussi ; c’est-à-dire qu’ils portaient des hardes toutes noircies par la suie des voies ferrées, la crasse des bennes, et les nuits à dormir par terre. Le môme blond était du genre taiseux, lui aussi, tout l’air d’être en cavale, flics aux fesses sans doute, il regardait droit devant lui, et se passait la langue sur les lèvres, comme un qui cogite, pas tranquille. Ils étaient assis côte à côte, complices dans leur mutisme, ils parlaient à personne. Ils trouvaient rasoir les fermiers et les lycéens. Montana Slim leur parlait quand même de temps en temps, avec un sourire sardonique et insinuant, mais ils ne l’écoutaient pas. Montana Slim, c’était l’insinuation faite homme. J’avais peur de son long sourire dingo, qu’il affichait en permanence comme un demeuré, cette façon de se fendre la pêche presque agressivement. « T’as de l’argent ? » il m’a demandé. « Putain, non, de quoi me payer une pinte de whisky d’ici Denver, et encore. Et toi ? — Je sais où en trouver. — Où ça ? — N’importe où. On peut toujours assommer un gars dans une ruelle, au besoin, non ? — Mouais, sans doute. — J’en suis encore capable en cas d’urgence. M’en vais dans le Montana, voir mon père. Va falloir que je débarque à Cheyenne et que je prenne une autre route, vu que les deux autres dingues, ils vont à L.A. — Direct ? — D’une traite. Si tu veux aller à L.A., te v’là tranquille. » J’ai médité la chose. À l’idée de noctraverser comme une flèche le Nebraska, le Wyoming et le désert de l’Utah au matin, puis, probablement, celui du Nevada l’après-midi, le tout dans des délais prévisibles, j’ai bien failli changer mes batteries. Mais je tenais absolument à aller à Denver. Je devrais donc descendre à Cheyenne, moi aussi, et couvrir les cent trente derniers kilomètres en stop. Quand les deux fermiers du Minnesota qui pilotaient le camion ont décidé de s’arrêter à North Platte pour manger, j’étais bien content, curieux de les voir de plus près. Ils sont sortis de la cabine le sourire aux lèvres : « On s’arrête pisser », a dit l’un des deux. « C’est l’heure de casser la croûte », a dit l’autre. Mais ils étaient les seuls du groupe à avoir de l’argent pour s’acheter à manger. On les a tous suivis en traînant les pieds, jusqu’à un restaurant tenu par une bande de femmes ; et on s’est attablés devant des hamburgers pendant qu’ils engloutissaient un repas énorme, comme dans la cuisine de leur mère. C’étaient deux frères ; ils partaient chercher des machines agricoles à Los Angeles pour les livrer dans le Minnesota, et ça payait bien. Alors à l’aller, vu qu’ils étaient à vide, ils ramassaient tous les gars qu’ils trouvaient au bord de la route. Ils en étaient à leur cinquième circuit ; ils s’amusaient comme des fous. Tout leur plaisait. Ils souriaient en permanence. J’ai essayé de leur parler — tentative imbécile et vaine pour me concilier les bonnes grâces des capitaines de notre vaisseau, qui traitaient tout l’équipage avec le même respect. En retour, ils m’ont souri de leurs dents blanches, ces mangeurs de maïs. On les avait tous rejoints au restau, sauf les deux trimardeurs, Gene et son jeune protégé. Quand on est revenus, ils étaient toujours dans la benne, solitaires et inconsolés. À présent la nuit tombait. Les chauffeurs ont grillé une cigarette ; moi j’en ai profité pour aller chercher une bouteille de whisky, histoire de nous tenir chaud quand soufflerait l’air glacé de la nuit. Je le leur ai dit, et ils ont souri : « Vas-y, mais traîne pas, hein ! — Il y en aura bien un petit coup pour vous », j’ai promis, rassurant. « Oh non, nous on boit jamais, vas-y. » Montana Slim et les deux lycéens sont venus zoner avec moi dans les rues de North Platte en quête d’un débit de boissons. Ils ont payé leur écot, les gamins et Slim, si bien que j’ai pu acheter trois quarts de litre. Des grands types maussades nous regardaient, devant des immeubles aux façades en toc. La rue principale n’était qu’un alignement de boîtes à chaussures. Au bout de chaque rue triste, l’immensité des plaines. Je sentais comme un changement dans l’air, sans savoir au juste lequel ; cinq minutes plus tard, j’ai compris. On est rentrés au camion, on s’est arrachés et on s’est mis à rouler à fond. La nuit tombait vite. On a tous bu une lampée, et là, sous mes yeux, les champs verdoyants du South Platte ont bientôt fait place à de longues étendues de sable à perte de vue, plates, hérissées d’armoise. J’en revenais pas : « Putain, c’est quoi, ça ? » j’ai crié à Slim. « C’est le début des rangelands, mon ptit gars, repasse-moi la bouteille. — Yeepi ! criaient les lycéens, adios Columbus ! Qu’est-ce qu’ils diraient, Sparkie et les potes, s’ils étaient là. Yo ! » Les chauffeurs venaient de se relayer au volant. Celui qui était tout frais avait mis le pied au plancher.

La route aussi avait changé ; une bosse au milieu et des accotements non stabilisés bordés par un fossé de plus d’un mètre, si bien que le camion faisait de méchantes embardées — par miracle il avait pas rencontré de voitures en face — et je me disais qu’on finirait par se retrouver cul par-dessus tête. Mais les fermiers étaient des as du volant. Ils se relayaient depuis le Minnesota jusqu’aux palmiers de L.A. l’oasis sans jamais s’arrêter plus de dix minutes pour manger. Fallait voir comment ce camion s’est arrangé du moignon du Nebraska, ce bout d’État qui mord sur le Colorado. Et bientôt j’ai compris que j’étais enfin passé par-dessus le Colorado, sans y être entré officiellement, tout en regardant vers le sud-ouest, et la ville de Denver elle-même, à quelques centaines de kilomètres. J’en ai poussé un cri de joie. On s’est repassé la bouteille. Les vastes étoiles incandescentes sont sorties, le lointain dissolvait les dunes. Je me faisais l’effet d’une flèche, prête à crever sa cible. Et soudain, Mississippi Gene, patiemment assis en tailleur à rêver, s’est tourné vers moi, il a ouvert la bouche et s’est penché pour me confier : « Ces plaines, ça me met dans l’ambiance du Texas. — T’es du Texas ? — Non, m’sieur, j’suis de Green-vell, Muzz — ssippi », il a répondu. « Et le jeune, d’où il est ? — Il s’est attiré des embrouilles, là-bas, dans le Mississippi, alors je lui ai proposé de l’aider comme je pouvais. Il était jamais sorti de chez lui, alors je lui ai donné un coup de main. J’m’en occupe du mieux que j’peux, c’est qu’un môme. » Gene était blanc, mais il avait en lui quelque chose du vieux nègre sagace et las, et quelque chose de Hunkey, le camé de New York, mais un Hunkey de la route, un Hunkey de l’odyssée de la route, qui traversait et retraversait le territoire tous les ans, vers le nord en été, vers le sud en hiver, uniquement parce qu’il n’avait nulle part où rester sans s’ennuyer, et nulle part, c’est-à-dire partout, où aller, alors il roulait sa bosse sans trêve sous les étoiles, celles de l’Ouest en général. « J’suis bien été à Og-den une-deux fois. Si tu veux y aller, j’ai des potes, on pourra toujours crécher avec eux. — Moi je vais à Denver par Cheyenne. — Putain, t’arrête pas en route, c’est pas tous les jours que tu vas te trouver une course comme celle-ci ! » Cette proposition était tentante, elle aussi. Mais qu’est-ce qu’il y avait, à Ogden ? « C’est quoi, Ogden ? — C’est la ville où presque tous les gars passent un jour ou l’autre, c’est là qu’ils se retrouvent, t’as des chances de croiser n’importe qui. » Quand j’étais plus jeune, j’avais pris la mer avec un gars de Ruston, Louisiana, nommé William Holmes Hubbard qu’on appelait Big Slim Hubbard, un grand gars taillé à coups de serpe, trimardeur par vocation. Quand il était tout petit, il avait vu un trimardeur demander un morceau de tarte à sa mère, qui le lui avait donné, et quand le trimardeur avait repris la route, le petit avait dit : « M’man, qu’est-ce que c’est que ce gars-là ? — C’est un trimardeur, voyons. — M’man, moi aussi, quand je serai grand, je serai trimardeur. — Veux-tu te taire, on fait pas ça chez les Hubbard. » N’empêche qu’il n’avait jamais oublié cette journée, et qu’une fois adulte, après avoir brièvement joué dans l’équipe universitaire de football, il était bel et bien devenu trimardeur. Slim et moi, on passait des nuits entières à se raconter des histoires et à cracher notre chique dans des gobelets en papier. Gene avait quelque chose qui me rappelait tellement Big Slim Hubbard dans ses façons, que j’ai fini par lui demander : « T’aurais pas croisé un gars nommé Big Slim Hubbard quelque part, toi ? — Tu veux dire un grand gars, qui rit aux éclats ? — Ben, ça m’a l’air d’être ça, oui. Il venait de Ruston, Louisiana. — C’est ça, y en avait qui l’appelaient Louisiana Slim. Oui, m’sieur, et comment que je l’ai rencontré, Big Slim. — Il travaillait dans les champs de pétrole du Texas ? — Dans l’est du Texas, parfaitement, et maintenant il conduit le bétail. » Et c’était tout à fait vrai. Pourtant je n’arrivais pas à croire que Gene ait vraiment rencontré Slim, que je recherchais plus ou moins depuis des années. « Et il travaillait sur les remorqueurs, à New York ? — Ah, ça je pourrais pas te dire. — Ouais, bien sûr, toi tu l’as connu dans l’Ouest. — Ben, si tu veux, moi j’suis jamais été à New York. — Merde alors, j’en reviens pas que tu le connaisses, le pays est grand quand même. Pourtant, j’en étais sûr, que tu le connaissais. — Ouais, m’sieur, je le connais même très bien, Big Slim. C’est le gars qu’est pas chien quand il a du blé. Mais c’est un dur à cuire tout de même, je l’ai vu étendre un flic par terre, dans la gare de triage, à Cheyenne, d’un seul coup de poing. » Ça ne m’étonnait pas de Big Slim ; il entraînait toujours son punch à vide ; on aurait dit Jack Dempsey, mais en jeune, et en poivrot. « Merde alors ! » j’ai crié dans le vent, et j’ai bu une lampée. Là, je commençais à me sentir vraiment bien. Chaque rasade que je buvais était balayée par les courants d’air froid qui passaient sur la benne, les miasmes de l’alcool s’envolaient pendant que ses bienfaits me descendaient dans l’estomac, et je chantais : « Cheyenne, me voici ; Denver, ouvre l’œil, ton fils arrive ! » Montana Slim s’est tourné vers moi, et il a dit, en désignant mes chaussures : « Tu crois pas que si tu plantes ces machins, il va germer quèque chose ? » Sans l’ombre d’un sourire, naturellement, et les autres l’ont entendu, ils étaient écroulés. C’est vrai que c’étaient les pompes les plus grotesques d’Amérique. Je les avais achetées spécialement pour pas transpirer sur la route, dans la chaleur, de peur de faire une nouvelle crise de phlébite, et de fait, à part sous la flotte à Bear Mountain, c’étaient les chaussures les mieux adaptées à ma virée. J’ai donc ri avec les autres. Elles étaient en lambeaux, à présent, les lanières de cuir multicolores s’étaient détachées de la semelle, on aurait dit des fibres d’ananas frais, mes orteils passaient au travers. Là-dessus, on a bu encore un coup, et bien rigolé. Comme en rêve, on traversait à toute blinde des villages carrefours surgis des ténèbres, on passait devant d’interminables files d’ouvriers agricoles nonchalants et de cow-boys, dans la nuit, et puis on retrouvait le désert. Ils nous regardaient passer en nous suivant de la tête, et quand on les voyait se taper sur les cuisses, on était déjà dans le noir, à l’autre bout du patelin. Faut dire qu’on offrait un spectacle cocasse, à nous tous. Il y a un grand rassemblement d’hommes, dans le coin, à cette période de l’année : c’est les moissons. Les gars du Dakota tenaient plus en place : « La prochaine fois qu’on s’arrête pisser, nous autres on va descendre ; on dirait qu’il y a pas mal d’embauche, par ici. — Quand ce sera fini ici, a dit Montana Slim, il suffira de monter vers le nord, vous aurez plus qu’à suivre la moisson jusqu’au Canada. » Les gars ont vaguement fait oui de la tête ; les conseils de Slim, ils s’en cognaient. Pendant ce temps-là, le jeune blond en cavale ne bougeait pas de sa place. De temps en temps, Gene s’extrayait de sa transe bouddhique face au défilé des plaines obscures pour lui chuchoter quelque chose d’affectueux à l’oreille, et le gamin hochait la tête. Il s’en occupait, de ce gosse, jusque dans ses humeurs et ses angoisses. Je me demandais bien où ils pourraient aller, et ce qu’ils pourraient bien faire. Ils n’avaient pas de cigarettes, alors je leur distribuais mon paquet sans compter, tellement je les adorais. Ils étaient reconnaissants et aimables. Ils ne demandaient rien, c’était moi qui proposais tout le temps. Montana Slim avait les siennes, mais pas de danger qu’il fasse tourner son paquet. On a traversé une autre ville-carrefour à la vitesse Grand V, longé une autre file de gars dégingandés en jeans, agglutinés dans les ténèbres comme des papillons de nuit dans le désert, et puis on est retournés nous-mêmes dans les ténèbres formidables, et tout là-haut les étoiles étaient si pures et si brillantes parce qu’on grimpait dans l’air raréfié, à raison de vingt centimètres de dénivelé au kilomètre, et d’un kilomètre et demi à la minute, dans un air pur et propre, sans aucun arbre pour cacher les étoiles vagabondes au ras de l’horizon. J’ai aperçu la face pâle et mélancolique d’une vache, qui paissait dans les buissons d’armoise, le long de notre trajectoire de météore. On avait l’impression d’être dans un train, tellement on allait droit. On arrive dans un bled, le bahut ralentit et Montana Slim lance : « Ah, on va s’arrêter pisser ! », mais les gars du Minnesota traversent le bled sans s’arrêter. « Merde, faut que je pisse, moi, dit Slim. — Pisse par-dessus bord, dit l’un des gars. — C’est bien ce que je vais faire », il répond. Et lentement, sous nos yeux, le voilà qui s’avance sur les fesses, centimètre par centimètre, vers le bout de la benne jusqu’à avoir les jambes ballantes. Un des gars frappe à la vitre de la cabine, pour attirer l’attention des deux frangins. Ils se retournent avec un grand sourire. Et quand Slim est prêt à l’action malgré sa position précaire, voilà les gars qui se mettent à faire des zigzags à cent à l’heure. Slim tombe un instant à la renverse ; on voit un jet de baleine s’élever dans les airs ; il se rassied tant bien que mal. Les voilà qui se déportent sur le côté. Bam, Slim tombe sur le flanc, il se pisse dessus tant qu’il peut. Dans le rugissement du moteur, on l’entend sacrer-jurer : « Putain de merde », avec un râle lointain comme s’il était de l’autre côté des montagnes. Il se doute pas qu’on lui fait des misères exprès. C’est l’homme aux prises avec son destin, tel Job il serre les dents. Quand il a fini, il est trempé à tordre, et il faut qu’il revienne à sa place sur les fesses, centimètre par centimètre, avec une tête d’enterrement alors que tout le monde se marre, sauf le gosse triste, et que les conducteurs sont pliés en quatre. Je lui tends la bouteille, pour nous racheter. « Merde alors, il dit, ils le faisaient exprès ? — Ben tiens ! je lui réponds. — J’avais pas compris, quel con ! Je me disais aussi que quand je l’avais fait, une fois, dans le Nebraska, j’avais pas tant miséré. » Là-dessus, on arrive dans la ville d’Ogallala, et les chauffeurs lancent en se marrant de bon cœur : « On s’arrête pisser ! » Slim reste près du camion, il fait la gueule : s’il avait su ! Les deux fermiers du Dakota nous ont dit au revoir, ils pensaient bien commencer la moisson sur place. On les a regardés disparaître dans la nuit vers les baraques, au bout de la ville, un gars en blue-jeans qui regardait passer la nuit leur avait dit qu’ils y trouveraient les types de l’embauche. Il fallait que je rachète des cigarettes. Gene et le jeune blond m’ont suivi pour se dégourdir les jambes. On est entrés dans un bistrot qu’on ne se serait jamais attendu à trouver là, une fontaine à soda des plaines solitaires, rendez-vous des ados du coin. Ils dansaient, pour quelques-uns, sur la musique du juke-box. Il y a eu un silence à notre arrivée. Gene et Blondin restaient plantés là sans regarder personne. Tout ce qu’ils voulaient, eux, c’étaient des cigarettes. Ça ne manquait pas de jolies filles. Il y en avait même une qui reluquait Blondin, mais il ne s’en rendait pas compte, et d’ailleurs il s’en serait fichu, tellement il était triste et paumé. Je leur ai payé un paquet chacun, ils m’ont remercié. Le camion était prêt à repartir. On allait sur minuit, il faisait froid. Gene, qui ne comptait plus sur ses doigts ni sur ses orteils le nombre de fois où il avait sillonné le pays, a dit que si on ne voulait pas se geler, il n’y avait qu’une chose à faire, se blottir tous sous la grande bâche. Alors c’est de cette façon, et en liquidant la bouteille, qu’on est restés au chaud malgré l’air maintenant glacial qui nous piquait les oreilles. Plus on grimpait dans les Hautes Plaines, plus les étoiles étaient brillantes. Nous étions dans le Wyoming, à présent. Allongé de tout mon long, je gardais les yeux rivés sur la splendeur du firmament, je bénissais les heures glorieuses que j’étais en train de vivre, tout le chemin parcouru depuis Bear Mountain, et la façon dont les choses avaient fini par s’arranger ; j’étais aussi pas mal émoustillé à la perspective de ce qui m’attendait à Denver, tout, n’importe quoi, ça ferait mon affaire. Et Mississippi Gene s’est mis à chanter. Il chantait d’une voix tranquille et mélodieuse, avec son accent des berges du fleuve, une chanson toute simple : « J’avais une mignonne chérie, une môme de seize ans, y avait pas plus jolie. » Il répétait ce refrain, en l’agrémentant d’un vers ou deux, ça parlait de sa vie en général, de tout le chemin qu’il avait fait, ça disait qu’il aurait bien voulu la retrouver, mais qu’il l’avait perdue pour de bon. « Elle est rudement belle, ta chanson, Gene », j’ai dit. « J’en connais pas de plus tendre », il a répondu avec un sourire. « J’espère que tu arriveras où tu veux, et que quand tu y seras tu seras heureux. — Je m’en tire toujours, d’une façon ou d’une autre. » Montana Slim dormait. Quand il s’est réveillé, il m’a dit : « Écoute voir, Noiraud, si on allait à Cheyenne, ce soir, nous autres, avant que tu repartes pour Denver ? — Et comment ! » Bourré comme j’étais, j’aurais dit amen à n’importe quoi. Le camion est arrivé à l’orée de Cheyenne, on a vu les lumières rouges de la station de radio locale perchées dans les airs, et tout d’un coup nous voilà en train de batailler au milieu d’une drôle de foule qui se déverse sur les deux trottoirs. « Nom de Dieu, s’écrie Slim, c’est la semaine du Far West ! » Il y a des grappes d’hommes d’affaires, des gros hommes d’affaires en grand chapeau et en bottes, avec leurs grosses matrones de femmes déguisées en cow-girls, qui vont et viennent en poussant des cris de vachers sur les trottoirs de bois de la vieille ville ; un peu plus loin, on voit s’étirer les boulevards du nouveau centre-ville, soulignés par leurs lampadaires. Les festivités étaient concentrées dans la vieille ville. Ça tirait à blanc dans tous les coins. Les saloons dégorgeaient leur clientèle jusque sur le trottoir. J’étais baba et, en même temps, je n’avais jamais rien vu d’aussi ridicule.

C’était la première fois que je venais dans l’Ouest, et je découvrais l’absurdité des expédients qu’il avait trouvés pour conserver la tradition dont il était fier. Mec, je me frottais les yeux. Il nous a fallu sauter du camion et dire au revoir. Les fermiers tenaient pas à traîner par là. J’étais triste de les voir s’en aller, sachant que je ne les reverrais sans doute jamais, mais c’était comme ça. « Ce soir vous allez vous peler le cul, et demain après-midi, dans le désert, vous vous cuirez les burnes », j’ai dit. « Moi ça me gêne pas, tant qu’on n’est plus dans le froid de la nuit », a répondu Gene. Là-dessus le camion est reparti, en se faufilant à travers les foules ; personne ne faisait attention à l’étrange image qu’il offrait, avec ses gars blottis sous la bâche comme des bébés sous la couverture du landau. Je l’ai regardé disparaître dans la nuit. Mississippi Gene était parti, dans la direction d’Ogden et Dieu sait où ensuite. Moi j’étais avec Montana Slim, et on a entamé la tournée des bars. J’avais dans les dix dollars, dont j’ai gaspillé les huit premiers, comme un crétin, cette nuit-là, en boissons. On a commencé par aller et venir dans la foule avec les touristes encowboyés, les propriétaires de puits de pétrole et les ranchers, dans les bars, les embrasures de portes, sur le trottoir, et puis j’ai largué Slim un moment, parce qu’à force de boire du whisky et de la bière il errait dans les rues, éméché ; c’est le genre de gars, dès qu’il boit, il a tout de suite l’œil vitreux et faut qu’il refasse le monde avec des inconnus. Je suis allé dans un boui-boui où on servait du chili, la serveuse était hispano, une fille superbe. Après avoir mangé, je lui ai écrit un petit mot d’amour au dos de l’addition. Le restau était désert. Tout le monde éclusait. Je lui ai dit de retourner l’addition ; elle a lu mon mot et elle a ri. C’était un petit poème d’amour où je lui disais que j’avais envie qu’elle sorte avec moi, regarder la nuit. « J’aimerais beaucoup, chiquito, mais j’ai rendez-vous avec mon fiancé. — Tu peux pas t’en débarrasser ? — Oh non non non », elle a dit tristement, j’ai adoré le ton. « Je reviendrai une autre fois », j’ai dit, et elle a répondu : « C’est quand tu veux, minou. » J’ai quand même traîné encore un peu, plaisir des yeux, et j’ai pris un autre café. Le fiancé est entré, d’un air maussade, il voulait savoir à quelle heure elle finissait. Elle s’est activée pour pouvoir fermer au plus vite. Je n’avais plus qu’à m’en aller. Je lui ai fait un sourire en partant. Dehors, c’était toujours le délire, sauf que les gros roteurs étaient encore plus torchés et qu’ils gueulaient encore plus fort. C’était marrant. Il y avait des chefs indiens qui déambulaient, avec leurs grandes coiffes de plumes, carrément solennels au milieu de toutes ces trognes enluminées par l’alcool. J’ai aperçu Slim qui avançait d’un pas incertain, et je l’ai rejoint. « Je viens d’écrire une carte postale à mon père, dans le Montana, je me disais que tu pourrais peut-être la mettre à la boîte, si t’en trouves une… » C’était une curieuse requête ; il m’a tendu la carte postale et je l’ai vu franchir les portes battantes d’un saloon en titubant. J’ai pris la carte, j’ai trouvé une boîte et j’ai lu en vitesse : « Cher Papa, je serai à la maison mercredi. Tout va bien de mon côté, et j’espère qu’il en est de même pour toi. Richard. » Ça m’a donné une autre image de Slim : il était poli et affectueux avec son père. Je suis allé le rejoindre dans le bar. Tôt ou tard, dans l’aube lointaine, je me proposais de reprendre la route pour Denver, et de couvrir les cent cinquante derniers kilomètres ; mais au lieu de ça, on a levé deux filles qui traînaient dans la foule, une jolie petite blonde toute jeune et une brunette potelée, qui devait vaguement être sa sœur. Elles étaient connes et maussades, mais on voulait se les faire. On les a amenées dans un night-club branlant qui était déjà en train de fermer, et c’est là que j’ai dépensé presque tous mes dollars pour leur payer des scotchs, avec des bières pour nous. Je commençais à être bourré, j’en avais rien à foutre. Tout allait très bien. Tout mon être, tout mon propos étaient bandés vers le milieu du corps de la petite blonde. Je voulais y entrer, de toutes mes forces. Je la serrais dans mes bras, je voulais le lui dire. Le night-club a fermé, et on s’est retrouvés dehors, à se balader dans les rues poussiéreuses, le long des bicoques. J’ai levé les yeux vers le ciel ; les étoiles, pures merveilles, y flambaient toujours. Les filles ont voulu aller à la gare routière, alors nous voilà partis tous les quatre. Sauf qu’apparemment elles avaient rendez-vous avec un marin qui les attendait, cousin de la grosse, et il avait ses potes avec lui. J’ai dit à la blonde : « On fait quoi ? » Elle m’a répondu qu’elle voulait rentrer chez elle, dans le Colorado, passer la frontière de l’État au sud de Cheyenne. « Je t’accompagne en car », je lui ai dit. « Non, le car s’arrête au bord de l’autoroute, et moi, faut que je traverse cette vacherie de prairie toute seule. Je passe mes après-midi à la regarder, cette prairie, j’ai pas l’intention de la traverser ce soir. — Bon, écoute, on va faire une jolie balade parmi les fleurs de la prairie. — Y a pas de fleurs, par ici. Je voudrais bien aller à New York, j’en ai ma claque d’ici. Le seul endroit où aller, c’est Cheyenne, et il s’y passe jamais rien. — Il se passe rien à New York non plus. — Mon œil, qu’il se passe rien », elle a dit, avec une moue. La gare routière était blindée de monde. Toutes sortes de gens attendaient les cars, ou restaient là à traîner. Il y avait beaucoup d’Indiens, qui regardaient tout ce spectacle de leurs yeux de marbre. La fille m’a faussé compagnie avec mes beaux discours pour rejoindre le marin et les autres. Slim s’était assoupi sur un banc. Je me suis assis. Le sol de toutes les gares routières est le même, il est toujours jonché de mégots et de crachats, avec cette tristesse universelle des gares routières. Pendant un instant, j’aurais pu me croire à Newark, sauf que je savais cette immensité grandiose au-dehors, que j’aimais tant. Je regrettais bien d’avoir rompu la pureté de mon voyage, moi qui avais économisé sou à sou, sans boire, sans traînasser, moi qui avais gagné du temps, il avait fallu que je batifole avec une gosse boudeuse, et que je dépense tout mon fric. J’en étais malade. Ça faisait si longtemps que je n’avais pas dormi, j’étais trop fatigué pour râler et me traiter de tous les noms ; je m’endormais. J’ai fini par me recroqueviller sur le banc, mon sac pour oreiller, et c’est comme ça que j’ai dormi jusqu’à huit heures du matin, parmi les murmures des rêveurs, les rumeurs de la gare et les centaines de gens qui passaient. Je me suis réveillé avec une grosse migraine. Slim était parti… dans le Montana, sans doute. Je suis sorti. Et là, dans l’air bleu, j’ai vu pour la première fois, apparition nébuleuse et formidable, les sommets enneigés des lointaines Rocheuses. J’ai respiré un bon coup. Il fallait que j’aille à Denver. Tout de suite. J’ai commencé par prendre un petit déjeuner, modeste : café, un seul œuf, pain grillé, et j’ai traversé la ville pour rejoindre l’autoroute. La fête du Far West n’était pas finie, je l’ai laissée derrière moi : il y avait des rodéos, les gars allaient recommencer à sauter partout et à pousser des cris de vachers. Moi, je voulais retrouver mes bandes de potes à Denver. J’ai pris une passerelle qui enjambait les voies de chemin de fer, et je suis arrivé à un carrefour de baraques, d’où partaient deux autoroutes, en direction de Denver l’une comme l’autre. J’ai choisi celle qui passait au plus près des montagnes, j’avais envie de les voir, et je me suis dirigé droit sur elle. J’ai tout de suite été pris par un jeune gars du Connecticut, qui se baladait en voiture dans tout le pays pour peindre. Son père était éditeur dans l’Est. Il parlait sans arrêt. Moi, entre la gueule de bois et l’altitude, j’avais mal au cœur. J’ai même cru qu’il me faudrait passer la tête par la portière, mais j’ai tenu bon. Et quand il m’a largué à Longmont, Colorado, j’étais de nouveau dans mon assiette ; j’avais même commencé à lui raconter où j’en étais de mes voyages. Il m’a souhaité bonne chance. C’était beau, Longmont. Sous un vieil arbre extraordinaire, s’étendait une pelouse bien verte, qui appartenait à une station-service. J’ai demandé au pompiste si je pouvais m’y étendre et il m’a dit bien sûr. Alors j’ai disposé une chemise de laine pour y enfouir le visage, un coude à l’extérieur, et là, dans la chaleur du soleil, un œil sur les Rocheuses enneigées, je me suis endormi aussitôt pendant deux heures délicieuses, ma seule déconfiture une morsure de fourmi du Colorado, par-ci par-là. « Dire que me voilà dans le Colorado », je pensais avec allégresse. « J’y arrive, j’ai réussi ! Nom de Dieu ! » Et après un somme rafraîchissant, où les souvenirs et les rêves de mon ancienne vie dans l’Est tissaient leurs fils de la Vierge, je me suis levé, je suis allé me faire propre dans les toilettes de la station-service, d’où je suis sorti d’un pas martial, en pleine forme, pour descendre un milk-shake onctueux dans un bistrot de bord de route, histoire d’apaiser les brûlures d’estomac. Soit dit en passant, j’ai été servi par une beauté du Colorado, tout sourires — ça fait une moyenne avec la soirée d’hier, pensais-je, reconnaissant. « Waou, qu’est-ce que ça va être à Denver ! » Je me suis engagé sur cette route brûlante, et bientôt me voilà parti pour Denver dans la voiture toute neuve d’un homme d’affaires de la ville, trente-cinq ans à peu près. Il faisait plus de cent. J’étais en effervescence. Je comptais les minutes, je soustrayais les kilomètres. Dans une minute, quand on aurait dépassé les champs de blés vallonnés, tout dorés, dominés par les neiges lointaines d’Estes, je verrais enfin cette sacrée ville de Denver. Je m’imaginais dans un bar, le soir même, avec toute la bande. À leurs yeux, je serais l’étrange prophète déguenillé, venu des marges de la contrée apporter la parole obscure, et moi, la seule parole qui me venait, c’était : « Waow ! » Le conducteur et moi, on a parlé longuement et avec chaleur, en comparant nos plans de vie ; avant que j’aie pu comprendre ce qui se passait, on était au milieu du marché aux fruits Denargo, à l’entrée de Denver ; fumées, hauts fourneaux, voies ferrées, bâtiments en brique rouge, et, vers le lointain centre-ville, immeubles de granit gris : j’étais à Denver. Il m’a largué dans Larimer Street. Je me suis mis à traîner mes guêtres en souriant d’une joie canaille, parmi les vieux clodos et les cow-boys de macadam. C’était aussi la plus grande ville depuis que j’avais quitté Chicago, et l’effervescence m’a fait sursauter. Comme je l’ai dit, à cette époque, je ne connaissais pas Neal aussi bien que maintenant, et mon premier mouvement a été de chercher Hal Chase dans l’annuaire, ce que j’ai fait. J’ai appelé chez lui, j’ai bavardé avec sa mère : « Ça alors, Jack, qu’est-ce que vous fichez à Denver ? Vous saviez que Ginger est là, elle aussi ? » Si je le savais ! Mais ce n’était pas ce qui m’amenait. Ginger, c’était la petite amie d’Hal, et j’avais un peu batifolé avec elle à New York, en cachette d’Hal. Je m’en repentais bien sincèrement, et j’espérais qu’il m’avait conservé son amitié. Ça n’était pas gagné, loin de là, mais il n’a jamais rien laissé paraître car, il faut bien le dire, il a toujours eu une finesse de femme pour ces choses. C’est un blond mince, avec un curieux visage de guérisseur, ce qui tombe bien pour Quelqu’un qui s’intéresse à l’anthropologie et aux Indiens de la préhistoire. Il a un nez légèrement busqué, et presque crémeux, sous une tignasse dorée, et la grâce d’un jeune caïd de l’Ouest mi-footballeur mi-danseur de parquet. Il parle avec un accent nasillard : « Ce qui m’a toujours plu chez les Indiens des Plaines, Jack, c’est leur gêne chaque fois qu’ils se vantent du nombre de scalps qu’ils ont réussi à faire… Dans La Vie au Far West, de Ruxton, on voit un Indien rougir jusqu’à la racine des cheveux parce qu’il en a des tas, et s’enfuir comme un dératé dans les Plaines pour se glorifier de ses hauts faits en se cachant. Bon sang, ça m’a émoustillé. » La mère d’Hal a fini par trouver son fils, dans l’après-midi somnolente de la ville : il était au musée, et s’affairait à tresser des paniers indiens. Je l’ai appelé sur place, et il est venu me chercher dans son vieux coupé Ford, qu’il prenait pour aller faire des fouilles dans les montagnes en quête d’objets indiens. Il est arrivé à la gare routière, blue-jeans, sourire. Moi j’étais assis sur mon sac posé par terre, et je bavardais avec le marin rencontré à la gare routière de Cheyenne ; je lui demandais ce qu’était devenue la blonde ; il se rasait tellement qu’il m’a pas répondu. Hal et moi, on est montés dans son petit coupé. Il fallait d’abord qu’il passe prendre des cartes dans les bureaux de l’État, et puis il fallait qu’il aille retrouver son vieil instituteur, et ainsi de suite, alors que moi, j’avais qu’une envie, boire une bière. Et derrière la tête me trottait cette idée folle et archi-folle : Où est Neal, et qu’est-ce qu’il fait, à l’heure qu’il est ? Hal avait décidé de le rayer de la liste de ses amis, allez savoir pourquoi, et depuis l’hiver il ne savait même plus où il habitait. « Et Allen Ginsberg, il est ici ? » Oui, il y était bien, mais Hal ne lui parlait plus, à lui non plus. Il commençait à retirer ses billes de notre bande. Très bientôt, il ne m’adresserait plus la parole. Mais je ne le savais pas, et je m’étais proposé d’aller faire un somme chez lui cet après-midi-là, du moins. On m’avait dit qu’Ed White avait un appartement qui m’attendait, dans Colefax Avenue, et qu’Allan Temko, qui y habitait déjà, avait hâte de me voir arriver. J’avais la vague impression qu’il y avait du complot dans l’air, un complot qui scindait la bande en deux clans, d’un côté Hal Chase, Ed White et Allan Temko, avec les Burford, de l’autre Neal Cassady et Allen Ginsberg, qu’ils avaient décidé d’ignorer. Et moi, j’étais pris entre les deux feux de cette guerre qui m’intriguait. La conscience de classe y avait sa part, on va le voir : il me faut ici planter le décor pour l’arrivée de Neal. Il était fils d’un des poivrots les plus branlants de Larimer Street. C’est d’ailleurs là qu’il avait été élevé, là et aux alentours. À six ans, il lui fallait déjà aller plaider au tribunal pour qu’on relâche son vieux. Il faisait la manche devant les ruelles de Larimer, et il rapportait discrètement l’argent à son père, qui l’attendait au milieu des bouteilles cassées, avec un vieux pote clodo comme lui.

Quand Neal a grandi, il s’est mis à traîner dans les salles de jeux de Welton Street, il a battu le record des vols de voitures à Denver, et il s’est retrouvé en maison de redressement. De onze à dix-sept ans, il a passé les trois quarts de son temps à l’ombre. Sa spécialité, c’était le vol de voitures, il s’en servait pour draguer les filles l’après-midi, à la sortie du lycée ; il les emmenait dans les montagnes, il les baisait, et il revenait dormir dans la première baignoire d’hôtel qu’il trouvait en ville. Pendant ce temps son père, qui avait pourtant été jadis un coiffeur travailleur et respectable, avait sombré dans l’alcoolisme, et le pire, c’est qu’il se soûlait au vin et pas au whisky. Il en était réduit à prendre des trains de marchandises pour passer l’hiver au soleil du Texas, et revenir l’été à Denver. Neal avait bien des frères du côté de sa mère — qu’il avait perdue en bas âge — mais ils ne le portaient pas dans leur cœur non plus. Ses seuls potes étaient les habitués des académies de billard, une bande dont j’ai fait la connaissance quelques jours plus tard. C’est alors que Justin W. Brierly, extraordinaire figure locale qui avait consacré sa vie à découvrir les jeunes talents et qui avait même été tuteur de Shirley Temple pour la MGM dans les années vingt, Justin Brierly, alors avocat, administrateur de biens, directeur du Festival de Central City, et même professeur d’anglais dans un lycée de Denver, découvrit Neal. Il était allé frapper à la porte d’un client qui passait sa vie à se soûler et donner des soirées échevelées. Au moment où Brierly frappait à la porte, son client était ivre à l’étage. Il y avait un Indien ivre au salon, et Neal — sale et dépenaillé, car il venait de travailler dans un champ d’épandage au Nebraska — était en train de baiser la bonne dans la chambre. Il était d’ailleurs descendu ouvrir sans débander. Brierly lui dit : « Eh bien, eh bien, qu’est-ce qui se passe ? » Neal le fait entrer. « Comment vous appelez-vous ? Neal Cassady ? Eh bien, Neal, vous feriez mieux d’apprendre à vous laver les oreilles sinon vous n’arriverez à rien, dans la vie. — Oui, monsieur, dit Neal avec un sourire. — Et qui est votre ami indien ? Qu’est-ce qui se passe, dans cette maison ? Des choses curieuses, dirait-on. » Justin Brierly était un petit bonhomme binoclard, avec une physionomie banale d’homme d’affaires du Midwest. Rien ne le distinguait des autres avocats, administrateurs de biens et directeurs installés au carrefour entre la 17e Rue et Arapahoe Street, près du quartier de la finance, rien, sinon qu’il avait la fibre imaginative, ce qui aurait horrifié ses confrères s’ils l’avaient su. En un mot, il s’intéressait aux jeunes gens — de sexe masculin surtout. Il les découvrait parmi ses élèves, il leur apprenait tout ce qu’il savait en littérature ; il les bichonnait ; il les faisait bûcher pour qu’ils aient des notes fracassantes, et puis il leur obtenait des bourses à Columbia, si bien qu’ils revenaient des années plus tard tels qu’il les avait rêvés… à ceci près, triste détail, qu’ils abandonnaient leur vieux mentor pour s’intéresser à de nouveaux objets. Ils avançaient dans leur domaine, et ils le laissaient en plan ; tout ce qu’il savait, dans n’importe quelle branche, il le tenait d’eux, et de ce qu’il leur avait fait apprendre. Il avait développé le talent de futurs savants, d’écrivains, de jeunes élus locaux, de juristes et de poètes, avec lesquels il parlait ; et puis il puisait de nouveau dans son vivier de garçons, au sein de sa classe, et il les bichonnait pour leur faire atteindre une grandeur douteuse. Il voyait en Neal Cassady l’énergie formidable qui ferait un jour de lui non pas un juriste ou un politicien, mais un saint américain. Il lui a appris à se laver les dents, les oreilles, à s’habiller, il l’a aidé à trouver des petits boulots, il l’a fait entrer au lycée. Mais Neal s’était empressé de voler la voiture du proviseur et d’aller l’emplafonner. Il est parti en maison de correction. Justin W. ne l’a pas laissé tomber. Il lui écrivait de longues lettres pour lui soutenir la moral, venait bavarder avec son directeur, lui apportait des livres. Quand il en est sorti, il lui a donné une deuxième chance, mais Neal a foiré une fois de plus. Chaque fois qu’un de ses potes du billard prenait en grippe un flic de la patrouille locale, il venait chercher Neal pour le venger. Neal volait la voiture et la balançait dans un mur, ou se débrouillait pour l’endommager d’une manière ou d’une autre. Il a bientôt repris le chemin de la maison de redressement, et Brier s’est lavé les mains de ce qu’il lui arriverait. Ils étaient même devenus de redoutables ennemis qui s’agressaient par l’ironie. L’hiver précédent, à New York, Neal avait fait une dernière tentative pour profiter de l’influence de Brierly. Allen Ginsberg avait écrit plusieurs poèmes ; Neal les avait signés, et envoyés à Brierly. Lorsque Brierly était venu passer quelques jours à New York, comme tous les ans, il s’était retrouvé un soir face à nous tous dans le hall Livingston, sur le campus de Columbia. Il y avait Neal, Allen, moi, Ed White et Hal Chase. « Ils sont bien intéressants les poèmes que vous m’avez envoyés, Neal, vous me permettrez de vous dire tout mon étonnement… — Mais c’est que j’ai étudié, vous savez… — Et qui est ce jeune monsieur à lunettes ? » Allen s’avança et se nomma. « Ah, dit Brierly, voilà qui est fort intéressant. Je crois comprendre que vous êtes un excellent poète. — Vous avez lu des textes de moi ? — Ah, ça se pourrait, ça se pourrait bien », répondit Brierly. Ed White, que son goût de l’implicite rendrait un jour fou du Sam Johnson de Boswell, avait l’œil qui pétillait de malice. Il m’a pris par le bras pour me chuchoter : « Tu crois qu’il a pas compris ? » Je pensais bien que si. Ça a été la dernière passe d’armes entre Neal et Brierly. À présent, Neal était de retour à Denver avec son poète maudit. Brierly avait haussé un sourcil ironique, et il les ignorait. Hal Chase les ignorait aussi, au nom de principes de lui seul connus. Ed White était convaincu qu’ils ne tramaient rien de bon. Cette saison-là, à Denver, c’étaient des monstres souterrains, avec la bande du billard, et, métaphore on ne peut plus adéquate de cette position, Allen habitait un sous-sol sur Grant Street, où nous nous retrouvions pour bien des soirées qui flirtaient avec l’aube — Allen, Neal, moi, Jim Holmes, Al Hinkle et Bill Tomson — j’en reparlerai. Mon premier après-midi à Denver, j’ai dormi dans la chambre de Hal Chase pendant que sa mère vaquait à son ménage au rez-de-chaussée et qu’il travaillait pour sa part au musée. C’était un chaud après-midi de juillet, dans les Hautes Plaines. Je n’aurais jamais pu dormir sans l’invention du père de Hal Chase. L’homme était un autodidacte, du genre inventeur fou. Vieux, dans les soixante-dix ans, maigre, affaibli, épuisé ; il racontait des histoires qu’il faisait durer avec délectation ; c’étaient de bonnes histoires, d’ailleurs, des souvenirs de son enfance dans les plaines du Kansas, au cours des années quatre-vingt ; pour tuer le temps, il montait des poneys à cru, chassait le coyote au gourdin, et il était devenu instituteur, dans l’ouest de l’État, pour finir homme d’affaires multiples à Denver. Il avait gardé son ancien bureau au-dessus du garage, dans une grange, au bout de la rue. Le bureau-cylindre n’avait pas bougé, pas davantage que d’innombrables paperasses poussiéreuses relatives à des affaires jadis aussi distrayantes que juteuses. Il avait inventé un climatiseur spécial en plaçant un ventilateur classique sous la fenêtre, avec des filaments pour faire circuler de l’eau froide, devant les pales ronronnantes. Le résultat était parfait, à condition de rester à moins d’un mètre cinquante des pales, car sinon la chaleur transformait l’eau en vapeur, et au rez-de-chaussée de la maison il faisait aussi étouffant que d’habitude. Mais moi, j’étais installé dans le lit d’Hal, juste au-dessous des pales, veillé par un grand buste de Goethe, et je me suis endormi confortablement, pour rouvrir l’œil cinq minutes plus tard, hélas, frigorifié. J’ai tiré la couverture sur moi : j’avais encore froid. Il a fini par faire trop glacial pour fermer l’œil, alors je suis redescendu. Le vieux m’a demandé si son invention fonctionnait, et je lui ai répondu qu’elle marchait sacrément bien, ce qui n’était pas faux, dans un sens. Il me plaisait cet homme. Il était rongé par ses souvenirs : « J’ai mis au point un détachant qui a été copié depuis par de grandes compagnies de l’Est. J’essaie de les faire cracher depuis quelques années, il aurait fallu que j’aie les moyens de dénicher un bon avocat. » Il était trop tard pour dénicher un bon avocat, alors il restait chez lui, à broyer du noir. Tel était le foyer d’Hal Chase. Le soir, sa mère nous a fait un repas délicieux, steak de gibier, un gibier abattu par le frère d’Hal dans les montagnes. Ginger habitait chez eux. Je la trouvais toujours tentante, mais, en ce coucher de soleil, un autre sujet me troublait. Où était Neal ? Quand il a fait noir, Hal m’a conduit dans la nuit mystérieuse de Denver. Et c’est là que tout a commencé. Les dix jours qui ont suivi ont été, comme le disait W.C. Fields, « chargés de péril rare » et délirants. Je me suis installé avec Allan Temko dans l’appartement carrément rupin qui appartenait aux Parents d’Ed White. Nous avions chacun notre chambre, une glacière bien garnie, une kitchenette et un séjour immense où Temko venait s’installer en peignoir de soie pour composer distraitement sa dernière nouvelle à la Hemingway. C’était un homme bedonnant et rougeaud, un fâché avec la vie qui était Pourtant capable de vous faire le sourire le plus chaleureux, plus charmant, quand elle venait le prendre par la douceur, la nuit. Il ne bougeait pas de son bureau, et moi je cabriolais torse nu en chino sur l’épais tapis soyeux. Temko venait d’écrire une nouvelle sur un gars qui arrive à Denver pour la première fois. Il s’appelle Phil et il a pour compagnon de voyage un drôle de type taciturne nommé Sam. Phil sort en éclaireur et il fait un blocage sur les « artistes et assimilés ». Il revient à leur hôtel. D’une voix lugubre, il annonce : « Sam, ils sont déjà là. » Sam était justement en train de regarder par la fenêtre avec tristesse. « Oui, je sais bien. » À vrai dire, il n’a pas eu à faire une enquête pour s’en rendre compte. Les « artistes et assimilés » avaient fondu sur l’Amérique comme un nuage de sauterelles. Temko et moi, on était les meilleurs amis. Il était bien convaincu que j’étais aux antipodes de ce type de personnages. Lui, tout comme Hemingway, il aimait le bon vin. Il se remémorait son récent voyage en France. « Ah Jack, si tu pouvais t’installer avec moi sur les hauteurs du pays Basque, avec une bouteille de Poignan 1919 bien fraîche, tu saurais qu’il n’y a pas que les trains de marchandises dans la vie. — Je le sais bien, mais je les adore, et j’adore lire les noms dessus, Missouri Pacific, Great Northern, Rock Island Line… ah la la, Temko, si je pouvais te raconter tout ce qui m’est arrivé en chemin, quand je faisais du stop. » Les Burford habitaient à quelques rues de là. C’était une famille charmante, mère encore jeune, qui possédait des parts dans une mine d’or parfaitement inutilisable, deux fils, quatre filles. La mauvaise graine de la famille, c’était Bob Burford, l’ami d’enfance d’Ed White. Il était venu me chercher en coup de vent, et on s’était plu tout de suite. On est allés boire dans les bars de Colfax. La grande sœur était une blonde superbe qui s’appelait Beverley, la vraie poupée de l’Ouest, joueuse de tennis et surfeuse. Elle sortait avec Ed White. Temko, qui ne faisait que passer à Denver, non sans panache, dans un appartement pareil, sortait pour l’été avec Jeanne, la sœur d’Ed White. J’étais le seul gars à ne pas avoir de nana. Je demandais à tout le monde : « Où est Neal ? » On me souriait, on ne savait pas. Et puis les choses ont fini par se dénouer. Le téléphone a sonné, et c’était justement Allen Ginsberg. Il m’a donné l’adresse de son sous-sol. J’ai demandé : « Qu’est-ce que tu fais à Denver ? Je veux dire, littéralement, qu’est-ce que tu fabriques, qu’est-ce qui se passe ? — Alors, là, tu n’es pas au bout de tes surprises. » J’ai donc foncé le rejoindre. Le soir jusqu’à tard, il travaillait pour le grand magasin May ; Bob Burford le fou l’avait appelé d’un bar, il avait obligé les concierges à lui courir après pour lui raconter que quelqu’un était mort ; Allen avait tout de suite pensé que c’était moi. Burford avait dû lui dire au téléphone : « Il est à Denver », en lui donnant mon adresse et mon numéro de téléphone. « Après toi, j’ai pensé que ça pouvait être Burroughs qui était mort », m’a dit Allen quand on a échangé une poignée de main en se retrouvant. « Et où est Neal ? — Neal est à Denver, attends que je te raconte. » Le voilà qui m’explique que Dean fait l’amour à deux filles, Louanne, sa première femme, qui l’attend dans une chambre d’hôtel, et Carolyn, une nouvelle fille, qui l’attend aussi dans une chambre d’hôtel. « Entre les deux, ajoute Ginsberg, il vient me voir pour régler nos affaires en chantier. — Quelles affaires en chantier ? » je demande, tout ouïe. « Neal et moi, on s’est embarqués dans une saison extraordinaire. On essaie de se communiquer en toute honnêteté et de manière absolument exhaustive ce qui nous passe par la tête. Parfois, on reste deux jours sans dormir, pour aller jusqu’au fond de notre pensée. Il a fallu qu’on se mette aux amphés. On s’assied en tailleur sur le lit, face à face, j’ai fini par lui faire comprendre que rien ne lui est impossible, se faire élire maire de Denver, épouser une millionnaire, devenir le plus grand poète depuis Rimbaud.

Mais il est tout le temps aux courses de petites voitures, alors je l’accompagne. Il saute partout, il trépigne, tu sais, Jack, il est vraiment accro de ces machins-là… » « Hmm », a ponctué Ginsberg pour lui-même, en méditant la chose. On est restés sans parler, comme toujours après un tour d’horizon. « Quel est l’emploi du temps ? » j’ai demandé. Il y avait toujours une question d’emploi du temps dans la vie de Neal, et au fil des ans cet emploi du temps se compliquait. « L’emploi du temps, le voici : J’ai arrêté de travailler il y a une demi-heure. Pendant ce temps-là, Neal baise Louanne à l’hôtel, ce qui me laisse un peu de répit pour me laver et m’habiller. À une heure tapante, il quitte Louanne et rejoint Carolyn ventre à terre — inutile de te dire qu’elles ne sont au courant ni l’une ni l’autre. Il la baise une fois, ce qui me donne le temps d’arriver à une heure et demie. Et là, il sort avec moi, mais d’abord il lui faut supplier Carolyn, qui m’a déjà pris en grippe, et puis on vient ici, parler jusqu’à six heures du matin, et même plus tard, mais ça devient très compliqué, et il est toujours à la bourre. À six heures il retourne auprès de Louanne ; d’ailleurs demain, il va passer la journée à courir dans toute la ville pour réunir les papiers nécessaires au divorce. Louanne est tout à fait d’accord, mais elle tient à baiser en attendant. Elle dit qu’elle adore sa grosse bite — Carolyn aussi, et moi aussi. » Moi j’ai hoché la tête, selon mon habitude. Ensuite il m’a raconté comment Neal avait rencontré Carolyn. C’était Bill Tomson, le gars des salles de jeux, qui l’avait levée dans un bar et emmenée à l’hôtel ; il était tellement fier qu’il en avait perdu tout bon sens et qu’il avait voulu la montrer à la bande. Ils étaient tous là à bavarder avec elle. Neal, lui, se contentait de regarder par la fenêtre. Et puis quand ils sont tous partis, il l’a regardée, en désignant sa montre et en pliant son pouce pour lui signifier qu’il serait de retour à quatre heures. À trois heures la porte est restée fermée pour Bill Tomson, et à quatre elle s’est ouverte pour Neal. Je n’avais qu’une envie, c’était d’aller voir sur place comment ce forcené se débrouillait de cette situation. En plus, il m’avait promis de me trouver une fille ; il les connaissait toutes, à Denver. « Si tu veux des filles, viens me trouver, m’avait dit Bob Burford. Ce Neal, c’est qu’un maquereau des billards. — Oui, mais c’est un type génial. — Génial ? Il a aucune envergure. Je t’en ferai voir, moi, des vrais furieux. T’as jamais entendu parler de Cavanaugh ? Y peut mettre une raclée à n’importe qui, en ville. » Là n’était pas la question. Je suis sorti en trombe avec Allen pour voir quelle était la question, justement. Nous sommes passés devant les bicoques du côté du carrefour entre Welton Street et la 17e Rue, dans la nuit embaumée de Denver. L’air était si doux, les étoiles si belles et si grande la promesse de toutes les ruelles pavées, je me croyais dans un rêve. On est allés au garni où Neal était en train de marchander avec Carolyn. C’était une vieille bâtisse de brique rouge, entourée de garages en bois, avec de vieux arbres qui pointaient la tête par-dessus les palissades. Nous avons monté un escalier recouvert d’un tapis. Allen a frappé, et s’est immédiatement reculé pour se cacher, ne voulant pas que Carolyn le voie. Je suis resté sur le seuil. Neal m’a ouvert, nu comme un ver. Carolyn était couchée, une de ses belles cuisses crémeuses gainée de dentelle noire ; c’était une blonde, elle levait les yeux vers moi, vaguement étonnée. « Ja-a-ack, pas possible ! a dit Neal. Eh ben dis donc… eh oui, bien sûr, te voilà arrivé… t’as fini par la prendre, la route, mon salaud… bon alors écoute, il faut qu’on… oui, oui, tout de suite, il faut vraiment ! Écoute, Carolyn (il venait de pivoter dans sa direction), Jack est là ; c’est mon vieux pote de New Yor-r-rk. C’est son premier soir à Denver, il faut ABsolument que je le sorte, et que je lui présente une nana. — Mais tu rentres quand ? — Il est maintenant (il consultait sa montre) très exactement une heure quatorze… je serai de retour à TROIS heures quatorze précises, pour passer avec toi une heure de rêverie, de vraie rêverie toute douce, ma biche, et puis, comme tu sais, et comme nous en sommes convenus, il faudra que j’aille voir Brierly pour les papiers — en pleine nuit, aussi curieux que ça puisse paraître, et je te l’ai trop sommairement expliqué (ça c’était la couverture de son rencart avec Allen, toujours en coulisses) — si bien qu’à présent, sans plus tarder, il faut que je m’habille, que je mette mon pantalon, que je retourne à la vie… la vie extérieure j’entends, dans les rues et Dieu sait où, comme convenu, il est à présent une heure QUINZE et le temps file, le temps file… — Bon, d’accord, Neal, mais s’il te plaît, sois là à trois heures sans faute. — Comme je te l’ai dit, mon cœur, et rappelle-toi, non pas trois heures mais trois heures quatorze… bien d’accord, de tout notre cœur, de toute notre âme, jusqu’au plus profond de nous, mon cher amour : » et il s’est penché pour l’embrasser plusieurs fois. Au mur était affiché un nu de Neal, tel qu’en lui-même, avec son engin mahousse, dessiné par Carolyn. Je n’en revenais pas. Tout était dingue, et encore, je n’avais pas vu San Francisco. On est partis en quatrième vitesse, dans la nuit, et Allen nous a rejoints dans une ruelle. On s’est engagés dans la venelle la plus bizarre, la plus tortueuse du quartier mexicain. On parlait très fort dans le silence des dormeurs. « Jack, m’a dit Neal, j’ai exactement la fille qu’il te faut, et elle t’attend en ce moment même — si elle n’est pas de service (il a regardé sa montre), c’est une infirmière qui s’appelle Helen Gullion, belle nana, un peu coincée sexuellement, mais j’y ai travaillé, et je me dis qu’un beau mâle comme toi devrait pouvoir… donc, on y va tout de suite, on jette des petits cailloux, non, je sonne, je sais entrer… il faut qu’on leur apporte de la bière, non, elles en ont, de la bière, et Bon Dieu ! (il a donné un coup de poing dans sa paume) moi il faut que je rentre dans sa sœur Ruth ce soir même. — Quoi ! s’est écrié Allen, je croyais qu’on allait parler ! — Oui, oui, après. — Ah, Denver, Denver morne plaine ! » a crié Allen en se tournant vers le ciel. « C’est pas un chic type, c’est pas un gars adorable ? m’a dit Neal en me donnant un coup de poing dans les côtes. Regarde-le, non mais REGARDE-le-moi ! » Et Allen a entamé sa danse du singe dans les rues de la vie, comme je l’avais vu le faire bien des fois à New York. Je n’ai su que dire : « Mais qu’est-ce qu’on fout à Denver ? — Demain, Jack, je sais où je peux te trouver du boulot, m’a dit Neal en reprenant un ton professionnel. Donc je viens chez toi dès que je peux me dégager une heure de Louanne, je débarque chez toi, je salue Temko, et je t’emmène au marché Denargo en trolley — j’ai pas de bagnole putain — comme ça tu pourras commencer tout de suite et toucher ta paye vendredi. Parce qu’on est tous fauchés-raide, là. Des semaines sans avoir le temps de bosser. Vendredi soir sans faute, nous trois, le vieux trio, Allen et Jack et Neal, on ira voir les courses de petites autos, au fait, je vais nous trouver un gars qui ait une bagnole, pour nous descendre en ville… » Et ainsi de suite au fil de la nuit. On est arrivés au foyer de l’hôpital où travaillaient les infirmières. Celle qui m’était réservée n’avait pas fini son service, celle que voulait Neal était là. On s’est assis sur son lit. J’avais prévu d’appeler Bob Burford à cette heure-là, et je suis allé le faire. Il a aussitôt rappliqué et, sur le seuil de la porte, le voilà qui retire sa chemise et son maillot de corps pour serrer dans ses bras Ruth Gullion, qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Les bouteilles ont roulé sur le sol. Trois heures sont arrivées. Neal est parti en trombe rejoindre Carolyn pour leur heure de rêverie. Il est revenu dans les temps. L’autre infirmière est arrivée. À présent, il nous fallait une voiture, on faisait trop de bruit. Bob Burford a appelé un de ses potes, qui est venu nous chercher. On s’est entassés dans sa voiture. Allen essayait bien de mener ses débats prévus avec Neal sur le siège arrière, mais il y avait trop de bazar. « Allons chez moi ! » j’ai crié. C’est ce qu’on a fait. À l’instant où la voiture s’arrêtait, je suis sorti d’un bond faire le poirier sur la pelouse ; mes clefs sont tombées de ma poche et je les cherche encore. On a fait irruption dans l’appartement en braillant. Allan Temko s’est dressé dans son peignoir de soie pour nous barrer le passage : « je ne tolérerai pas ces débordements chez Ed White ! — Hein ? » on a tous crié. Ça a été le bazar. Burford batifolait sur la pelouse avec l’une des infirmières. Temko refusait de nous laisser entrer. On a juré qu’on allait appeler Ed pour qu’il nous donne l’autorisation de faire la fête et qu’il vienne nous rejoindre. Mais au lieu de ça on est retournés à toutes blindes écumer les bars du centre-ville, et la soirée a tourné court. Subitement, je me suis retrouvé dans la rue sans un rond, mon dernier dollar s’était fait la malle. Je me suis tapé à pied les huit bornes qui me séparaient de mon lit douillet à Colfax. Il a bien fallu que Temko m’ouvre. Je me demandais si Allen et Neal étaient dans leur cœur à cœur, à cette heure ; je le saurais plus tard. Les nuits sont fraîches, à Denver, j’ai dormi comme un loir. Et puis tout le monde s’est mis à préparer une virée monstre dans les montagnes, en masse. La nouvelle m’est parvenue le matin, avec un coup de fil qui compliquait la situation, Eddie, mon vieux copain de route, appelait à tout hasard. J’allais pouvoir récupérer ma chemise. Eddie se trouvait avec sa petite amie dans une maison, aux environs immédiats de Colfax. Il voulait savoir où trouver du boulot, alors je lui ai dit de passer, Neal saurait le renseigner. Neal est arrivé en coup de vent. Temko et moi, on prenait un petit déjeuner sur le pouce, préparé par moi comme toujours. Neal n’a même pas voulu s’asseoir : « J’ai mille choses à faire, à vrai dire j’ai même pas le temps de t’emmener à Denargo, mais allons-y, mec. — Attends Eddie, c’est mon copain de route. » Temko trouvait très drôle qu’on soit tout le temps à la bourre. Lui, il était venu à Denver pour avoir le temps d’écrire. Il traitait Neal avec une extrême déférence. Neal ne faisait pas attention à lui. Temko était loin d’imaginer que Neal allait devenir un grand écrivain, ni même que quelqu’un écrirait son histoire, comme je le fais aujourd’hui. Il lui parlait sur ce ton : « Qu’est-ce qu’on raconte, Cassady, tu baises trois filles en même temps ? — Eh oui, eh oui, c’est la vie », a répondu Neal en traînant les pieds sur le tapis, avec un coup d’œil à sa montre ; Temko a reniflé d’un air réprobateur. Je me sentais tout penaud, de filer avec Neal. Temko le tenait pour un demeuré, un crétin. Ça n’était pas vrai, bien sûr, et je voulais le prouver à tout le monde. On a retrouvé Eddie. Neal n’a pas fait attention à lui davantage. Nous voilà partis en trolley dans la chaleur de midi, pour décrocher du boulot. L’idée me déplaisait foncièrement. Eddie parlait sans arrêt, comme à son habitude. Au marché, on a trouvé un type qui voulait bien nous engager tous deux. On commencerait à quatre heures du matin, pour finir à six. « Moi j’aime bien les gars qu’aiment le boulot », il a dit. « Je suis votre homme », a déclaré Eddie. En ce qui me concerne, j’étais déjà moins convaincu. « Si c’est ça, je me couche pas », j’ai décidé. Il y avait tant d’autres choses intéressantes à faire. Le lendemain, Eddie y est allé, mais pas moi. J’avais un lit, Temko ravitaillait la glacière, en échange de quoi c’était moi qui faisais la cuisine et la vaisselle. Et entre-temps, je me mettais sur tous les coups. Un soir, grande fête chez Burford — sa mère était partie en voyage. Il a commencé par appeler tous ses potes, en leur disant d’apporter du whisky ; ensuite il a pris son carnet d’adresses pour les filles, et là il m’a laissé parler presque tout le temps. Il en est venu une sacrée bande. J’ai décroché le téléphone pour appeler Allen et savoir ce que Neal faisait. Allen l’attendait à trois heures, je les ai rejoints après la fête. L’appartement d’Allen était un sous-sol sur Grant Street, dans un vieux meublé en brique rouge, près de l’église. Il fallait prendre un passage entre deux immeubles, descendre quelques marches, pousser une porte mal équarrie et traverser une sorte de cave pour atteindre sa porte de planches — on se serait cru chez un saint russe. Un seul lit, une chandelle allumée, des murs qui suintaient, et une drôle d’icône de fortune, fabriquée par lui pour la circonstance. Il m’a lu son poème, qui s’appelait « Déprime à Denver ». Il se réveillait le matin pour entendre les « pigeons vulgaires » se chamailler devant sa cellule ; il voyait les « tristes rossignols » agiter leur tête dans les branches ; ils lui rappelaient sa mère. Un linceul gris s’abattait sur la ville. Ces Rocheuses magnifiques, qu’on voit se dresser à l’ouest où qu’on soit dans la ville, étaient pour lui des montagnes en « papier mâché ». Tout l’univers était fou, louche, carrément bizarre. Neal, « fils de l’arc-en-ciel », portait son tourment dans sa bite-martyre. Il l’appelait Eddie l’Œdipe, lui qui grattait le chewing-gum collé sur les carreaux. Brierly devenait Maître de ballet de la Danse Macabre. Dans son sous-sol, Allen ruminait son énorme journal, où il consignait tout ce qui se passait tous les jours que Dieu faisait — tous les faits et gestes de Neal. Il m’a raconté sa virée en car : « Pendant qu’on traversait le Missouri, un orage miraculeux a éclaté, le firmament n’était plus qu’un pandémonium électrique. Dans le car, tout le monde était terrorisé. J’ai dit : “N’ayez pas peur, ce n’est qu’un Signe.” Imagine ce Missouri… dont sont originaires Burroughs et Lucien. — Et certains parents de Neal, aussi. — Je ne sais pas, a dit Allen, attristé. Que faire ? — Pourquoi tu descends pas au Texas, voir Burroughs et Joan ? — J’aimerais que Neal m’accompagne. — Comment veux-tu, avec toutes ces femmes ? — Oh je sais pas. » À trois heures, Neal est arrivé : « Tout est clair, à présent. Je vais divorcer de Louanne et épouser Carolyn, et puis j’irai vivre à San Francisco avec elle. Mais d’abord, on va descendre au Texas, mon cher Allen, découvrir ce Bill, ce furieux que j’ai jamais vu, et dont vous m’avez tant parlé tous les deux. Ensuite seulement, j’irai à San Fran. » Là-dessus, ils se sont mis au boulot, assis en tailleur, face à face, sur le lit. Moi je me suis affalé dans un fauteuil, à côté, et j’ai rien perdu du spectacle. Ils sont partis d’une idée abstraite, qu’ils ont discutée ; ils se sont remémoré un autre point abstrait, oublié dans le flot des événements ; Neal s’est excusé, mais il a promis d’y revenir pour le traiter au mieux, avec des exemples. « Et au moment où on traversait Wazee, je voulais te dire ce que j’éprouvais devant ta frénésie des petites voitures, et c’est là, rappelle-toi, que tu m’as montré du doigt ce vieux clodo qui bandait dans son froc informe, et que tu m’as dit qu’il était tout le portrait de ton père. — Oui, oui, bien sûr, je m’en souviens ; et non seulement ça, mais ça m’a déclenché toute une association d’idées, un truc vraiment délirant qu’il fallait que je te dise. J’avais oublié, mais maintenant que tu m’y fais penser… »

Ça faisait deux nouveaux points à traiter, qu’ils ont passés au crible. Ensuite Allen a demandé à Neal s’il était honnête, et plus précisément s’il était honnête avec lui, au fond de son cœur. « Pourquoi tu remets ça sur le tapis ? — Il y a une dernière chose que je voudrais savoir. — Mais mon cher Jack, toi qui es là, qui nous écoutes… on va lui demander à Jack, ce qu’il dirait. » Et moi j’ai répondu : « Une dernière chose, Allen, mais c’est ce qu’on peut jamais savoir. Personne va jamais au fond des choses. On vit dans l’espoir d’y parvenir, une fois pour toutes… — Mais non, mais non, tu en racontes des conneries, c’est des platitudes pompeuses et romantiques, à la Thomas Wolfe », a dit Allen, et Neal a fait chorus : « Non, non, j’ai pas voulu dire ça, mais il faut qu’on laisse ce cher Jack s’exprimer, et d’ailleurs, tu ne trouves pas qu’il a une forme de dignité, dans sa façon de nous mater, cette espèce de cinglé qui a traversé tout le pays… il ne dira rien ce vieux Jack, il ne veut rien dire du tout. — C’est pas que je refuse, mais je comprends pas ce que vous voulez, ni où vous voulez en venir… personne peut supporter ça. — Ce que tu peux être négatif, dans tout ce que tu dis. — Mais alors, où tu veux en venir ? — Dis-lui. — Non, dis-lui, toi. — Il n’y a rien à dire », j’ai lancé en riant. J’avais le chapeau d’Allen sur la tête. Je l’ai rabattu sur mes yeux en disant : « J’ai sommeil. — Il a toujours sommeil, ce pauvre Jack », a dit Neal. Je n’ai pas répondu. Ils ont recommencé. « Quand tu m’as emprunté un nickel pour payer le poulet frit… — Non, le chili, tu te souviens, c’était au Texas Star ? — Je confondais avec mardi. Quand tu m’as emprunté ce nickel, tu m’as dit, écoute-moi, je te prie, c’est TOI qui m’as dit : “Allen, c’est la dernière fois que j’abuse”, comme si tu sous-entendais qu’on s’était mis d’accord sur ce principe. — Non, non, non, j’ai jamais dit ça… c’est toi qui vas écouter, à présent, rappelle-toi le soir où Louanne pleurait dans la chambre, et où je me suis tourné vers toi en indiquant par le ton super-sincère que j’avais pris — on savait bien tous deux que c’était de la comédie, mais il fallait ruser — qu’en fait, mais attends, non, c’est pas ça… — Bien sûr que non, c’est pas ça ! Tu oublies que… mais je vais arrêter de t’accuser. J’ai dit Oui, c’est un fait… » Et ainsi de suite, jusqu’au bout de la nuit. À l’aube, j’ai levé les yeux. Ils étaient en train de boucler les derniers dossiers du matin. « Quand je t’ai dit qu’il fallait que je dorme à cause de Louanne, voulant dire que je la voyais ce matin à dix heures, j’ai pas pris un ton péremptoire pour contredire ce que tu avançais sur l’inutilité du sommeil, je l’ai dit, ne t’y trompe pas, UNIQUEMENT parce que quoi qu’il arrive, en dehors de toute contingence, il faut que je dorme, c’est vrai mec, j’ai les yeux qui se ferment tout seuls, ils sont tout rouges, ils me brûlent, ils sont beat… — Ah, mon enfant, dit Allen. — Il faut qu’on dorme tout de suite. Arrêtons la machine. — Tu peux pas arrêter la machine comme ça ! » a hurlé Allen. On entendait les premiers chants d’oiseaux. « À présent, à mon signal, a dit Neal, on va arrêter de parler, étant bien entendu qu’il s’agit simplement de s’arrêter de parler, bien tranquillement, pour dormir. — Tu peux pas arrêter la machine comme ça. — Arrêtez la machine », j’ai dit. Ils se sont tournés vers moi. « Il n’a pas fermé l’œil de la nuit, il écoutait ! Et qu’est-ce que tu en as pensé, Jack ? » Je leur ai dit que j’en pensais qu’ils étaient des phénomènes de dinguerie, et que j’avais passé la nuit à les écouter comme on regarderait le mécanisme d’une montre haute comme le col Berthoud, qui aurait pourtant les rouages les plus précis du monde. Ils ont souri. Le doigt pointé sur eux, j’ai déclaré : « Si vous continuez comme ça, vous allez devenir dingues tous deux, mais tenez-moi au courant. » On a aussi évoqué la possibilité qu’ils viennent à Frisco avec moi. Là-dessus je suis parti, je suis rentré chez moi en trolley. À l’est, un soleil immense se levait sur les plaines, il rosissait les montagnes en papier mâché d’Allen. L’après-midi, je me suis consacré aux préparatifs de la virée en montagne, si bien que je ne suis pas retourné voir Allen et Neal pendant quatre-cinq jours. Le patron de Beverly Burford lui avait laissé sa voiture pour le week-end. On a pris nos costumes et on les a pendus aux fenêtres, et nous voilà partis pour Central City, Bob Burford au volant, Ed White prenant ses aises à l’arrière, et Beverly sur le siège avant. C’était la première fois que je voyais les Rocheuses de l’intérieur. Central City est une ancienne ville minière qu’on appelait jadis le kilomètre carré le plus riche du monde parce que les vieux vautours qui écumaient les montagnes y avaient découvert une strate entière d’argent. Ils s’étaient enrichis du jour au lendemain, et ils avaient fait construire un ravissant petit opéra au milieu des baraques accrochées aux pentes. Lillian Russell y était venue, ainsi que les plus grands chanteurs lyriques de toute l’Europe. Et puis Central City était devenue une ville-fantôme, jusqu’au jour où des membres de la Chambre de commerce, jeunes entrepreneurs du Nouvel Ouest, avaient décidé de la faire revivre. Ils avaient toiletté le théâtre et, tous les étés, des vedettes de l’opéra de New York venaient s’y produire. Tout le monde s’amusait beaucoup. Il arrivait des touristes de tous les coins, et même des vedettes d’Hollywood. Parvenus au sommet de la montagne, on a découvert les rues étroites archibondées de touristes chicosses. J’ai pensé à Sam, le personnage de Temko ; Temko avait raison. Il était déjà là, d’ailleurs. En veine de mondanités, tout sourires, et s’extasiant sur tout avec la plus parfaite sincérité. « Jack, s’écrie-t-il en me prenant par le bras, regarde-moi cette ville, imagine ce qu’elle a pu être il y a cent ans, qu’est-ce que je dis quatre-vingts, soixante ans ; ils avaient un opéra, dis donc ! — Oui, je lui réponds en imitant son personnage, mais ils sont déjà là ! — Ah les fumiers », conclut-il, tout en partant s’amuser un peu, Jean White à son bras. Beverly Burford était une blonde pleine de ressources. Elle connaissait une vieille maison de mineurs, à la lisière de la ville, où nous, les hommes, nous pourrions passer le week-end ; il nous suffirait de faire le ménage. Du reste, on pourrait y donner une fête avec plein de monde. C’était une vieille baraque, couverte d’un manteau de poussière à l’intérieur des pièces ; il y avait même un perron, et un puits, côté jardin. Ed White et Bob Burford ont retroussé leurs manches, et ils se sont mis au nettoyage, vaste programme qui leur a pris tout l’après-midi et le début de la soirée. Mais enfin, ils avaient un plein seau de bouteilles de bière, ils n’étaient pas à plaindre. Quant à moi, j’étais invité à l’opéra, grâce à Justin Brierly, et j’avais Bev à mon bras. J’avais emprunté un costume à Ed. Quelques jours plus tôt à peine, j’étais arrivé à Denver en clochard ; cet après-midi-là, j’étais fringué à la dernière mode, avec une blonde superbe et élégante au bras, je saluais des dignitaires, je bavardais dans le grand hall, sous les lustres. Je me demandais bien ce qu’aurait dit Mississippi Gene s’il avait pu me voir. On jouait Fidelio, l’œuvre magistrale de Beethoven. « Quelles ténèbres ! » s’écriait le baryton en sortant du cachot sous une pierre qui gémissait. J’en ai pleuré. C’est comme ça que je vois la vie, moi aussi. J’étais tellement absorbé par l’opéra que, pendant un moment, j’en ai oublié les circonstances de ma folle existence pour me perdre dans les accents funèbres de la musique de Beethoven, et dans cette intrigue, sombre et vibrante comme un Rembrandt. « Alors Jack, qu’est-ce que vous dites de notre création, cette année ? » m’a demandé Brierly, fièrement, une fois dans la rue. « Quelles ténèbres, quelles ténèbres ! C’est génial ! » j’ai répondu. « À présent il faut que je vous présente la troupe », il a poursuivi sur le même ton officiel, mais fort heureusement, dans le tourbillon des événements, cette idée saugrenue lui est sortie de la tête, et il a disparu. J’avais assisté à la matinée, mais il y aurait une autre représentation le soir. Je m’en vais vous raconter comment j’ai eu l’honneur et l’avantage, sinon de rencontrer les membres de la troupe, du moins de me servir de leurs plus belles serviettes et de leurs baignoires. Et pendant que j’y suis, il faut aussi expliquer pourquoi Brierly me tenait en assez haute estime pour me procurer des faveurs diverses. Hal Chase et Ed White étaient ses anciens élèves préférés ; or nous étions camarades de fac ; nous avions écumé New York ensemble, et beaucoup parlé. Au départ, on ne peut pas dire que j’avais fait bonne impression au maître : le jour où il était venu rendre visite à Hal, un dimanche matin, à New York, j’étais ivre et je dormais sur le plancher. « Qui est-ce, celui-là ? — C’est Jack. — Allons bon, le célèbre Jack ? Et qu’est-ce qu’il fait, endormi par terre ? — Ça lui arrive tout le temps. — Vous ne m’aviez pas dit que c’était un génie, dans son genre ? — Tout à fait. Ça ne vous saute pas aux yeux ? — Je dois vous avouer qu’il me faut faire un petit effort d’imagination. Je croyais qu’il était marié, où est sa femme ? » En effet, j’étais marié, à l’époque. « Oh, elle passait son temps à lever le pied, Jack a dû renoncer. En ce moment elle est au bar du West End avec un croque-mort qui a deux cents dollars en poche et paye une tournée générale. » Là-dessus, je me suis levé pour serrer la main de Mr. Brierly. Il se demandait ce qu’Hal me trouvait, à l’époque, et se le demandait encore, cet été-là, à Denver ; il ne me voyait pas percer un jour. C’était très exactement ce que je voulais qu’il pense, comme le reste du monde ; ça me permettait d’entrer dans les festivités sur la pointe des pieds si on m’invitait, et d’en sortir de même. Bev et moi, nous sommes retournés à la baraque des mineurs. J’ai retiré mon smok, et j’ai retroussé mes manches, moi aussi, pour me mettre au ménage. C’était un boulot colossal. Allan Temko s’était installé au beau milieu de la pièce principale, déjà nettoyée, et refusait de donner le moindre coup de main. Sur une petite table, devant lui, il avait posé sa bouteille de bière et son verre. Pendant qu’on se démenait dans tous les coins avec nos seaux d’eau et nos balais, il jouait avec ses souvenirs : « Ah si tu pouvais venir avec moi, un de ces jours, boire du Cinzano en écoutant les musiciens de Bandol, tu vivrais la vraie vie. » Il était officier de marine et, quand il se soûlait, il se mettait à donner des ordres à tout le monde. Devant cet autoritarisme agaçant, Burford avait mis au point une stratégie, il le désignait d’un index tremblant et se tournait vers son interlocuteur en disant : « Il est puceau, ce bleu, tu crois qu’il est puceau ? » Temko s’en fichait pas mal. « Ah, soupirait-il, la Normandie l’été, les sabots, les vins du Rhin… Allez Sam (ceci s’adressait à son compagnon invisible), sors-nous la bouteille de la rivière, et dis-nous si le vin a bien rafraîchi pendant qu’on péchait. » Du pur Hemingway. On a appelé les filles qui passaient dans la rue. « Venez nous aider à nettoyer la baraque. Vous êtes toutes invitées, ce soir. » Et elles sont venues. Bientôt, on a eu une vraie brigade à notre disposition ; enfin, les choristes de l’opéra sont arrivés, des mômes, pour la plupart, qui nous ont prêté main-forte. Le soleil s’était couché. Notre journée finie, Ed, Burford et moi avons décidé de nous faire beaux pour la grande soirée. On a traversé la ville pour arriver à cette pension où s’étaient installés les chanteurs, ainsi que Brierly. À travers la nuit, on entendait le début de la représentation nocturne. « Pile ! a dit Burford. Attrapez-moi quelques brosses à dents et quelques serviettes, on va se faire beaux. » Pendant qu’on y était, on a embarqué des brosses à cheveux, de l’eau de Cologne, de la lotion après rasage, et on est entrés chargés dans la salle de bains. On a pris un bain, et chanté comme des grands noms de l’opéra, tous tant qu’on était. Burford voulait mettre la cravate du premier ténor, mais Ed White l’en a dissuadé avec son bon sens de base : « C’est pas génial, ça, de pouvoir prendre la salle de bains des chanteurs, leurs serviettes, leur après-rasage ? » Et leurs rasoirs. C’était une soirée fabuleuse. Central City est à trois mille mètres d’altitude ; au début ça te tourne la tête, et puis ça te crève, pour finir par te mettre la fièvre à l’âme. On a pris une ruelle sombre pour s’approcher de l’opéra et de ses lumières, et puis on a tourné à droite, et là on est tombés sur les saloons à l’ancienne, avec leurs portes battantes. Les touristes étaient presque tous à l’opéra. On a commencé par s’envoyer quelques bières grand format. Il y avait un piano mécanique. Par la porte de derrière, on voyait les montagnes au clair de lune. J’ai poussé un cri de Sioux. La soirée venait de commencer. On est retournés à la baraque à toutes blindes. Les préparatifs de la Grande Fête battaient son plein. Bev et Jean avaient mis à partir un casse-croûte saucisses-haricots ; on a dansé sur notre musique, et on a commencé à ouvrir les bières sans lésiner. À la fin de la représentation, des hordes de jeunes filles ont déferlé chez nous. Burford, Ed et moi, on s’en léchait les babines. On les attrapait au passage pour danser. Il n’y avait pas de musique, on dansait comme ça. La baraque s’est remplie. Les gens apportaient des bouteilles. On sortait faire des allers-retours dans les bars. La nuit s’avançait, la frénésie allait crescendo. Je regrettais de ne pas avoir Allen et Neal avec moi, mais je me suis rendu compte qu’ils auraient été déplacés, malheureux. Ils ressemblaient à l’homme du cachot, qui soulevait sa pierre pour sortir des entrailles de la terre, les hipsters sordides de l’Amérique, nouvelle beat génération à laquelle j’étais en train de m’intégrer, petit à petit. Les choristes sont arrivés ; ils se sont mis à chanter Sweet Adeline, et puis des phrases du genre « passez-moi la bière », ou encore « qu’est-ce que tu fabriques, pourquoi tu sors la tête ? », avec, bien sûr, de longs « Fi-de-lio » modulés dans les graves. Moi, je chantais : « Ah malheur, quelles ténèbres ! » Les filles étaient géniales ; elles voulaient bien sortir dans la cour pour flirter. Il y avait des lits dans les autres pièces, où l’on n’avait pas fait le ménage, des nids à poussière. Moi j’avais fait asseoir une fille sur l’un de ces lits et je lui parlais quand tout à coup les ouvreurs-placeurs de l’opéra ont fait irruption en masse, la moitié d’entre eux engagés par Brierly, et ils ont sauté sur les filles et se sont mis à les embrasser sans les moindres travaux d’approche. C’étaient des ados ivres, échevelés, surexcités, ils nous ont gâché la fête.

En l’espace de cinq minutes, toutes les filles sont parties, et la soirée a tourné au banquet de potaches, où les gars cognaient leurs bouteilles sur la table et rugissaient de rire. Bob, Ed et moi, on a décidé d’aller faire la tournée des bars. Temko était parti. Bev et Jean étaient parties. On est sortis dans la nuit, le pas incertain. La foule des spectateurs s’entassait dans les bars, du comptoir au mur. Temko braillait par-dessus les têtes. Justin W. Brierly serrait la main à tout le monde en disant : « Bonjour, ça va, cet après-midi ? » et quand il a été minuit : « Bonjour, ça va, vous, cet après-midi ? » Un moment donné, je l’ai vu entraîner le maire de Denver promptement, je ne sais où. Il est revenu avec une femme d’un certain âge ; puis il s’est mis à parler à deux jeunes ouvreurs, dans la rue ; l’instant d’après il me serrait la main sans me reconnaître, mais en me souhaitant bonne année. Il n’était pas ivre d’alcool, mais de son plaisir majeur : voir des milliers de gens aller et venir sous sa direction, à lui, le maestro de la Danse Macabre. N’empêche, je le trouvais sympathique ; je l’ai toujours trouvé sympathique, Justin W. Brierly. Il était triste. Je le voyais se faufiler dans la foule, solitaire. Tout le monde le connaissait. « Bonne et heureuse année », disait-il, ou parfois : « Joyeux Noël. » C’était une habitude, chez lui. À Noël, il disait : « Joyeuses Pâques. » Il y avait au bar un artiste que tout le monde vénérait. Justin tenait à me présenter, et moi j’essayais de m’esquiver ; il s’appelait Bellaconda, un nom comme ça. Il était accompagné de sa femme ; ils s’étaient mis à une table, ils faisaient la gueule. Il y avait aussi un touriste plus ou moins argentin au bar, Burford l’a bousculé pour se faire de la place. Le type s’est retourné, l’air mauvais. Burford m’a passé son verre, et il l’a étendu d’un coup de poing sur la barre de cuivre. Le type a perdu connaissance. Il y a eu des cris. Ed et moi, on a poussé Burford dehors. C’était une telle pagaille que le shérif n’arrivait même pas à se frayer passage jusqu’à la victime. Personne n’a pu désigner Burford. On est allés dans d’autres bars. Temko remontait une rue sombre, il titubait. « Merde, qu’est-ce qui se passe ? Il y a de la baston ? Vous avez qu’à m’appeler. » On entendait hurler de rire de tous les côtés. Je me demandais bien ce qu’en pensait l’Esprit de la Montagne, et, en levant les yeux, j’ai vu les pins sous la lune, les fantômes des vieux mineurs, et ça m’a laissé rêveur. Sur toute la paroi est du Divide, cette nuit-là, c’était le silence, et le murmure du vent, sauf dans le ravin qui retentissait de nos braillements. De l’autre côté du Divide, c’était le versant ouest, et le grand plateau qui menait à Steamboat Springs, et puis la dépression qui donnait sur la partie est du désert du Colorado. Et le désert de l’Utah. L’obscurité régnait partout, en cet instant où nous étions en train de vociférer, blottis au creux de la montagne, nous les Américains ivres-fous de cette terre puissante. Et plus loin, plus loin encore, derrière les sierras, de l’autre côté de Carson Sink, ce joyau scintillant, couleur de nuit, enchâssé dans sa baie, le vieux Frisco de mes rêves. Nous étions perchés sur le toit de l’Amérique, et ne savions que gueuler — pour atteindre, qui sait ? l’autre côté de la nuit, l’Est, au-delà des plaines, où un vieillard chenu était peut-être en route vers nous, porteur de la Parole, sur le point d’arriver pour nous faire taire. Burford passait les bornes ; il tenait absolument à retourner au bar où il s’était battu. Ed et moi, tout en réprouvant ses manières, on voulait pas le lâcher. Il s’est approché de Bellaconda, l’artiste, et lui a jeté son cocktail à la figure. Sa sœur Beverly s’est mise à crier : « Non, Bob, Pas ça ! » Il a fallu le traîner dehors. Il était hors de lui. Un baryton du chœur s’est joint à nous, et on est allés dans un bar local. Il a traité la serveuse de pute. Il y avait un groupe de gars pas marrants au comptoir ; ils avaient horreur des touristes. L’un d’entre eux nous a dit : « Voyez, les gars, vous feriez mieux de déguerpir d’ici qu’on ait compté jusqu’à dix. » On se l’est pas fait dire deux fois. On est retournés à la baraque d’un pas mal assuré, et puis on a dormi. Le lendemain matin, au réveil, en me retournant dans mon lit, j’ai soulevé un nuage de poussière. J’ai tiré sur la fenêtre pour l’ouvrir ; elle était clouée ; Ed White était couché, lui aussi. On toussait, on éternuait. On a déjeuné de bière pas fraîche. Beverly est arrivée de son hôtel, et on a rassemblé nos affaires pour partir. Mais il fallait d’abord — ordres de Brierly — qu’on aille regarder Bellaconda l’artiste mélanger des trucs dans son chaudron. Pour Burford, ce serait une manière de lui faire des excuses. On s’est tous mis autour du chaudron pendant que l’artiste pontifiait. Burford souriait, hochait la tête, il faisait son possible pour avoir l’air intéressé, la mine archi-contrite. Brierly se rengorgeait. Beverly s’appuyait sur moi, fatiguée. Je suis sorti, et j’ai cherché des toilettes dans le dortoir des ouvreurs. Une fois assis sur la lunette, j’ai vu un œil de l’autre côté de la serrure, et j’ai entendu une voix qui disait : « Qui c’est ? — C’est Jack », j’ai répondu. C’était Brierly ; il déambulait, le chaudron l’avait rasé. Tout fichait le camp, visiblement. Comme on descendait les marches de la baraque des mineurs, Beverly a glissé et s’est affalée de tout son long. Elle était à bout de nerfs, la pauvre. Son frère et moi, on l’a aidée à se relever. On est retournés à la voiture. Temko et Jean nous ont rejoints, et on a pris le chemin du retour, tristement. Tout d’un coup, on s’est retrouvés à descendre la montagne, avec vue sur la plaine de Denver, immense comme une mer ; une chaleur de four. On s’est mis à chanter. J’avais hâte de continuer sur San Francisco, des fourmis dans les jambes. Ce soir-là, j’ai retrouvé Allen et, à ma grande surprise, il m’a dit qu’il avait passé la nuit à Central City avec Neal, lui aussi. « Qu’est-ce que vous avez fait ? — Oh, on a fait la tournée des bars, et puis Neal a piqué une bagnole et on est rentrés à cent cinquante dans les virages. — Je vous ai pas vus. — On savait pas que tu étais là. — Ben écoute, mec, je m’en vais à San Francisco. — Neal t’apporte Ruth sur un plateau, ce soir. — O. K., je vais remettre mon départ, alors. » Je n’avais pas d’argent. J’ai écrit à ma mère par avion pour lui demander de m’envoyer cinquante dollars, en lui expliquant que c’était la dernière fois, et qu’après c’était moi qui lui en enverrais, dès que j’aurais trouvé le bateau. Là-dessus je suis allé chercher Ruth Gullion, et la ramener à l’appartement. Après avoir parlementé longuement dans l’obscurité du salon, j’ai réussi à l’emmener dans ma chambre. C’était une môme gentille, simple et vraie, qui avait une peur bleue du sexe ; parce qu’elle voyait des trucs tellement épouvantables à l’hôpital, m’a-t-elle expliqué. Je lui disais que c’était beau, le sexe, et j’ai voulu le lui prouver. Elle m’a laissé faire, mais j’ai été trop impatient, et je n’ai rien prouvé du tout. Elle a soupiré dans le noir. « Qu’est-ce que tu veux de la vie ? » je lui ai demandé, je demandais tout le temps ça aux filles, à l’époque. « Je sais pas, elle m’a répondu, faire mon travail, m’en sortir. » Elle a bâillé. Je lui ai mis la main sur la bouche en lui disant de ne pas bâiller. J’ai essayé de lui dire à quel point la vie m’emballait, de lui parler de tous les trucs qu’on pourrait faire ensemble — moi qui projetais de quitter Denver le lendemain. Elle s’est détournée avec lassitude. On est restés allongés sur le dos, à regarder le plafond, et à se demander où Dieu avait voulu en venir quand il avait créé la vie si triste, si désenchantée. On a vaguement projeté de se retrouver à Frisco. J’étais en train de vivre mes derniers instants à Denver. Je l’ai bien senti en la raccompagnant chez elle dans le sanctuaire de la nuit urbaine, et au retour quand je me suis étendu sur la pelouse d’une vieille église, au milieu d’une bande de trimardeurs dont les histoires m’ont donné envie de repartir sur la route. De temps en temps, il y en avait un qui se levait pour taper le passant d’une pièce. Ils parlaient des moissons, qui remontaient vers le nord. La nuit était tiède et douce. J’avais envie d’aller chercher Ruth, de lui faire l’amour vraiment cette fois, pour calmer ses angoisses sur les hommes. En Amérique, les garçons et les filles ont des rapports si tristes ; l’évolution des mœurs les oblige à coucher ensemble tout de suite, sans avoir parlé comme il faut. Non pas parlé-baratiné, mais parlé vrai, du fond de l’âme, parce que la vie est sacrée, et chaque instant précieux. J’ai entendu la locomotive de la compagnie Denver & Rio Grande qui filait vers les montagnes en hurlant. Je voulais poursuivre mon étoile. Temko et moi, on ne s’est pas couchés, et on est restés à parler, mélancoliques, jusqu’à minuit passé. « Tu as lu Les vertes collines d’Afrique ? C’est le meilleur bouquin d’Hemingway. » On s’est souhaité bonne chance. On se retrouverait à Frisco. J’ai aperçu Burford, sous un arbre obscur, dans la rue. « Salut Bob, alors, quand est-ce qu’on se retrouve ? » Je suis allé chercher Allen et Neal — introuvables. Ed White a levé la main en me lançant : « Alors, tu te barres, Yo ? » On s’appelait Yo mutuellement. J’ai dit : « Ouaip. » J’ai encore vagabondé un peu par les rues de Denver. Dans tous les clodos de Larimer Street, je croyais voir le père de Neal, le vieux Neal Cassady, le Coiffeur comme ils l’appelaient. Je suis allé au Windsor Hôtel, où père et fils avaient vécu, et où une nuit Neal avait eu une peur bleue parce que le cul-de-jatte qui partageait leur chambre avait déboulé sur ses terribles roulettes pour le tripoter. J’ai vu la lilliputienne qui vendait les journaux, sur ses petites jambes, à l’angle de la Quinzième Rue et de Curtis Street. « Tu te rends compte, mec, m’avait dit Neal, tu peux la soulever dans les airs pour la baiser. » Je suis passé devant les bastringues tristes de Curtis Street : jeunes gars en blue-jeans et T-shirts rouges ; coques de cacahuètes, cinémas avec marquises, tripots. Au-delà des néons de la rue, c’était le noir ; au-delà du noir, l’Ouest. Fallait que je parte. À l’aube, j’ai trouvé Allen. J’ai lu une partie de son énorme journal, j’ai dormi chez lui, et le lendemain matin, bruine et grisaille, Al Hinkle — un grand d’un mètre quatre-vingt-dix — est arrivé avec Bill Tomson, le beau gosse, et Jim Holmes le bossu, requin des salles de jeux. Jim Holmes avait de grands yeux d’un bleu céleste, mais il était incapable d’articuler trois mots, ennuyeux comme la pluie. Il portait la barbe ; il vivait avec sa grand-mère. Big Al était fils et frère de flics. Bill Tomson se vantait de courir plus vite que Neal. Ils se sont assis et ont écouté avec des sourires intimidés Allen lire sa poésie démente et apocalyptique. Je me suis affalé dans un fauteuil, j’étais cané. « Oh vous, oiseaux de Denver ! » s’est écrié Allen. On est tous sortis l’un après l’autre, et on est allés dans une ruelle de Denver typique, entre des incinérateurs qui fumaient lentement. « Je venais pousser mon cerceau dans cette ruelle », m’a dit Hal Chase. J’aurais voulu voir ça. J’aurais voulu voir Denver dix ans avant, quand ils étaient gosses, tous, et que, dans le matin de soleil et de cerisiers en fleur, au Printemps des Rocheuses, ils poussaient leurs cerceaux le long des ruelles joyeuses de toutes les promesses… toute la bande. Et Neal, sale et dépenaillé, qui rôdait en solo, dans sa ferveur inquiète. Bill Tomson et moi, on s’est baladés sous la bruine ; je suis passé chez la copine d’Eddie et j’ai récupéré ma chemise en laine écossaise, la chemise de Preston, Nebraska. Elle était là, emballée, cette chemise immense comme un chagrin. Bill Tomson m’a dit : Rendez-vous à Frisco. Tout le monde allait à Frisco. J’ai découvert que mon mandat était arrivé. Le soleil est sorti, et Ed White m’a accompagné en trolley jusqu’à la gare routière. J’ai pris mon billet pour San Fran, qui m’a coûté la moitié de mes cinquante dollars, et j’ai embarqué à deux heures de l’après-midi. Ed White m’a fait au revoir de la main, le car a quitté les rues de Denver, ardentes et fourmillant d’histoires. « Bon Dieu, je me suis promis, faudra que je revienne pour de nouvelles aventures. » Neal avait appelé à la dernière minute, il m’avait dit que lui et Allen viendraient peut-être me rejoindre sur la côte ; j’ai médité la chose, et je me suis rendu compte que je n’avais pas parlé cinq minutes d’affilée avec Neal tout le temps de mon séjour. Mais voilà, j’étais parti. Et eux, voici ce qu’ils ont fait. Neal a réglé ses histoires de femmes, et ils sont partis ensemble, en rigolant joyeusement, ils ont pris la route pour le Texas. À Denver, quelqu’un les a vus dans South Broadway ; Neal courait, et il sautait en l’air pour attraper les hautes feuilles des arbres. Selon cet informateur, Allen consignait ses faits et gestes. C’est ce que m’a dit Dan Burmeister, dont je reparlerai plus tard. Ils ont voyagé de jour comme de nuit pour atteindre le Texas, et ils n’ont pas fermé l’œil de tout le voyage, parlant sans cesse. Discuté de tout, décidé de tout. Sur l’autoroute, du côté des rochers de Raton, le long des prairies mendigotes d’Amarillo, balayées par le vent, dans le bush, au cœur du Texas, ils ont parlé, parlé, tant et si bien qu’en arrivant dans les parages de Waverly, du côté de Houston, où vivait Bill Burroughs, ils sont tombés à genoux sur cette route obscure, face à face, pour se jurer amitié et amour éternels. Allen a béni Neal, qui en a pris acte. Ils sont restés agenouillés à psalmodier jusqu’à en avoir mal aux rotules, et comme ils erraient dans les bois à la recherche de la maison de Bill, ils l’ont vu passer de sa démarche chaloupée le long d’une clôture, sa gaule à la main, il venait de pêcher dans le bayou. « Vous voilà quand même, les gars, Joan et Hunkey commençaient à se demander où vous étiez passés. — Il est là, Hunkey ? » ils se sont écriés, ravis. « Il est là et bien là, passe pas inaperçu… — Waou, youpi, merde alors ! s’est écrié Neal.

Je vais pouvoir découvrir Hunkey, aussi. Allons-y, grouillez ! » C’est alors que s’enchaînèrent une série de circonstances qui devaient les conduire à New York au moment où j’y arriverais moi-même. Mais, pour l’instant, je roulais ma bosse dans San Francisco, et je reparlerai d’eux bientôt. Je venais retrouver Henri Cru avec deux semaines de retard. Le trajet en car s’était déroulé sans rien de saillant, sinon que plus on approchait, plus j’avais d’élan vers la ville. Cheyenne, de nouveau, l’après-midi cette fois, les rangelands, le Divide vers minuit, à la hauteur de Creston, à l’aube Salt Lake City, capitale des jets d’arrosage, le dernier endroit où l’on se serait figuré que soit né Neal, le Nevada sous un chaud soleil, Reno à la nuit tombante, avec ses rues chinoises qui clignotaient, et puis à l’assaut de la Sierra Nevada, pins, étoiles, chalets de montagne rendez-vous des amoureux de Frisco. Petit garçon sur le siège arrière qui sanglote : « Mman, quand c’est qu’on rentre à Truckee ? », et Truckey elle-même, son berceau, son bercail, pour descendre jusqu’aux plaines de Sacramento. Tout à coup j’ai réalisé que j’étais en Californie. L’air était tiède et faste, on l’aurait embrassé, il y avait des palmiers. Longé le Sacramento légendaire sur une super-autoroute, attaqué les collines, ça monte, ça descend, et tout d’un coup une vaste baie, juste avant l’aube, Frisco soulignée d’une guirlande de lumières somnolentes. En passant le pont d’Oakland, pour la première fois depuis Denver, j’ai dormi d’un sommeil profond. De sorte que quand on s’est arrêtés à la gare routière, sur Marker Street et la Troisième, je me suis réveillé en sursaut, et il m’est revenu que j’étais à San Francisco, c’est-à-dire à plus de cinq mille bornes de la maison de ma mère, à Ozone Park, Long Island. J’ai déambulé comme un fantôme hagard, et je l’ai rencontrée, cette Frisco, ses longues rues lugubres, les câbles du tramway, dans ses bandelettes de brouillard et de blanc. J’ai parcouru quelques rues, le pas incertain. Des clodos louches (dans Mission St.) m’ont demandé l’aumône à l’aube. J’ai entendu de la musique, quelque part. « Qu’est-ce que ça va me botter tout ça, plus tard ! Mais pour le moment, il faut que je trouve Henri Cru. » J’ai suivi ses indications, et je suis passé sur le pont de la Golden Gâte pour rallier Marin City. Le soleil irradiait la brume de chaleur sur le Pacifique, une brume opaque à mon œil ; c’était le bouclier étincelant de cet océan universel, en partance pour la Chine, et il me paraissait d’autant plus formidable que j’avais prévu d’embarquer. Marin City, où habitait Henri Cru, était un ramassis de bicoques au fond de la vallée, des logements sociaux, construits pour les ouvriers des chantiers navals pendant la guerre. Le site était un vrai canyon, encaissé, ses pentes couvertes d’arbres à profusion. Les habitants de la cité avaient leurs propres boutiques, leurs coiffeurs, leurs tailleurs. On disait aussi que c’était la seule communauté d’Amérique où les Blancs et les Noirs vivaient ensemble par choix ; et c’était vrai ; je n’ai jamais vu un endroit aussi débridé ni aussi joyeux depuis. Sur la porte de la bicoque d’Henri, j’ai trouvé le papier qu’il y avait punaisé trois semaines plus tôt. « Jack Grande Gueule (en majuscules énormes) ! Si tu trouves personne à la maison, passe par la fenêtre. Signé Henri Cru. » La feuille était grise et délavée, mais Henri m’attendait toujours. Je suis passé par la fenêtre, et je l’ai trouvé en train de dormir avec Diane, sa petite amie — dans un lit volé à un navire marchand, il me l’a expliqué plus tard ; il faut imaginer l’électricien du bord qui attend la nuit close pour passer un plumard par-dessus le bastingage en douce, et faire toutes rames vers la côte. Et encore, ça ne dit pas tout sur le personnage d’Henri Cru. Si je raconte tous les détails de mon séjour à San Fran, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans ce que j’allais vivre par la suite. Henri et moi nous étions rencontrés à la prep school, des années plus tôt, mais ce qui nous avait vraiment liés, c’était mon ex-femme. C’était lui qui l’avait vue le premier. Un jour, il entre dans ma chambre, au foyer, et il me dit : « Debout, Kerouac, le vieux maestro est venu te voir. » Moi je me lève, et en enfilant mon pantalon je fais tomber quelques pièces par terre. Il était quatre heures de l’après-midi, je passais mon temps à dormir quand j’étais étudiant. « Attends, attends, ne sème pas ta fortune à tous vents ; je me suis trouvé une petite nana extra, et ce soir je l’emmène au Lions Den. » Le voilà qui m’y traîne pour me la présenter. Une semaine plus tard, elle le quittait pour moi. Elle m’a dit qu’il ne lui inspirait que du mépris. C’était un Français, un gars de vingt ans, grand brun sexy, genre Marseillais qui fait du marché noir ; comme il était français, il mettait un point d’honneur à ne parler que la langue du jazz, il parlait un anglais parfait, un français parfait. Il aimait se fringuer chic, sortir avec des blondes classe et claquer de la maille. Loin qu’il ait eu du mal à me pardonner d’avoir baisé son Edie, c’est la raison même de nos liens, et depuis le premier jour il a toujours été loyal envers moi, et m’a porté une affection sincère, Dieu sait pourquoi. Quand je l’ai retrouvé à Marin City, ce matin-là, il était dans la dèche, il traversait la mauvaise passe de la vingt-cinquaine. Il en était réduit à zoner en attendant un bateau, et pour gagner sa vie entre-temps il avait pris un boulot de vigile à la caserne, dans le secteur du canyon. Sa petite amie, qui avait la langue bien pendue, le traînait dans la boue une fois par jour. Ils économisaient sou à sou la semaine et sortaient claquer cinquante dollars en trois heures le samedi. Dans la baraque, Henri se baladait en short, avec une drôle de casquette de l’armée sur la tête, et Diane avec ses bigoudis, et c’est dans cette tenue qu’ils passaient la semaine à s’engueuler. Jamais entendu autant de prises de bec de toute ma chienne de vie. Mais le samedi soir, ils étaient tout sourires l’un pour l’autre, et ils prenaient leur essor comme un couple d’amoureux hollywoodiens personnifiant la réussite. Henri voulait lancer Diane au cinéma, et moi, il voulait que je devienne scénariste pour les studios. Un grand rêveur. Il s’est réveillé, et il m’a vu arriver par la fenêtre. Son rire, j’en ai rarement entendu d’aussi tonitruants, m’a fait vibrer les tympans. « Aaah, Kerouac, il entre par la fenêtre, il suit les instructions à la lettre. Où tu étais passé, t’as quinze jours de retard ! » Il me balance une claque dans le dos, il met une bourrade à Diane, il se tient au mur pour pas tomber, il rit, il chiale, il cogne tellement fort sur la table qu’on l’entend dans tout Marin City, où son rire énorme résonne. « Kerouac ! » il piaille. « Le seul, l’unique, l’indispensable ! » Je venais de traverser le petit village de pêcheurs de Sausalito, et j’avais dit la première chose qui m’était venue à l’esprit : « Il doit y avoir pas mal d’Italiens, à Sausalito. » Et lui, répétait à tue-tête : « Il doit y avoir pas mal d’Italiens, à Sausalito ! Aaah ! » Il se cognait sur la poitrine, il est tombé du lit, il en a presque roulé par terre. « T’as entendu ce que Kerouac vient de dire ? Il doit y avoir pas mal d’Italiens, à Sausalito ! Ah ah ah, oh oh oh, hi hi hi ! » À force de rire, il était rouge comme une tomate. « Ah tu me tues, Kerouac, t’es tordant comme mec, et te voilà, t’as fini par arriver, le gars entre par la fenêtre, tu l’as vu, Diane, il suit les instructions, il passe par la fenêtre… ah ah ah, oh oh oh ! » Le plus drôle, c’est que dans l’appartement d’à côté vivait un Noir nommé Mr. Snow, monsieur Neige, et dont le rire, je le jure sur la Bible, était toutes catégories confondues le rire le plus monumental, le plus tonitruant du monde. Je ne saurais pas le décrire, mais je vais quand même le faire dans un instant. Or, Mr. Snow avait commencé à rire à table, où sa bourgeoise avait dit un truc anodin, il s’était levé en s’étranglant, il s’était appuyé contre le mur, il avait levé les yeux au ciel ; il avait fini par sortir en titubant et en s’appuyant sur les murs de ses voisins : ivre de rire ; il s’est traîné dans la ville parmi les ombres, en adressant ses quintes de rire triomphal au démon qui le possédait… Je ne garantis pas qu’il ait fini de manger. Il n’est pas impossible qu’Henri, à son insu, se soit inspiré du phénoménal Mr. Snow. Et donc, malgré ses problèmes professionnels et sa vie amoureuse déplorable avec une femme à la langue acérée, il avait du moins appris à rire presque mieux que n’importe qui, et je me suis dit que nous n’allions pas nous ennuyer à Frisco. Le contrat était le suivant : Henri couchait avec Diane dans le lit, et moi je prenais le lit de camp sous la fenêtre, à l’autre bout de la pièce. Pas touche à Diane. Henri m’avait tout de suite chapitré sur la question : « Et que je ne vous prenne pas à folâtrer ensemble quand vous vous figurerez que je ne vous regarde pas. Le vieux maestro connaît la musique. Proverbe original de ma composition. » J’ai regardé Diane. Un beau morceau, peau de miel, tentante, mais j’ai lu dans ses yeux la haine qu’elle nous portait à l’un comme à l’autre. Elle ambitionnait d’épouser un homme riche. Elle venait d’un bled du Kansas, et elle regrettait amèrement le jour où elle s’était mise avec Henri. Lors d’un de ses week-ends de flambeur, il avait claqué cent dollars pour elle, et elle s’était figuré avoir rencontré un fils de famille. Au lieu de quoi elle se retrouvait coincée dans cette bicoque, où elle restait faute de mieux. Elle avait un boulot à Frisco, et il lui fallait prendre le car tous les jours, au carrefour. Elle ne l’a jamais pardonné à Henri. Lui s’accommodait tant bien que mal de la situation. Moi, j’étais censé rester à la baraque, et écrire un brillant scénario original. Henri prendrait un avion de la Stratosphère, avec sa harpe sous le bras, et il ferait notre fortune à tous. Diane partirait avec lui. Il allait la présenter au père d’un pote à lui, cinéaste célèbre et ami intime de W.C. Fields. Donc, ma première semaine à Marin City, je suis resté à la baraque, et j’ai écrit comme un furieux en m’attaquant à un conte sinistre, situé à New York, et susceptible de faire le bonheur d’un réalisateur d’Hollywood ; seulement l’ennui, c’est qu’elle était trop triste, mon histoire. Henri savait tout juste lire, il ne l’a jamais lue, il s’est contenté de l’emporter à Hollywood, quelques semaines plus tard. Diane s’ennuyait comme un rat mort, et elle nous avait bien trop pris en grippe pour la lire. Je passais d’innombrables heures pluvieuses à boire du café et gratter du papier. Pour finir, j’ai déclaré forfait ; j’ai dit à Henri que j’avais besoin de trouver du boulot : même les cigarettes, je devais les leur mendier… Une ombre de déception est passée sur son visage. Ce gars-là, ses déceptions étaient des plus curieuses. Il avait un cœur d’or. Il s’est débrouillé pour me trouver le même boulot que lui, vigile à la caserne. Il a fallu que je fasse toutes les démarches habituelles, et à ma grande surprise ces enfoirés m’ont engagé. J’ai prêté serment devant le chef de la police locale, on m’a donné un insigne, une matraque, à présent je faisais partie des supplétifs. Je me demandais ce que Neal et Allen, et Burroughs aussi, diraient de ça. Il fallait que je porte un pantalon bleu marine pour aller avec ma veste noire et ma casquette de flic ; les deux premières semaines, j’ai dû emprunter le pantalon d’Henri, mais comme il était grand et qu’il avait pris de la bedaine à force de se goinfrer par désœuvrement, le soir de ma première garde, je flottais dans mon fute, on aurait dit Charlot. Henri m’a donné une lampe de poche et filé son automatique, un. 32. « Où tu l’as eu, ce flingue ? » je lui ai demandé. « L’été dernier, je rentrais sur la Côte, et à North Platte, dans le Nebraska, j’ai sauté du train pour me dégourdir les jambes, et qu’est-ce que je vois dans une vitrine, ce petit bijou, alors je l’ai acheté illico, et j’ai rattrapé le train en marche. » J’ai essayé de lui raconter ma propre aventure à North Platte, la fois où j’étais allé acheter cette bouteille de whisky avec les gars, et il m’a lancé des grandes claques dans le dos en me disant que j’étais un mec tordant. Nanti de la torche pour éclairer ma route, j’escaladais les parois abruptes du canyon côté sud, pour arriver au-dessus d’un highway qui charriait un flot de voitures allant vers Frisco la nuit, je dévalais l’autre versant en manquant de me casser la figure, et j’arrivais au fond d’un ravin, devant une petite ferme, le long d’un ruisseau, où un chien, toujours le même, m’a aboyé aux fesses toutes les nuits que Dieu a faites pendant des mois. Ensuite, on pouvait marcher vite, c’était une route argentée de poussière, sous les arbres noir d’encre de la Californie, une route en zigzag comme le signe de Zorro, une route comme toutes celles qu’on a vues dans les westerns de série B, et moi je sortais mon flingue et je jouais au cow-boy dans le noir. Après ça, il y avait encore une colline, et puis c’étaient les baraquements. Ils abritaient les ouvriers du bâtiment, qui partaient outre-mer. Les gars en transit y attendaient leur bateau. La plupart s’embarquaient pour Okinawa ; la plupart avaient le feu — c’est-à-dire les flics — aux trousses. Bandes de frères, des durs du Montana, des types louches arrivés de New York, des gars de tout poil et de toute origine. Et comme ils savaient fort bien quel enfer ce serait de travailler un an plein à Okinawa, ils buvaient. Le boulot des brigades spéciales était de veiller à ce qu’ils ne démolissent pas les baraquements. On avait notre Q.G. dans le bâtiment principal, une cahute en bois, avec des bureaux en frisette. On venait s’asseoir autour d’un bureau-cylindre, on retirait nos flingues, on bâillait, et les vieux flics racontaient des histoires. C’était une bande de pourris, flics jusqu’à l’os, à part Henri et moi. Henri, tout ce qu’il voulait c’était gagner sa vie, et moi aussi, tandis que ces types, ils voulaient arrêter du monde, et se faire encenser par le Chef, en ville. Ils disaient même que si on ne procédait pas à une arrestation par mois minimum, on était viré. L’idée d’arrêter quelqu’un, ça me coupait la chique. Et pour dire vrai, la nuit du grand bazar, j’étais aussi bourré que les autres. Ce soir-là, la répartition des tours de garde faisait que j’étais tout seul pendant six heures, seul flic à bord. Non pas que ça se savait, mais ce soir-là, il faut croire que tout le monde s’était soûlé la gueule dans les baraquements. Leur bateau partait le lendemain. Ils buvaient comme des matelots en bordée à la veille de lever l’ancre. Moi j’étais au bureau, dans un fauteuil, pieds sur la table, et je lisais des histoires de l’Oregon et du pays du Nord, dans la collection Bluebook, quand, tout à coup, je réalise qu’il y a pas mal de chahut par rapport au silence habituel de la nuit. Je sors. Il y a de la lumière dans presque tout le baraquement. Ça gueule, ça casse des bouteilles.
J’ai plus le choix. Je prends ma torche, je vais tout droit à la baraque où ça fait le plus de boucan, et je frappe. La porte s’entrouvre d’une vingtaine de centimètres. « Qu’esse que tu veux, toi ? — C’est moi qui suis de garde, ce soir, et je vous signale que vous êtes censés vous tenir tranquilles. » Genre de remarque à la con. Ils me claquent la porte à la figure ; je reste là, nez contre le bois. C’est comme dans un western, il faut que je m’impose. Je refrappe. Ce coup-là, ils ouvrent tout grand. « Écoutez, je dis, je suis pas venu vous les casser, les gars, mais moi je vais perdre mon boulot si vous faites trop de boucan. — T’es qui ? — Je suis le vigile. — On t’a jamais vu. — Ben, voilà mon insigne. — Et t’as besoin d’avoir ce flingue de foire collé au cul ? — Il est pas à moi », je dis pour m’excuser, « on me l’a prêté. — Rentre boire un coup, putain, merde. » C’est pas de refus, pendant que j’y suis ; j’en bois deux. « C’est bon, les gars », je dis, « vous ferez pas de bruit Sinon c’est moi qui morfle, hein. — T’inquiète, p’tit gars, va faire ta ronde, et reviens boire un coup si ça te dit. » C’est comme ça que je fais du porte à porte, et en moins de deux, je suis aussi torché que les autres. L’aube venue, j’avais le devoir de hisser les couleurs sur un mât de dix-huit mètres et ce matin-là j’ai hissé la bannière étoilée à l’envers, et puis je suis rentré me coucher. Quand je suis revenu prendre mon service, le soir, j’ai trouvé mes flics en titre siégeant dans le bureau, avec des têtes sinistres. « Dis donc, p’tit, c’était quoi ce boxon, hier au soir ? On a eu des plaintes de gens qu’habitent de l’autre côté du canyon. — Je sais pas », je dis, « ça m’a l’air bien tranquille, à présent. — Tout le contingent est parti. T’étais censé faire régner l’ordre, ici, hier soir. Le chef te bénit. Et puis, aut’chose, tu sais que tu risques la prison pour hisser les couleurs à l’envers. — À l’envers ? » Là je suis horrifié, parce que, bien sûr, je ne m’en étais pas aperçu. C’était devenu un geste machinal, tous les matins, je secouais le drapeau dans la rosée pour faire tomber la poussière, et je le hissais sur sa hampe. « Ouais m’sieur », me dit un gros flic qui avait été maton trente ans dans une taule atroce, San Quentin. Les autres hochent la tête, d’un air sinistre. Ils passaient leur vie assis sur leur cul, fiers de leur métier. Ils sortaient leurs flingues, ils en parlaient tout le temps, mais ils les braquaient jamais. Ça les démangeait de faire un carton sur quelqu’un. Sur Henri et moi. Que je te décrive les deux pires. Il y avait le gros, ancien maton à San Quentin, dans les soixante ans, de la bedaine, retraité il n’arrivait pas à s’arracher aux ambiances qui avaient toute sa vie nourri son âme desséchée. Paraît qu’il était marié. Tous les soirs, il venait au boulot dans sa Buick 37, pointait à l’heure pile, et s’installait au bureau à cylindre. Là-dessus, il s’attelait à la besogne pour lui épineuse de remplir la fiche sommaire du soir : rondes, heures, incidents, etc. Après ça, il pouvait se détendre, et raconter des histoires. « Dommage que t’étais pas là il y a deux mois, quand moi et Tex (l’autre ordure, un jeune qui voulait entrer dans la police montée du Texas et rongeait son frein ici), quand moi et Tex on est allés arrêter un poivrot au baraquement G. Il pissait le sang, dis donc ! Tout à l’heure je t’emmène voir les taches. On l’envoyait rebondir sur les murs. D’abord Tex lui a filé un coup de matraque, et puis moi, et puis Tex a sorti son flingue et il lui a mis une calotte avec la crosse, moi j’allais m’y mettre aussi, mais le gars s’est écroulé, il est parti à vapes bien gentiment. Il avait juré de nous descendre quand il sortirait de taule — il a pris trente jours — mais ça fait SOIXANTE jours aujourd’hui et on l’a pas vu se pointer. » C’était là tout le sel de l’histoire, ils lui avaient fichu une telle trouille qu’il avait pas le flan de revenir les descendre. Moi ça m’inquiétait plutôt : des fois que ça lui prenne, et qu’il me confonde avec Tex, dans le noir, entre deux baraques… Le vieux flic continuait, tout à sa nostalgie attendrie des horreurs de San Quentin : « Le matin, pour aller déjeuner, on les faisait marcher au pas comme une section. Pas un qui déraillait. Tout était réglé comme papier à musique, fallait voir. Trente ans, j’ai été gardien. Jamais un pépin. Les gars, ils savaient qu’on rigolait pas. À présent, y a des tas de mecs qui mollissent, dans ce métier, et le plus souvent, c’est justement ceux-là qu’ont des ennuis. Tiens, toi, par exemple, d’après ce que j’ai pu observer, t’es un peu trop COU-LANT avec les gars, je dirais. » Il a levé sa pipe et m’a lancé un regard aigu. « Ils en profitent, tu comprends. » Je le savais bien. Je lui ai dit que je n’avais pas l’étoffe d’un flic. « Oui, mais enfin, tu t’es PORTÉ CANDIDAT pour ce boulot. Alors maintenant, faudrait savoir ce que tu veux, sinon t’iras nulle part. C’est ton devoir. T’as prêté serment. Ces choses-là, ça se négocie pas. Le maintien de l’ordre, c’est une obligation. » Je ne savais que dire : il avait raison mais moi, tout ce que je voulais, c’était me tirer en douce dans la nuit, disparaître, découvrir ce que les gens faisaient dans le reste du pays. Tex, l’autre flic, était un petit blond trapu, musclé, les cheveux en brosse, le cou agité d’un tic, nerveux comme un boxeur qui donne des coups de poing dans sa paume. Il se sapait comme les Rangers d’autrefois, revolver sur les hanches, avec sa cartouchière, et une sorte de petite badine, avec des bouts de cuir qui pendouillaient partout, une vraie chambre de torture ambulante ; des chaussures nickel, une veste souple, un chapeau renvoyé en arrière, il lui manquait que les bottes. Il passait son temps à me montrer des prises ; il m’attrapait entre les jambes et me soulevait prestement dans les airs. En termes de force pure, avec la même prise, moi je l’envoyais au plafond, et je le savais très bien. Mais je me gardais de le lui laisser voir, de crainte qu’il ne veuille faire un match de lutte avec moi. Avec un gars comme ça, un match de lutte risquait de se terminer au flingue. J’étais sûr qu’il tirait mieux que moi. J’avais jamais eu de flingue de ma vie. Même le charger, ça me faisait peur. Tex rêvait d’arrêter quelqu’un. Une nuit qu’on était de garde tous deux, il revient vert de rage. « Y a des gars, là-bas, je leur ai dit de se calmer, et ils font toujours autant de bruit. Ça fait deux fois que je leur dis, moi je répète pas les choses trois fois. Viens avec moi, j’y retourne et je les arrête. — Attends, moi je vais leur donner une troisième chance, je vais leur parler », je lui dis : « Non, m’sieur, avec moi, deux fois ça suffit. » Je soupire, nous voilà partis. On arrive à la salle délictueuse, Tex ouvre la porte, et il dit aux gars de sortir un par un. C’était gênant. On rougissait tous jusqu’au dernier. C’est toute l’histoire de l’Amérique : chacun fait ce qu’il croit devoir faire. Des gars se soûlent la gueule et parlent un peu trop fort la nuit, et alors ? Mais Tex avait quelque chose à prouver. Il m’avait pris avec lui pour le cas où les types lui auraient sauté dessus. Ils en étaient capables. C’étaient des frères, tous de l’Alabama. On est allés au bureau, peinards, Tex ouvrait la marche et moi je la fermais. L’un des gars me lance : « Dis à ce salopard, cette tête de nœud, de pas nous charger, sinon on risque de se faire virer, et de jamais partir à Okinawa. — Je vais lui parler. » Une fois arrivés, je dis à Tex de passer l’éponge. Il répond en rougissant, assez fort pour que tout le monde entende : « Avec moi c’est deux chances, pas trois. — Putain qu’essa peut te foutre dit le gars de l’Alabama. On risque de perdre notre boulot. » Tex n’a rien dit, et il a rempli les formulaires d’arrestation. Il n’a arrêté qu’un seul gars, et appelé la voiture qui patrouillait en ville. Les flics sont arrivés et ils l’ont embarqué. Les autres frères sont partis, ils faisaient la gueule. « Qu’est-ce qu’elle va dire, la mère ? » ils se demandaient. Il y en a un qui est revenu : « Dis-lui bien, à cet enfoiré de Texan, que si mon frère est pas sorti demain soir, on va lui faire sa fête. » Je l’ai répété à Ted, tel que, et il n’a rien dit. Le frère s’en est tiré facilement, il ne s’est rien passé. Le contingent a pris la mer. Une nouvelle horde sauvage est arrivée. Sans mon pote Henri Cru, je n’aurais pas gardé ce boulot deux heures. Mais Henri et moi, on était souvent de garde ensemble, et c’est là que l’ambiance valait le coup. On faisait notre première ronde de la nuit en prenant tout notre temps. Henri poussait toutes les portes pour voir si elles étaient fermées à clef ; il espérait toujours en trouver une pas verrouillée. « Ça fait des années que j’ai dans l’idée de dresser un chien pour en faire un pickpocket d’élite ; il irait dans la chambre de ces types, piquer les dollars dans leurs poches ; je le dresserais à prendre que le billet vert, et même, si c’est humainement possible, que les billets de vingt. Je lui en ferais renifler à longueur de journée. » Henri était bourré de chimères dans ce genre ; il m’a parlé de ce chien pendant des semaines. Et puis une fois, rien qu’une, on est tombés sur une porte pas verrouillée ; moi ça me disait rien qui vaille, je faisais les cent pas dans le couloir. Il l’a poussée subrepticement. Et il s’est retrouvé nez à nez avec la pire des abominations pour lui, la pire horreur : la tête du directeur des baraquements. Elle lui revenait tellement pas, cette tête, qu’il m’avait dit une fois : « Comment il s’appelle, cet auteur russe dont tu me parles tout le temps ? Celui qui bourrait ses pompes de journaux, et qui se baladait avec un haut-de-forme trouvé à la poubelle. » C’était une exagération de ce que je lui avais dit de Dostoïevski, romancier et saint russe. « Ah, c’est ça, c’est ÇA, DOSTIOFFSKI, un type qui a la tronche de ce directeur ne peut s’appeler que Dostioffski. » Le voilà donc nez à nez avec Dostioffski, le directeur, l’administrateur, le boss des baraquements, quoi. La seule porte qu’il ait trouvée pas verrouillée, c’est la sienne. Et ce n’est pas tout. Dostioffski dormait quand il a entendu quelqu’un bricoler la poignée de sa porte. Il se lève en pyjama. Il va jusqu’à la porte, encore plus patibulaire que d’habitude. Quand Henri ouvre, il voit une face hagarde, qui suppure la haine et la fureur bestiale. « Qu’est-ce que ça veut dire ? — Je poussais cette porte, c’est tout… je croyais que c’était, euh… le placard à balais. Je cherchais un balai-éponge. — Mais COMMENT ÇA, tu cherchais un balai-éponge — Ben, euh… » Moi, je me recule et je dis : « Il y a un gars qui a vomi, là-haut, alors il faut qu’on nettoie. — C’est PAS le placard à balais, ici. C’est MA chambre. Encore un incident comme ça et je vous colle une enquête au cul pour vous faire virer ! C’est clair ? — Il y a un gars qui a vomi, là-haut », je répète. « Le placard à balais, il est là-bas, au fond du couloir », il désigne la porte du doigt, et il attend qu’on aille chercher le balai. Nous on y va, et comme deux crétins on l’emporte au premier. « Bon Dieu, Henri, tu nous fous toujours dans les embrouilles. Tu peux pas décrocher un peu ? Pourquoi il faut que tu piques tout le temps ? — Le monde me doit deux-trois choses, c’est tout. Le vieux maestro, il connaît la musique. Si tu continues à parler comme ça, je vais t’appeler Dostioffski. — O.K., Hank, va rapporter le balai. — Vas-y toi, moi il me reste quelques portes à tenter. » Il prétendait avoir trouvé un gars endormi avec un dollar qui sortait de sa poche. « Tu l’as pris ? — Je suis pas en Californie, pays des dingues et des flingues, ou tu deviens dingue ou tu te flingues, pour me refaire ce que ma mère appelait une santé. Lâche pas le vieux maestro, Kerouac, tu vas voir la belle musique qu’on va jouer sur leurs crânes maléfiques. Je suis absolument convaincu, sans l’ombre d’un doute, que ce type-là, ce Dostioffski, cette larve, n’est qu’un voleur, je le vois à la forme de son crâne maléfique. » Henri était klepto, un vrai môme. Autrefois, du temps qu’il vivait en France, écolier solitaire, on l’avait dépouillé de tout. Ses parents se contentaient de le flanquer dans des écoles, et de le planter là. Chaque fois, c’étaient des vexations, avec renvoi final ; il se retrouvait à marcher sur les routes de France, la nuit, en fabriquant des malédictions avec son vocabulaire d’innocent. Il avait bien l’intention de récupérer tout ce qu’il avait perdu ; or sa perte était sans fin ; il allait traîner ça toute sa vie. C’est à la cafétéria des baraquements qu’on faisait nos coups. On surveillait les alentours, pour être sûr que personne ne nous voyait, et surtout qu’aucun de nos petits camarades flics ne se cachait pour nous prendre en défaut, et puis je m’accroupissais, Henri posait les pieds sur mes épaules et je lui faisais la courte échelle. Il poussait la fenêtre, qui n’était jamais fermée, il le vérifiait tous les soirs, il crapahutait et atterrissait sur la table à pâtisserie. Moi, un peu plus agile que lui, je faisais un rétablissement, et je passais. On allait tout droit au bac à glaces. Là, je réalisais un rêve d’enfant ; je retirais le couvercle du conteneur de glace au chocolat, et je plongeais la main dedans jusqu’au poignet ; j’en retirais une pleine spatule et je la léchais. Après ça, on prenait des cartons de glace et on s’empiffrait ; on arrosait les crèmes de coulis de chocolat, parfois on mettait des fraises dessus, aussi, on prenait des cuillères de bois ; ensuite on se baladait dans l’infirmerie, les cuisines, on ouvrait les glacières pour voir ce qu’on pourrait fourrer dans nos poches. Souvent, j’arrachais un bout de rosbif, et je l’enveloppais dans une serviette. « Tu sais ce qu’a dit le président Truman, répétait Henri. La vie est chère, il faut faire des économies. » Un soir, j’attends tant et plus qu’il ait rempli un énorme carton — tellement énorme qu’il passe pas par la fenêtre. Résultat, faut sortir les provisions, tout remettre en place. N’empêche qu’Henri s’est pas tenu pour battu. Un peu plus tard dans la nuit, quand il a eu terminé son service et que je me suis retrouvé tout seul à la base, il s’est passé passe quelque chose de bizarre. Je me promenais sur la piste qui longeait le vieux canyon, dans l’espoir d’apercevoir une biche — Henri en avait vu, les environs de Marin étaient encore sauvages, en 1947 — quand j’entends un bruit effrayant dans le noir. Des halètements, un souffle rauque. Je crois que c’est un rhinocéros prêt à me charger.

Je prends mon flingue, je me remonte les couilles. Une grande silhouette apparaît dans les ténèbres du canyon, avec une tête énorme. Et là, je m’aperçois que c’est Henri, avec une mahousse caisse de provisions sur l’épaule. Je l’entends geindre et ahaner, tellement c’est lourd. Il a réussi à trouver la clef de la cafétéria, et il a sorti la caisse par la porte de devant. « Je te croyais rentré, Henri, qu’est-ce que tu fous là ? — Tu sais ce qu’il a dit, le président Truman. La vie est chère, il faut faire des économies. » Je l’entends souffler comme un phoque dans le noir. J’ai déjà dit à quel point la route était accidentée, pour rentrer chez nous, une misère. Il cache les provisions dans les hautes herbes, et il revient me trouver. « Jack, tout seul, j’y arrive pas. Je vais répartir tout ça dans deux caisses et tu vas m’aider. — Mais j’ai pas fini mon service. — Je vais faire le guet pendant ce temps-là. Les temps sont durs. C’est la débrouille, un point c’est tout. » Il s’essuie le front. « Whoo ! Combien de fois je te l’ai dit, Jack ! On est des potes, on est dans le même bateau. Il n’y a pas trente-six solutions. Tous les Dostioffski, tous les Brigadiers-chefs Davies, tous les Tex, toutes les Diane du monde, tous les crânes maléfiques, veulent notre peau. À nous de pas nous faire truander. Ils ont des atouts dans leurs manches, entre le tissu et leurs bras de malpropres. Rappelle-toi. Le vieux maestro connaît la musique. — Et quand est-ce qu’on se magne pour embarquer » j’ai fini par demander. On faisait ce boulot depuis dix semaines. Je gagnais cinquante-cinq dollars par semaine, et j’en envoyais quarante à ma mère, en moyenne. Depuis mon arrivée, je n’avais passé qu’une soirée à San Francisco. J’étais coincé entre ma vie à la bicoque avec leurs scènes de ménage et mon boulot nocturne aux baraquements. Henri est parti dans la nuit, chercher une deuxième caisse. J’ai bataillé avec lui sur la route Zorro. On a posé une montagne de provisions sur la table de cuisine de Diane. Elle s’est réveillée, s’est frotté les yeux. « Tu sais ce qu’il a dit, le président Truman ? La vie est chère, il faut faire des économies. » Elle était ravie. Tout à coup, je me suis rendu compte qu’il y a un voleur qui sommeille en chaque Américain. Ça me gagnait moi-même. Je me suis mis à pousser les portes pour voir si elles étaient fermées à clef. Les autres flics ont commencé à se gaffer de nous. Ils le lisaient dans nos yeux ; ils devinaient avec un instinct infaillible ce qu’on avait en tête. Des années d’expérience leur avaient appris à comprendre les types comme Henri et moi. La journée, on prenait le flingue, et on sortait tirer la caille, dans les collines. Henri s’approchait tout doucement à un mètre des volatiles bavards, et il envoyait une décharge du. 32. Raté ! Son rire énorme tonitruait sur tous les bois de la Californie, jusqu’au bout de l’Amérique. « Le temps est venu que nous allions voir le Roi de la Banane, toi et moi », me dit-il. C’était un samedi. On s’est faits beaux, et on est allés à la gare routière du carrefour. On a passé une heure à jouer au flipper. On avait pris le coup pour incliner la machine et on a laissé une centaine de parties gratuites pour ceux qui voudraient s’amuser un peu. Partout où on allait, résonnait le rire énorme d’Henri. Il m’a emmené voir le Roi de la Banane. « Il faut que tu écrives une histoire sur le Roi de la Banane », il m’a prévenu. « Va pas entourlouper le vieux maestro en écrivant autre chose. Le Roi de la Banane, c’est un personnage pour toi. Et voici Sa Majesté. » Le roi en question était un vieux Noir qui vendait des bananes, au coin de la rue. Je ne voyais pas l’intérêt. Mais Henri me donnait des bourrades dans les côtes, il m’a même traîné par le collet. « Quand tu écriras sur le Roi de la Banane, tu écriras sur les choses de la vie. » On a flâné dans les rues de San Francisco. Chinatown l’ennuyait. Il m’a ramené voir le Roi de la Banane. Je lui ai dit que j’en avais rien à foutre, de son Roi de la Banane. « Tant que tu n’auras pas compris l’importance du Roi de la Banane, tu ne sauras absolument rien des choses de la vie », il a dit avec emphase. Sur la grand-route qui passait derrière notre bicoque, à flanc de colline, il avait planté des graines dans le fossé, espérant faire pousser de la marijuana. La seule fois qu’on soit allés voir pousser nos plants, voilà qu’une voiture de police en patrouille s’arrête à notre hauteur. « Qu’est-ce que vous fabriquez, les gars — Nous ? On fait partie de la police de Sausalito, on travaille aux baraquements, et cet après-midi on est de repos. » Les flics sont partis. À Sausalito, sur le front de mer, Henri a dégainé comme un fou et tiré sur les mouettes. Personne ne l’a vu sauf une vieille, avec son sac à provision, qui s’est retournée : « Ouu, aaa » il a gueulé. Il y avait dans la baie un vieux cargo rouillé qui servait de balise. Henri mourait d’envie d’y aller à la rame, alors un après-midi Diane a préparé un pique-nique, on a loué une barque, et on y est allés. Henri avait apporté des outils ; Diane s’est mise toute nue pour prendre un bain de soleil sur la passerelle volante ; moi je la matais depuis la poupe. Henri est descendu dans la chaufferie, où grouillaient les rats, et il s’est mis à distribuer des coups de marteau pour trouver une doublure de cuivre absente. Je suis allé m’installer au quartier des officiers, en triste état. C’était un vieux, vieux bateau ; il était jadis luxueusement équipé. Les boiseries étaient gravées, et il y avait des coffres encastrés. J’avais là le fantôme du San Francisco de Jack London. Je me suis mis au comptoir baigné de soleil, et j’ai rêvé. Des rats couraient dans la cuisine. Dans le temps jadis, un capitaine aux yeux bleus venait s’attabler là. Aujourd’hui ses os se paraient de perles immémoriales. J’ai rejoint Henri dans les entrailles du navire. Il tirait sur tout ce qui dépassait. « Que dalle ! Je pensais trouver du cuivre, je me disais qu’il y aurait quand même bien une ou deux clefs anglaises. Il a été dépouillé par une bande de voleurs, ce rafiot. » Il était dans la baie depuis des lustres ; le cuivre avait été volé par des mains qui n’existaient plus. J’ai dit : « J’aimerais beaucoup venir dormir dans ce vieux rafiot, une nuit, quand le brouillard descend, et que les membres craquent, et qu’on entend le grand show boueux des bouées. » Henri en a été baba, son admiration pour moi redoublée. « Si tu as le cran de faire ça, Jack, je te paie cinq dollars, tu te rends compte que ce rafiot est sûrement hanté par les fantômes des vieux capitaines ? Je te file cinq dollars, et en plus, je veux bien t’amener à la rame, te préparer le casse-croûte, avec une couverture et une bougie. — Tope là », j’ai dit. Stupéfait devant mon courage, il a couru raconter ça à Diane. Moi je n’avais qu’une envie : sauter du haut du mât pour atterrir au fond de sa chatte, mais j’ai tenu la promesse faite à Henri, et j’ai détourné les yeux. J’allais à Frisco plus souvent, d’ailleurs ; j’ai tenté tous les plans pour me faire une fille, j’ai même passé une nuit entière jusqu’à l’aube, sur le banc d’un parc avec une nana, mais pas moyen ; c’était une blonde, du Minnesota. Par ailleurs, il y avait pas mal de pédés. Il m’arrivait souvent de prendre mon flingue, et quand un pédé me tournait autour dans les chiottes d’un bar, je sortais le gun, en disant : « Et celui-là, il te plaît ? » Ils déguerpissaient illico. Je n’ai jamais compris pourquoi je faisais ça, moi qui connaissais des pédés dans tout le pays. Sans doute juste la solitude, dans San Francisco, le fait d’avoir une arme : il fallait que je la montre à quelqu’un. Je passais devant une bijouterie, et j’éprouvais l’envie subite d’exploser la vitrine pour prendre les plus belles bagues, les plus beaux bracelets et courir les offrir à Diane. On pourrait s’enfuir dans le Nevada, tous les deux. Chimères. Il était temps que je quitte Frisco, sinon j’allais devenir dingue. J’écrivais de longues lettres à Neal et Allen, à la baraque de Bill, dans leur bayou texan. Ils se disaient prêts à me rejoindre à Sanfran, dès qu’ils auraient réglé choses et autres. Leurs chansons de geste du Texas me sont parvenues plus tard. En attendant, entre Henri, Diane et moi, tout foutait le camp. Les pluies de septembre sont arrivées, et avec elles les gueulantes. Henri avait pris l’avion pour Hollywood avec Diane, en emportant le scénario que j’avais commis, et ça n’avait rien donné. Le célèbre réalisateur Gregory LaCava était ivre, il n’avait pas fait attention à eux. Ils étaient allés dans son bungalow, sur la plage, à Malibu, et ils s’étaient disputés devant les autres invités ils s’étaient plaints de ne pas pouvoir passer le grillage pour accéder à la piscine, et ils avaient repris leur avion. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est la journée aux courses. Henri avait économisé tous ses gains, dans les cent dollars, il m’avait sapé d’un de ses beaux costumes, et, Diane à son bras, nous voilà partis au champ de courses de la Golden Gâte, de l’autre côté de la baie, à Richmond. Et pour vous montrer quel cœur d’or il avait, il met la moitié des provisions volées dans un énorme sachet en kraft, et il les apporte à une pauvre veuve de sa connaissance qui habitait là-bas. Il y avait des enfants tristes et dépenaillés, une cité très semblable à la nôtre, avec de la lessive qui claquait au vent, sous le soleil de la Californie. La femme remercie Henri ; c’était la sœur d’un matelot qu’il connaissait vaguement. « Il n’y a pas de quoi, Mrs. Carter », il lui répond avec toute l’élégance et la courtoisie dont il était capable, « ça n’est pas ce qui manque en magasin ». Nous repartons en direction du champ de courses. Il mise comme un dingue, des vingt dollars sur une seule course, si bien qu’avant la septième il n’a plus un rond. Il mise nos deux derniers dollars, ceux qu’on gardait pour manger, et il les perd. Il a fallu rentrer en stop à San Francisco. Je me retrouvais sur la route. Un gars distingué nous a pris dans sa bagnole classieuse. Je suis monté devant avec lui. Henri a essayé de lui raconter un bobard, disant qu’il avait perdu son portefeuille derrière la tribune d’honneur, aux courses. « La vérité », j’ai dit, « c’est qu’on a tout perdu aux courses, et pour ne plus jamais être obligés de rentrer en stop, à partir de maintenant, on ira parier chez les bookies, n’est-ce pas Henri ». Henri a rougi jusqu’à la racine des cheveux. L’homme a fini par nous avouer qu’il faisait partie des officiels du champ de courses. Il nous a déposés devant l’élégant Palace Hôtel on l’a vu disparaître sous les grands lustres, tête haute, plein aux as. « Ouh la la », a hurlé Henri dans le soir qui descendait sur les rues de San Francisco. « Kerouac monte en voiture avec le directeur des courses, et il lui JURE que dorénavant il passera par les bookies. Diane Diane ! » Il lui donnait des bourrades et la chahutait. « C’est un marrant, le mec ! Il doit y avoir pas mal d’Italiens à Sausalito, ah ah ah ! » Il s’est enroulé autour d’un réverbère pour rire tout son soûl. Mais cette nuit-là, il s’est mis à pleuvoir, et Diane nous a regardés d’un œil torve tous les deux. Plus un rond dans la maison. La pluie tambourinait sur le toit. « Il y en a pour une semaine », a dit Henri. Il avait enlevé son beau costume et retrouvé sa tenue de misère, short, casquette de l’armée, T-shirt. Ses grands yeux bruns tristes fixaient les lattes du parquet. Le flingue était posé sur la table. On entendait Mr. Snow rire à gorge déployée, quelque part, dans la nuit pluvieuse. « J’en ai archi-marre de cet enfoiré », a dit Diane sur un ton excédé. Elle avait déterré la hache de guerre. Elle a commencé à asticoter Henri. Lui, parcourait son petit carnet d’adresses où il consignait le nom de ceux, des matelots pour la plupart, qui lui devaient de l’argent. À côté des noms, il griffonnait des insultes au stylo rouge. Je redoutais le jour où mon propre nom apparaîtrait sur la liste. Ces derniers temps, j’envoyais tellement d’argent à ma mère que je n’achetais que quatre-cinq dollars de provisions par semaine, et pour me conformer aux conseils du président Truman, j’ajoutais quelques dollars de participation au quotidien. Mais Henri considérait que ça ne faisait pas le compte : il s’était mis à afficher les tickets de caisse, ces longs rubans avec la liste des produits et leur prix, sur les murs de la cuisine : à bon entendeur, salut. Diane était convaincue pour sa part qu’Henri avait un pécule caché, et que moi aussi, d’ailleurs. Elle menaçait de le quitter. Henri a eu une moue dédaigneuse : « Pour aller où ? — Chez Charlie. — CHARLIE ? qui est groom sur le champ de courses T’entends ça, Jack, Diane va mettre le grappin sur un gars qui bosse aux courses. N’oublie pas ton balai, ma puce, les chevaux vont pas manquer d’avoine, cette semaine, avec mon billet de cent dollars. » La situation s’aggravait ; la pluie faisait rage. C’était Diane qui avait pris l’appartement, au départ ; elle a donc dit à Henri de faire sa valise et de se tirer. Il a commencé à plier bagage je me voyais déjà tout seul, dans cette bicoque en pluie, avec cette mégère. J’ai essayé d’intervenir. Henri a bousculé Diane, elle a bondi vers le flingue. Henri me l’a passé en me disant de le planquer il y avait huit balles dans le magasin. Diane s’est mise à hurler, et pour finir elle a enfilé son imper et elle est sortie dans la gadoue, chercher un flic — et quel flic ! Notre vieux pote San Quentin. Par chance, il n’était pas chez lui. Elle est rentrée trempée. Moi j’étais recroquevillé dans mon coin, la tête entre les genoux. Seigneur Dieu, qu’est-ce que je foutais là, à cinq mille bornes de chez moi ? Mais qu’est-ce que j’étais venu faire ? Où était-il, mon bateau au long cours pour la Chine ? « Et c’est pas fini, espèce de bouffeur de chatte, c’est la dernière fois que je te prépare tes saloperies d’œufs brouillés à la cervelle, et tes saloperies d’agneau au curry, tout ça pour que tu engraisses, et que tu la ramènes, et que tu remplisses ton gros bide sous mon nez. — Très bien, parfait, a simplement dit Henri. Quand je me suis mis avec toi, je ne m’attendais pas à ce que ce soit des roses tous les jours, et donc je ne peux pas dire que je tombe de haut, ce soir. J’ai quand même essayé de faire deux ou trois choses pour toi, j’ai fait ce que je pouvais pour vous deux, et vous me laissez tomber l’un comme l’autre. Vous me décevez, vous me décevez cruellement tous les deux, a-t-il dit du fond du cœur. Je pensais que notre association déboucherait sur quelque chose, sur quelque chose de beau, de durable, j’ai essayé, je suis parti à Hollywood, j’ai trouvé un boulot à Jack. À toi, je t’ai payé des belles robes, j’ai essayé de te présenter aux gens les plus en vue de San Francisco. Tu as refusé, vous avez refusé l’un comme l’autre de faire ce que je vous demandais, le moindre truc. Je n’exigeais rien en retour. Eh bien maintenant, je vais vous demander une faveur, ce sera la première et la dernière. Mon père arrive à San Francisco samedi prochain. Tout ce que je vous demande, c’est de m’accompagner, et de faire comme si ce que je lui ai écrit était vrai. Autrement dit, toi Diane, tu es ma petite amie, et toi, Jack, tu es mon copain. J’ai réussi à emprunter cent dollars pour la soirée. Je tiens à ce que mon père s’amuse, et puisse repartir sans avoir la moindre raison de s’inquiéter pour moi. »

J’étais bien étonné. Le père d’Henri était un éminent professeur de français à Columbia, décoré de la Légion d’honneur en France. J’ai dit : « Tu es en train de me dire que tu vas claquer cent dollars pour ton père ? Mais il a plus de fric que t’en auras jamais ! Tu vas t’endetter, mec. — C’est pas grave, a dit Henri paisiblement avec de la défaite dans la voix. Je ne vous demande qu’une dernière chose, que vous ESSAYIEZ au moins de sauver les apparences. Mon père, je l’aime et je le respecte. Il arrive avec sa jeune épouse, après avoir passé tout l’été à enseigner sur le campus de Bannf, au Canada. Il faut qu’on le traite avec la plus grande courtoisie. » Parfois, Henri savait se montrer en tout point homme du monde. Diane en a été impressionnée. Elle avait hâte de faire la connaissance de son père, se disant qu’il valait peut-être la peine d’être ferré, contrairement à son fils. Le samedi soir tant attendu est arrivé. Moi j’avais déjà arrêté de travailler chez les flics, histoire de ne pas me faire virer faute d’arrêter des gens ce serait donc mon dernier samedi. Henri et Diane sont allés chercher son père à son hôtel moi, comme j’avais l’argent de mon voyage, je me suis torché au bar pendant ce temps-là. Après quoi je suis monté les rejoindre, salement à la bourre. C’est son père qui m’a ouvert, un petit homme distingué, portant pince-nez. « Ah, monsieur Cru[6] comment allez-vous » et m’écrie aussitôt. « Je suis haut. » J’avais traduit littéralement « je suis bourré, j’ai bu », sauf qu’en français ça ne veut rien dire. Ça l’a laissé perplexe. Et moi, j’étais déjà en train de trahir ma promesse. Henri a rougi en me regardant. Nous voilà tous partis dîner dans un restaurant chicosse, chez Alfred, sur North Beach, où le pauvre Henri claque cinquante dollars pour nous régaler et nous rincer, tous tant que nous sommes. Et le pire nous attendait. Qui je trouve, assis au bar Mon vieux pote Allan Temko. Il débarque tout juste de Denver et s’est fait embaucher au San Fran Chronicle. Il est torché, même pas rasé. Il se précipite pour me mettre une claque dans le dos au moment précis où je porte un verre de cocktail à ma bouche. Il se vautre sur la banquette, à côté de Mr. Cru, et se penche par-dessus sa soupe pour me parler. Henri est rouge comme une tomate. « Tu ne veux pas nous présenter ton ami, Jack » me dit-il avec un pauvre sourire. « Allan Temko du San Francisco Chronicle », dis-je en tentant de rester imperturbable. Diane me fusille du regard. Temko se met à babiller à l’oreille de ce monsieur distingué. « Ça vous plaît d’enseigner le français aux marmots ? » il lui gueule. « Je vous demande pardon, mais je n’enseigne pas le français aux marmots. — Ah bon, je croyais. » Sa grossièreté était délibérée. Je me souviens de la fois où il avait refusé qu’on fasse une soirée, à Denver, mais je lui pardonne. Je pardonne à tout le monde, je laisse tomber, je me bourre la gueule. Je commence à baratiner la jeune épouse du monsieur — la vraie Parisienne, dans les trente-cinq ans, sexy, chaleureuse sans familiarité excessive, et féminine. J’accumule les infamies. Je bois tellement qu’il faut que je file aux chiottes toutes les deux minutes, ce qui m’oblige à enjamber Monsieur Père. Tout fout le camp. Mon séjour à San Francisco s’achève. Henri ne m’adressera plus la parole, ce qui est affreux, parce que je l’aimais beaucoup et que j’étais une des rares personnes à savoir à quel point il était authentique et généreux. Il allait lui falloir des années pour s’en remettre. Quel désastre, tout ça, quand on pense aux soirs où je lui écrivais depuis Ozone Park, en établissant mon itinéraire au stylo rouge, ma traversée de l’Amérique sur la Route Six. J’étais arrivé au bout ; le continent, c’était fini ; il ne me restait plus qu’à revenir sur mes pas. J’ai résolu de ne pas rentrer par le même chemin. J’ai donc décidé sur-le-champ de partir pour Hollywood, et de rentrer dans l’Est par le Texas, voir mes potes du bayou, et au diable le reste. Temko s’est fait jeter dans la rue. Le dîner était terminé, si bien que je l’ai rejoint — sur les conseils d’Henri, je précise — et que je suis allé boire avec lui. On s’est attablés à l’Iron Pot, et Temko m’a dit tout fort : « Sam, j’aime pas la gueule de cette petite pédale, au bar. — Ah bon, Jake », j’ai dit. « J’ai bien envie de me lever lui en mettre une. — Mais non, Jak », je lui ai dit pour poursuivre ce pastiche d’Hemingway. « T’as qu’à tirer d’ici, tu va bien voir. » On a fini par se retrouver à un carrefour, titubants. J’étais loin de me douter que j’échouerais sur ce même carrefour deux ans plus tard, et puis encore trois ans après. J’ai dit au revoir à Temko. Au matin, pendant qu’Henri et Diane dormaient encore, j’ai jeté un coup d’œil à la lessive que j’étais censé faire avec Henri dans la Bendix, derrière chez nous (c’était toujours un moment de pur plaisir, avec toutes ces femmes de couleur, et Mr. Snow qui riait comme un fou) ; j’ai décidé de partir. Je suis sorti sur le perron. « Eh non, merde, j’avais juré de monter tout en haut de cette montagne, d’abord. » C’était le versant le plus vaste du canyon, celui qui menait mystérieusement au Pacifique. Je suis donc resté un jour de plus. C’était un dimanche. Une grande vague de chaleur s’était abattue, une journée magnifique, à trois heures le soleil était déjà rouge quand je me suis mis en route. À quatre heures j’étais au sommet. Les beaux peupliers de la Californie rêvaient, à flanc de colline. J’avais envie de jouer au cow-boy. Quand on arrive au sommet, il n’y a plus d’arbres plus rien que des rochers et de l’herbe. Du bétail paissait, en surplomb de la côte. Il y avait le Pacifique, à quelques collines de là, bleu et vaste, avec une muraille de blancheur qui s’avançait depuis le légendaire Carré de Patates, berceau des brouillards de Frisco. Encore une heure et ils se répandraient sur la Golden Gâte pour nimber de leurs bandelettes blanches San Francisco la romantique ; un jeune homme qui tiendrait son amie par la main s’avancerait lentement sur un long trottoir blanc, une bouteille de tokay dans sa poche. Telle était Frisco, avec ses femmes si belles, debout sur le seuil blanc de leur porte, qui attendaient leur homme ; et Coit Tower, l’Embarcadero, Market Street et les onze collines fourmillantes. Frisco solitude pour moi, mais qui me bourdonnerait aux oreilles quelques années plus tard, quand mon cœur me deviendrait étranger. Pour l’instant, je n’étais qu’un jeune homme sur une montagne. Je me suis plié en deux et j’ai regardé entre mes jambes, pour voir le monde à l’envers. Les collines brunes menaient au Nevada ; au sud, mon Hollywood de légende ; au nord, le mystérieux pays de Shasta. En contrebas, tout le reste : les baraquements où nous avions volé notre infime boîte de condiments, où l’infime face de Dostioffski nous avait foudroyés du regard, où Henri m’avait fait cacher le revolver-jouet, où avaient résonné nos piaillements. J’ai tourné sur moi-même jusqu’à en avoir le tournis ; je croyais tomber, comme en rêve, dans le précipice. « Oh, où est la fille que j’aime », me disais-je, et je regardais tout autour de moi, comme je l’avais fait dans le petit monde, au-dessous. Alors que, devant moi, se soulevait la bosse colossale du continent américain. Quelque part, là-bas, très loin, New York la démente, la ténébreuse, vomissait son nuage de fumées et sa vapeur brune. L’Est, c’est le pôle du brun et du sacré, me disais-je, tandis que la Californie est blanche et sans âme, tel le linge sur la corde. Je suis revenu de ce jugement par la suite. À présent, il était temps que je suive la voie de mon étoile. Le matin, pendant qu’Henri et Diane dormaient encore, j’ai pris mes affaires en silence et je suis sorti comme j’étais entré, par la fenêtre, et, mon sac de matelot à la main, j’ai laissé Marin City derrière moi. C’est ainsi que je ne suis jamais allé passer la nuit sur le vaisseau fantôme, il s’appelait l’Amiral Freebee, et qu’Henri et moi nous nous sommes perdus. À Oakland, j’ai bu une bière au milieu des clochards d’un saloon qui avait une roue de chariot sur sa façade, et puis j’ai repris la route. J’ai traversé tout Oakland à pied pour aller me poster sur la route de Fresno. J’étais sur le point d’entrer dans cette immense vallée bourdonnante du monde, la San Joaquin, où le destin allait me faire rencontrer et aimer une femme extraordinaire et connaître les aventures les plus folles avant de rentrer chez moi. Deux chauffeurs m’ont conduit à Bakersfield, à six cents kilomètres. Le premier était le plus fou des deux, un jeune blond costaud, au volant d’une tire au moteur gonflé. « T’as vu c’t’orteil », il me dit en montant à cent vingt, pour doubler tout ce qu’il trouvait sur la route. « Mate un peu. » Il était emmailloté dans des pansements. « Je me le suis fait amputer ce matin ; ces salauds, ils voulaient me garder à l’hosto, moi j’ai pris mon sac et je me suis barré. Ben quoi, c’est jamais qu’un orteil. » Moi je me dis : bon, là il faut ouvrir l’œil, accroche-toi. On n’a jamais vu un chauffard pareil. Il est arrivé à Tracy en moins de deux. C’est une petite ville du rail ; les serre-freins vont y manger la soupe à la grimace dans des diners, le long des voies. Le hurlement des trains déchire la vallée. Les longs couchants sont rouges. Les noms magiques de la vallée se sont égrenés, Manteca, Madera, tous les autres. Bientôt le crépuscule est arrivé, un crépuscule de grappes, un crépuscule de raisins noirs sur les plantations de mandariniers et les longs champs de melons, le soleil couleur des raisins pressés, tailladé de bourgogne, les champs couleur de l’amour et de tous les mystères d’Espagne. J’ai passé ma tête à la vitre, pour respirer à pleins poumons l’air parfumé. C’était le plus beau moment. Mon cinglé de chauffeur était serre-freins à la Southern Pacific, il habitait Fresno, où son père était serre-freins comme lui. Il avait perdu son orteil au triage de Frisco, en aiguillant, je ne comprenais pas bien comment. Il m’a amené dans le tohu-bohu de Fresno et m’a déposé dans les quartiers sud. Je suis allé prendre un Coca vite fait dans une petite épicerie le long des voies, et voilà qu’entre un jeune Arménien mélancolique, le long des wagons de marchandises rouges, et juste à ce moment-là on entend hurler une loco. « Bien sûr, je me dis, c’est la ville de Saroyan. » Où est-il parti, ce Mourad ? Vers quelles ténèbres, quels rêves de Fresno ? Moi, il fallait que j’aille vers le sud. Je me suis posté sur la route. Un homme s’est arrêté pour me faire monter dans sa camionnette pick-up flambant neuve. Il venait de Lubbock, au Texas, et il vendait des caravanes. « Si jamais tu veux en acheter une », il me dit, « t’as qu’à me faire signe, c’est quand tu veux ». Il s’est mis à me raconter des anecdotes sur son père, qui vivait à Lubbock. « Un jour mon vieux oublie la recette de la journée sur le dessus du coffre, trou de mémoire. Et voilà que dans la nuit un cambrioleur se pointe avec son chalumeau et tout le barda ; il perce le coffre, fouille dans la paperasse, renverse les chaises et s’en va. Pendant ce temps-là, les mille dollars étaient restés sur le dessus du coffre, tu te rends compte ? » Quelle histoire incroyable ! Et en plus je brûlais les étapes : six cents bornes en sept heures ! Devant moi flamboyait la vision d’Hollywood la dorée. Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route. Il m’a déposé dans les quartiers sud de Bakersfield, et c’est là qu’a commencé mon aventure. Il s’est mis à faire froid. J’ai enfilé l’imper de l’Armée tout mince que j’avais acheté trois dollars à Oakland, et je suis resté là à me geler. Je m’étais posté devant un motel de style espagnol surchargé, qui étincelait de tous ses feux. Les voitures me filaient sous le nez à toute allure, elles allaient vers L.A. Je gesticulais comme un fou. Il faisait trop froid. Je suis resté planté là jusqu’à minuit, deux heures d’affilée, je jurais et je sacrais tout ce que je savais. Je me serais cru revenu à Stuart, Iowa. Il ne me restait plus qu’une chose à faire, investir deux dollars et de la monnaie dans un billet de car et rallier Los Angeles. Je suis donc retourné sur la route de Bakersfield, et je me suis assis sur un banc de la gare routière. Dans la folie de la nuit, qui peut rêver la suite des événements ? J’étais loin de me douter que je me retrouverais sur ce même banc, une semaine plus tard, pour aller vers le nord dans les circonstances les plus tendres et les plus délirantes. Je venais de prendre mon billet et j’attendais le car quand passe dans mon champ visuel une adorable petite Mexicaine en pantalon. Elle descend d’un des cars qui venaient d’arriver. Des seins qui pointent, francs et vrais, des hanches étroites, délectables, de longs cheveux noirs, des yeux bleus immenses, pleins dame. Ça me dirait de prendre le car avec elle ! Je ressens un coup de poignard en plein cœur, comme chaque fois que la femme de ma vie prend la direction opposée à la mienne, dans ce monde trop vaste. Le haut-parleur annonce le car pour L.A., je ramasse mes affaires et je monte à bord, et qui je trouve, assise toute seule ? La petite Mexicaine. Je ne fais ni une ni deux, je m’assieds en face d’elle, et je commence à échafauder des plans. Je me sentais si seul, si triste, si fatigué, si tremblant, si brisé, si beat — j’en avais trop vu, ces temps-ci — que je rassemble mon courage, le courage qu’il faut pour aborder une inconnue, et que je me décide.

Mais je vais quand même rester cinq minutes à me tambouriner sur les cuisses dans le noir : « Vas-y, vas-y, pauvre idiot, parle-lui. Qu’est-ce qui t’empêche ? T’en as pas marre de toi-même à la fin ? » Et alors, sans m’en rendre compte, je me suis penché vers elle — elle tentait de dormir sur la banquette — et je lui ai dit : « Vous voulez que je vous prête mon imper pour glisser sous votre tête, miss ? » Elle a levé les yeux, elle m’a souri et elle a dit : « Non, merci beaucoup. » Je me suis rassis tout tremblant. J’ai allumé une clope. J’ai attendu qu’elle me regarde de nouveau, un petit regard en coulisse, un regard d’amour tendre et triste. Alors je me suis levé et je me suis penché vers elle. « Je peux m’asseoir à côté de vous, miss ? — Si vous voulez. » C’est ce que j’ai fait. « Vous allez où ? — À L.A. » J’ai adoré la façon dont elle a dit L.A. ; j’adore la façon dont les gens le disent sur la Côte quand on y réfléchit, c’est leur seule ville-eldorado. « C’est là que je vais, moi aussi », je m’écrie. « Je suis bien content que vous m’ayez permis de m’asseoir près de vous, j’étais tellement seul, j’ai tellement bourlingué. » Et on se met à se raconter notre histoire. La sienne était celle-ci : elle avait un mari et un enfant. Le mari la battait, alors elle l’avait quitté, largué à Selma, au sud de Fresno, et elle partait à L.A. vivre quelque temps avec sa sœur. Elle avait laissé son petit garçon à sa famille, tous des vendangeurs, qui habitaient une bicoque dans le vignoble. Elle avait donc tout loisir de broyer du noir. J’ai eu envie de la prendre dans mes bras tout de suite. On a parlé, parlé. Elle disait qu’elle adorait parler avec moi. Bientôt, elle a dit qu’elle aimerait bien aller à New York, aussi. « Peut-être qu’on pourrait », j’ai dit en riant. Le car a laborieusement grimpé Grapevine Pass, le col de la Vigne, et puis on est redescendus dans l’irrésistible expansion de la lumière. Sans nous être autrement concertés, on s’est pris la main, et de même, sur un accord tacite, et pur, et magnifique, il a été décidé que quand je louerais une chambre d’hôtel à L.A. elle serait à mes côtés. Elle me rendait malade de désir. J’ai posé ma tête dans ses beaux cheveux. Ses petites épaules me rendaient fou, je la serrais, je la serrais. Et elle adorait ça. « J’aime l’amour », elle m’a dit en fermant les paupières. Je lui ai promis du bel amour. Je la dévorais des yeux. Nos histoires racontées, nous sommes retombés dans le silence, tout au plaisir d’une tendre anticipation. C’était aussi simple que ça. Je vous laisse toutes les Ginger, les Beverly, les Ruth Gullion, les Louanne, les Carolyn et les Diane du monde, elle c’est ma petite, mon âme sœur, et je le lui ai dit. Elle m’a avoué qu’elle m’avait vu la regarder, à la gare routière. « J’ai pensé que tu étais un petit étudiant bien sage. — Ah, mais je suis étudiant », j’ai répondu. Le car est arrivé à Hollywood. L’aube était grise et sale, comme celle où Joël McCrea rencontrait Veronica Lake au diner dans Les voyages de Sullivan, et elle s’est endormie sur mes genoux. Je n’avais pas assez d’yeux pour regarder par la fenêtre les façades de stuc, les palmiers, les drive-in, tout ce délire, les haillons de la terre promise, le bout fabuleux de l’Amérique. Nous sommes descendus du car dans Main Street, on aurait pu être dans n’importe quelle ville, Kansas City, Chicago, Boston, brique rouge, crasse, types locaux qui traînent, tramways qui grincent dans l’aube, odeur putassière de la grande ville. Et tout d’un coup, j’ai disjoncté, je ne sais pas pourquoi. Je me suis mis en tête l’idée ridicule et parano que Beatrice, c’était son nom, n’était qu’un petit tapin de base, qui racolait dans les cars et avait des rencarts réguliers à L.A. ; une fois là-bas, elle emmenait son pigeon dans une cafétéria, où le maquereau les attendait, et puis ensuite dans un certain hôtel où il pouvait entrer, avec son flingue, ou n’importe quelle autre arme. Ça, je ne lui ai pas avoué. On a pris notre petit déjeuner, et il y avait un mac qui n’arrêtait pas de la regarder. Je me figurais qu’elle lui faisait de l’œil en douce. J’étais crevé. En proie à une terreur délirante, qui me rendait mesquin et radin. « Tu le connais, ce type ? » j’ai dit. « Quel type ? » J’ai laissé tomber. Elle était lente et raide dans tous ses gestes ; il lui a fallu un temps fou pour manger, pour fumer une cigarette, et puis elle parlait trop. Je continuais à penser qu’elle cherchait à gagner du temps. Mais ça n’avait ni queue ni tête. Le premier hôtel qu’on a trouvé avait une chambre, et en moins de deux j’ai refermé la porte derrière moi, et elle s’est assise sur le lit pour retirer ses chaussures. Je l’ai embrassée bien sagement. Mieux valait ne parler de rien. Pour décompresser, je savais qu’il nous fallait du whisky, à moi surtout. Je suis donc sorti vite fait, et j’ai zoné dans douze rues avant d’en trouver une pinte, et où, je vous le donne en mille, dans un kiosque à journaux. Je suis rentré avec un moral d’acier. Bea était en train de se remaquiller devant le miroir de la salle de bains. Je nous ai versé un plein verre, et on en a bu de bonnes lampées. Oh, c’était doux, c’était délicieux, ça valait bien mes tribulations lugubres. Je l’ai enveloppée dans mes bras par-derrière, et on a dansé, comme ça, dans la salle de bains. Je me suis mis à parler de mes amis, dans l’Est. J’ai dit : « Il faut absolument que tu fasses la connaissance d’une fille géniale, qui s’appelle Vicki. C’est une rousse, elle mesure un mètre quatre-vingts. Si tu viens à New York, elle te montrera où trouver du boulot. — Et qui c’est, cette rousse d’un mètre quatre-vingts ? » elle m’a demandé d’un air soupçonneux. « Pourquoi tu m’en parles ? » Son âme simple ne pouvait pas saisir ce qu’il y avait derrière mon verbiage joyeux et fébrile. J’ai laissé tomber. Elle a commencé à se soûler dans la salle de bains. « Viens au lit », je lui répétais. « Une rouquine d’un mètre quatre-vingts, hein Et moi qui te prenais pour un gentil petit étudiant, quand je t’ai vu avec ton joli pull, je me suis dit : hmm, il est pas chou, lui ? Non, non, non et non ! Il faut que tu sois un mac, merde, comme tous les autres. — Mais qu’est-ce que tu racontes ? — Ne crois pas, les maquerelles je les reconnais, moi, rien qu’à en entendre parler. Et toi, t’es qu’un maquereau comme tous les autres, tous des maquereaux ! — Écoute, Bea, sur la Bible, je suis pas un maquereau. Pourquoi tu veux que je sois un mac ? C’est toi qui m’intéresses, c’est tout. — Et dire que je me figurais avoir rencontré un gentil petit étudiant, depuis le début, j’étais tellement contente, je me tenais plus, je me disais : “un type bien, pas un mac”. — Bea », j’ai plaidé de tout mon cœur, « écoute-moi, je t’en prie, réfléchis, je ne suis pas maquereau ». Une heure plus tôt, c’est moi qui croyais qu’elle faisait le tapin. Quelle tristesse ! Nos pensées, avec la dose de folie qui les habitait, avaient divergé. Oh, quelle vie de cauchemar, j’ai gémi, j’ai plaidé ma cause, et puis au bout d’un moment je me suis fâché, et je me suis rendu compte que je discutais avec une petite gourde de Mexicaine, et je le lui ai dit. Sans réfléchir, j’ai ramassé ses chaussures rouges, et je les ai envoyées dinguer contre la porte de la salle de bains en lui disant de sortir : « Vas-y, casse-toi ! » J’allais dormir, oublier j’avais ma vie, mon lot de tristesse et de guenilles, pour toujours. Il régnait un silence de mort dans la salle de bains. Je me suis déshabillé et je me suis couché. Bea est sortie, les yeux pleins de larmes de repentir. Dans sa drôle de petite tête simplette, il avait été décrété qu’un maquereau ne jette pas ses chaussures à une femme en lui disant de sortir. En silence, en douceur, recueillie, elle s’est déshabillée et a glissé son corps minuscule entre les draps, avec moi. Il était vermeil comme une grappe. J’ai mordu son pauvre ventre, barré jusqu’au nombril par la cicatrice de sa césarienne ; elle avait les hanches si étroites qu’il avait fallu l’éventrer pour mettre son enfant au monde. Des jambes comme des baguettes. Elle ne mesurait qu’un mètre quarante-cinq. Elle a écarté ses jambes menues, et je lui ai fait l’amour dans la douceur du matin las. Et puis, tels deux anges épuisés, naufragés dans un garni de L.A. qui ont découvert ensemble l’intimité la plus délicieuse de la vie, on s’est assoupis, et on a dormi jusqu’en fin d’après-midi. Les quinze jours suivants, on est restés ensemble pour le meilleur et pour le pire. Quand nous nous sommes réveillés, nous avons décidé de partir pour New York en stop ; elle serait ma petite amie, là-bas. Je voyais déjà les complications délirantes avec Neal, et Louanne, et tous les autres : une saison, une nouvelle saison. Mais il fallait d’abord gagner l’argent du voyage. Bea était pour partir tout de suite, avec les vingt dollars qui me restaient. Ça ne me disait rien. Et comme un crétin, j’ai retourné le problème pendant deux jours, tout en lisant avec elle les petites annonces de nouveaux quotidiens de L.A. délirants que je n’avais jamais vus de ma vie, dans des cafétérias et des bars, tant et si bien que mes vingt dollars se sont réduits à dix, ou guère plus. La situation évoluait. Nous étions très heureux dans notre petite chambre d’hôtel. Au milieu de la nuit, je me suis levé parce que je n’arrivais pas à dormir, j’ai tiré la couverture sur l’épaule brune de ma chérie, et j’ai scruté la nuit de L.A. Nuits brutales, nuits chaudes, nuits de sirènes hurlantes ! Sur le trottoir d’en face, il y avait des embrouilles. Une vieille pension était le théâtre d’un vague drame. La voiture de patrouille était garée devant, et les flics interrogeaient un vieux aux cheveux gris. Quelqu’un sanglotait à l’intérieur. Moi, j’entendais tout, avec en bruit de fond le néon de l’hôtel, qui grésillait. Je touchais le fond de la tristesse. L.A. est la plus solitaire, la plus brutale de toutes les villes américaines. À New York, en hiver, il fait un froid de gueux, mais dans certaines rues, certains jours, il peut régner un semblant de camaraderie. L.A., c’est la jungle. South Main Street, où on allait se balader en mangeant nos hot-dogs, Bea et moi, est un fantastique carnaval de lumières et de délires. Des flics bottés y fouillaient les gens à corps presque à tous les coins de rues. Les trottoirs grouillaient d’individus les plus beat du pays, avec, là-haut, les étoiles indécises du sud de la Californie noyées par le halo brun de cet immense bivouac du désert qu’est L.A. Une odeur de shit, d’herbe, de marijuana se mêlait à celle des haricots rouges du chili et de la bière. Le son puissant et indompté du bop s’échappait des bars à bière, métissant ses medleys à toute la country, tous les boogie-woogies de la nuit américaine. Tout le monde ressemblait à Hunkey. Des nègres délirants, portant bouc et casquette de boppeurs, passaient en riant, et derrière eux, des hipsters chevelus et cassés, tout juste débarqués de la Route 66 en provenance de New York, sans oublier les vieux rats du désert, sac au dos, à destination d’un banc public devant le Plaza, des pasteurs méthodistes aux manches fripées, avec le saint ermite de service, portant barbe et sandales. J’avais envie de faire leur connaissance, à tous, de parler à tout le monde, mais Bea et moi étions trop occupés à réunir trois sous. On est allés à Hollywood, essayer de décrocher du boulot au drugstore, à l’angle de Sunset boulevard et Vine Street. Alors là, comme carrefour ! Des familles immenses, venues de l’arrière-pays en bagnole, étaient plantées sur le trottoir, bouche bée, dans l’espoir d’apercevoir une vedette de cinéma qui n’arrivait jamais. Dès qu’il passait une limousine, ils se précipitaient sur le bord du trottoir et tendaient le cou ; à l’intérieur il y avait un type avec des lunettes noires et une blonde emperlouzée. « C’est Don Ameche ! Don Ameche ! » « Non, c’est George Murphy, c’est George Murphy ! » La foule allait et venait, chacun regardant les autres. Des pédés beaux gosses, venus jouer les cow-boys à Hollywood, déambulaient en s’humectant les sourcils d’un doigt de chochotte. Les filles les plus somptueuses passaient en pantalon ; venues jouer les starlettes, elles finissaient serveuses au drive-in. Bea et moi aussi, on a essayé d’y trouver du boulot, mais partout, c’était macache. Hollywood Boulevard, un gigantesque gymkhana de bagnoles hurlantes ; de la tôle froissée toutes les deux minutes ; tout le monde fonçait vers le dernier palmier du boulevard, après quoi il n’y avait plus que le désert, le néant. Les Sam d’Hollywood, devant les restaurants chics, discutaient exactement comme ceux de Broadway au Jacob’s Beach, à New York, sauf qu’ils portaient des costumes Palm Beach et qu’ils étaient d’une sentimentalité plus dégoulinante. De grands prêcheurs cadavériques passaient en frissonnant. Des grosses femmes traversaient le boulevard en courant pour faire la queue aux jeux radiophoniques. J’ai vu Jerry Colonna acheter une voiture chez Buick ; il se lissait la moustache derrière la vitrine. Bea et moi, on allait manger en ville, dans une cafétéria au décor de grotte. Tous les flics de L.A. sont beaux mecs, avec des airs de gigolos. Il est clair qu’ils sont venus faire du cinéma. Tout le monde est venu faire du cinéma, même moi. Bea et moi, on a fini par être réduits à chercher du boulot dans South Main Street, avec tous les beats qui ne faisaient pas mystère de l’être, mais même là, pas moyen. Il nous restait huit dollars. « Mec, je vais aller chercher mes fringues chez ma frangine, et on va partir à New York en stop, disait Bea. Allez, mec, on le fait. Le boogie, si tu sais pas le danser, moi je vais te montrer. » Cette dernière formule venait d’une de ses chansons préférées. On est donc partis sans plus tarder chez sa sœur, dans les bicoques mexicaines branlantes, quelque part après Alameda Avenue. J’ai attendu dans une ruelle sombre, derrière les cuisines mexicaines, parce que si sa sœur me voyait, ça risquait de ne pas lui plaire. Des chiens passaient en courant. Il y avait des guirlandes de loupiotes, pour illuminer les petits rats des ruelles. J’entendais Bea et sa sœur se disputer dans la tiédeur de cette nuit douce. Je m’attendais à tout. Bea est ressortie, et elle m’a emmené par la main vers Central Avenue, qui est l’artère principale du quartier noir de L.A. Et quel endroit délirant, avec ses poulaillers tout juste assez grands pour loger un juke-box, et un juke-box qui joue que du blues, du bop et du swing.

On a grimpé des escaliers crasseux dans une maison de rapport, et on est arrivés dans la turne de l’amie de Bea, Margarina, une fille de couleur, qui lui devait une jupe et une paire de chaussures. Margarina était une adorable métisse, son mari était noir comme le roi de pique et gentil. Il est sorti aussitôt acheter une pinte de whisky pour me recevoir dignement. J’ai proposé de payer mon écot mais il a dit non. Ils avaient deux enfants petits. Les gosses sautaient sur le lit, qui était leur terrain de jeux. Ils m’ont passé les bras autour du cou, et regardé avec ébahissement. La nuit bruissante, délirante de Central Avenue — les nuits du Central Avenue Breakdown de Lionel Hampton — hurlaient et tonitruaient dehors. Je trouvais ça fabuleux de A à Z. Les gens chantaient dans les couloirs, ils chantaient aux fenêtres, qu’est-ce qu’on en a à foutre, fais gaffe. Bea a récupéré ses fringues, et on leur a dit au revoir. On est descendus dans un poulailler, mettre des pièces dans le juke-box. Deux Noirs m’ont demandé à l’oreille si je voulais du shit. Un dollar. J’ai dit O.K. Le contact est arrivé, et il m’a fait signe de le suivre dans les chiottes, à la cave ; je restais planté là comme un crétin, et il m’a dit : « Ramasse, mec, ramasse. » Mon dollar empoché, il avait peur de me désigner le sol. Moi je regardais Partout. « Ramasse quoi ? » j’ai dit. Il m’a montré le sol d’un signe de tête. Pas de plancher, de la terre battue, avec un truc qui ressemblait à une toute petite crotte. Le type était d’une prudence risible. « Faut faire gaffe, c’est plus très cool, par ici, cette semaine. » J’ai ramassé l’étron, qui était un cône en papier maïs, je suis monté retrouver Bea, et on est rentrés à l’hôtel se défoncer. Ça nous a rien fait, c’était du tabac Bull Durham. J’ai regretté d’avoir claqué mon argent bêtement. Bea et moi, il fallait qu’on décide absolument, une fois pour toutes, ce qu’on allait faire et on a décidé d’aller en stop à New York avec les trois sous qu’il nous restait. Elle a récupéré cinq dollars chez sa sœur, ce soir-là, ce qui nous en faisait treize en tout, un peu moins. Ne voulant pas payer la chambre un jour de plus, on est partis pour Arcadia à bord d’une voiture rouge, là où Santa Anita se dresse au pied des montagnes couronnées de neige. C’était la nuit. Nous nous dirigions droit sur cette immensité, le continent américain. Main dans la main, on a marché le long de la route, sur plusieurs kilomètres, pour quitter le quartier populeux. On était samedi soir. Il s’est passé quelque chose qui m’a mis en rage comme jamais depuis que j’avais quitté Ozone Park : on était sous un lampadaire, pouce levé, quand subitement des voitures pleines de jeunes types agitant des drapeaux sont passées en trombe. « Yaah, on a ga-gné, on a ga-gné ! » ils braillaient tous. Ils nous ont hués, et ils semblaient animés d’une joie mauvaise à voir un gars et une fille en rade sur le bord de la route. Il est passé comme ça des douzaines de voitures, pleines de jeunes braillards. Pour qui ils se prenaient ceux-là, qui se permettaient de huer des gens en rade parce qu’ils étaient des petits lycéens de rien, dont les parents découpaient le rosbif le dimanche après-midi. Pour qui ils se prenaient, de se moquer d’une pauvre fille, réduite à la cloche, avec le gars qu’elle refusait d’abandonner. Nous, on demandait rien à personne. Et pas un pour nous prendre en stop ! Il nous a fallu rentrer en ville à pied, et le pire de tout, c’est qu’on avait bien besoin d’un café, et on a eu le malheur d’entrer dans le seul endroit ouvert, un bar à soda pour les lycéens, ils étaient tous déjà là, et se rappelaient nous avoir vus. Et en plus, maintenant, ils voyaient que Bea était mexicaine. J’ai refusé de rester une minute de plus dans le bar. Bea et moi, on a déambulé dans le noir. J’ai fini par décider de me cacher encore un peu du monde, de passer encore une nuit avec elle, et au diable le matin. On est allés dans la cour d’un motel, et on a pris une suite confortable pour quelque quatre dollars, avec douche, serviettes de bain, radio encastrée, et tout et tout. On s’est serrés l’un contre l’autre, et on a parlé. J’aimais cette fille, en cette saison qui nous appartenait, et qui était loin d’être finie. Le lendemain matin, on a mis à exécution la première phase de notre nouveau projet. Nous allions partir pour Bakersfield en car, et on y ferait les vendanges. Au bout de quelques semaines, on partirait pour New York raisonnablement, c’est-à-dire en car. On a passé une après-midi fabuleuse dans ce car, Bea et moi : on s’est installés bien à l’aise, on s’est détendus, on a parlé ; on a vu défiler le paysage sans s’en faire une miette. On est arrivés à Bakersfield en fin d’après-midi. Nous avions dans l’idée de faire la tournée des grossistes en fruits de la ville. Bea disait qu’on pourrait vivre sous la tente le temps des vendanges. L’idée de vivre sous la tente et de cueillir le raisin sous le frais soleil matinal m’a plu d’emblée. Sauf qu’il n’y avait pas la moindre embauche, et qu’on était passablement paumés, vu que tout le monde nous donnait des tuyaux innombrables, en nous disant d’aller dans des coins où il n’y avait pas l’ombre d’un emploi. Ça nous a pas empêchés de manger chinois, et de nous mettre en route requinqués. On a traversé les voies de la Southern Pacific pour gagner la ville mexicaine. Bea a jacassé avec ses frères de race pour savoir où trouver de l’embauche. Il faisait nuit à présent, et la petite rue mex n’était plus qu’une énorme ampoule électrique : marquises des cinémas, vendeurs de fruits, salles de flippers, soldeurs. On voyait garées des centaines de camions branlants et de bagnoles maculées de boue. Des cueilleurs mexicains, par familles entières, se baladaient en mangeant du pop-corn. Bea parlait avec d’innombrables Mexicains, et glanait toutes sortes de renseignements confus. Je commençais à désespérer. Ce qu’il me fallait, ce qu’il fallait à Bea, c’était boire un coup, alors on a acheté un kil de porto californien pour 35 cents, et on est allés là-bas derrière, le boire au milieu des trains de marchandises. On a trouvé un coin où les trimardeurs avaient traîné des caisses pour s’asseoir autour de leur feu. On s’y est installés, et on a bu notre vin. À notre gauche, les wagons de marchandises, tristes, et d’un rouge culotté de suie sous la lune devant nous, les lumières de l’aéroport de Bakersfield à notre droite, un colossal entrepôt d’aluminium. J’en parle parce qu’un an et demi plus tard exactement je suis revenu avec Neal et je le lui ai fait voir. Ah, la belle nuit, la nuit tiède, nuit de lune et de libations, nuit à serrer sa chérie dans ses bras, à parler, à gicler, en partance pour le paradis. Tout ça, on n’y a pas manqué. Elle buvait, cette tête de linotte, pas en retard sur moi, en avance même, et elle a parlé sans arrêt jusqu’après minuit. On n’a pas bougé d’un poil. De temps en temps des clodos passaient, des mères mexicaines, avec leurs enfants, et puis la voiture de patrouille est arrivée, le flic est sorti pisser, mais la plupart du temps on est restés tout seuls, nos cœurs de plus en plus mêlés, comment faire quand il faudrait se quitter. À minuit on s’est levés de nos caisses, et on est partis vers la route en marchant de travers. Bea avait un nouveau plan : on irait en stop à Selma, sa ville natale, et on logerait dans le garage de son frère. Moi, tout m’allait. Sur la route, pas bien loin de ce funeste et fatal hôtel hispanique — ce fameux, ce fabuleux motel qui m’avait retenu, et permis de rencontrer Bea —, je l’ai fait asseoir sur mon sac pour qu’elle ait l’air d’une demoiselle en détresse. Aussitôt, un camion s’est arrêté et nous avons couru après lui, en gloussant à qui mieux mieux. L’homme était un brave homme, avec un pauvre camion. Il a poussé le moteur pour grimper laborieusement la colline. On est arrivés à Selma avant l’aube, aux petites heures. J’avais fini le vin pendant que Bea dormait j’étais bourré en règle. On est sortis, et on a déambulé sur la place, quiète et feuillue, de cette toute petite ville de Californie, où la S.P. ne s’arrête que le temps d’un coup de sifflet. On est allés chercher le pote de son frère pour qu’il nous dise où le trouver, mais il n’y avait personne. Ça a continué dans les ruelles branlantes du petit quartier mexicain. Au point du jour, je me suis allongé sur la pelouse de la place ; je n’arrêtais pas de répéter : « Tu veux pas me dire ce qu’il a fait à Weed, hein ? Qu’est-ce qu’il a fait à Weed, tu veux pas me le dire ? Qu’est-ce qu’il a fait ? » Ça venait du film Des souris et des hommes, où Burgess Meredith parle avec (Geo. Bancroft). Bea rigolait. Tout ce que je faisais lui allait. J’aurais pu rester là comme ça jusqu’à ce que les dames sortent pour aller à la messe qu’elle s’en serait fichue. Mais vu qu’avec son frère dans le coin nos affaires allaient s’arranger, j’ai quand même décidé de l’emmener dans un vieil hôtel le long des voies ferrées, et on est allés se coucher confortablement. Restait cinq dollars. Le matin, Bea s’est levée de bonne heure et elle est partie à la recherche de son frère. Moi j’ai dormi jusqu’à midi. En regardant par la fenêtre, tout d’un coup, j’ai vu un train de la S.P. passer avec des centaines et des centaines de trimardeurs adossés aux montants de la benne, qui roulaient joyeusement, la tête calée sur leur sac, le nez dans des bandes dessinées, certains se régalant des raisins de Californie cueillis près du château d’eau. « Bon Dieu ! » je me suis écrié, « c’est pourtant vrai que c’est la Terre Promise ! ». Ils arrivaient tous de Frisco et, dans une semaine, ils repartiraient tous de même, en grande pompe. Bea est arrivée avec son frère, le pote de son frère et son enfant à elle. Son frère était une jeune tête brûlée, un Mexicain au gosier en pente, un type formidable. Le pote était un gros Mexicain flasque, qui parlait anglais presque sans accent, d’une voix de stentor, soucieux de plaire. J’ai bien vu qu’il avait le béguin pour Bea. Le petit garçon s’appelait Raymond, il avait sept ans, des yeux noirs, mignon gamin. Et voilà qu’une nouvelle journée de délire commençait. Son frère s’appelait Freddy. Il avait une Chevrolet 1938 ; on s’est entassés dedans, et on a décollé — destination inconnue. « Où on va ? » j’ai demandé. C’est le copain qui a tout expliqué ; il s’appelait Ponzo, tout le monde l’appelait comme ça. Il puait. J’ai découvert pourquoi. Il vendait du fumier aux cultivateurs, il avait un camion. Freddy avait toujours trois ou quatre dollars en poche, il était insouciant de nature. Il disait toujours : « C’est ça, vas-y, mec, vas-y, vas-y. » Et il y allait : il roulait à plus de cent dans son vieux tas de ferraille, et on est allés à Madera, après Fresno, voir des fermiers. Il avait une bouteille : « Aujourd’hui on boit, demain on bosse. Vas-y, mec, bois un coup. » Bea était assise à l’arrière, avec son petit ; en me retournant, j’ai vu son visage rose de joie. La belle campagne encore verte d’octobre tanguait follement. Moi j’étais de nouveau tout feu tout flamme, gonflé à bloc. « Et maintenant, mec, où on va ? — On va chercher un fermier qui a du fumier chez lui ; demain on revient en camion pour le ramasser. Mec, on va se faire un pognon fou. T’en fais pas, ça baigne. — On est tous dans le même bateau ! », a braillé Ponzo. J’ai vu que c’était vrai. Partout où j’allais, tout le monde était dans le même bateau. On a foncé dans les folles rues de Fresno, pour grimper les collines, chercher des fermiers sur des petites routes. Ponzo sortait engager des conversations confuses avec de vieux paysans mexicains ; il n’en ressortait rien, bien sûr. « Ce qu’il nous faut, c’est boire un coup ! » a dit Freddy, alors on est entrés dans un bar de carrefour. Le dimanche après-midi, les Américains vont toujours boire dans des bars à la croisée des routes ; ils emmènent leurs gosses ; il y a des tas de fumier devant les portes-moustiquaires ; ils dégoisent, en buvant leurs marques de bière préférées ; tout va bien. À la tombée de la nuit, les gamins commencent à pleurer, les parents sont ivres. Ils rentrent chez eux en faisant des zigzags. Partout en Amérique, je me suis trouvé dans des bars de carrefours, avec des familles entières. Les gosses mangent du pop-corn, des chips, ils jouent au fond du bar. Tout ça, on l’a fait. Freddy et moi et Ponzo et Bea, on est restés là à boire, à brailler sur la musique ; le petit Raymond faisait le fou avec les autres gamins autour du juke-box. Le soleil a commencé à rougir. On n’avait rien fait de notre journée, mais qu’est-ce qu’il aurait fallu en faire d’ailleurs ? « Manana, a dit Freddy. Manana, mec, on va y arriver ; prends une autre bière, vas-y, allez, VAS-Y, QUOI. » On a réussi à sortir en titubant, et à monter en voiture ; on est repartis pour un bar d’autoroute. Ponzo était un grand costaud à la voix de stentor, il donnait l’impression de connaître tout le monde dans la vallée de la San Joaquin. De là, je suis remonté en voiture avec lui, pour dénicher un fermier ; mais on s’est retrouvés au quartier mex de Madera, à mater les filles et tâcher d’en lever pour lui et Freddy ; et puis un crépuscule violet est descendu sur le pays des grappes, et je me suis retrouvé assis comme un idiot au fond de la voiture pendant qu’il marchandait une pastèque du jardin avec un vieux Mexicain, sur le seuil de sa cuisine. On a mangé la pastèque, on l’a mangée sur place, en jetant l’écorce sur le trottoir en terre battue du vieux. Toutes sortes de petites ravissantes passaient dans la rue de plus en plus sombre. J’ai dit : « Mais Bon Dieu, on est où, là ? — T’en fais pas, mec, a dit le gros Ponzo, demain on fait fortune, ce soir on fait la fête. »

On est repartis pour récupérer Bea, son frère et le petit, et rentrer à Fresno. On avait tous une faim de loup. On est passés à toutes blindes sur les voies ferrées de Fresno, et on a atterri dans les rues exubérantes du quartier mex. De drôles de Chinois étaient penchés aux fenêtres, ils s’imprégnaient des rues du dimanche soir ; des pouliches passaient en bande, frimant dans leurs pantalons. Les juke-box hurlaient du mambo, il y avait des guirlandes de lampions partout, comme pour Halloween. On est entrés dans un restaurant mexicain, manger des tacos et des tortillas à la purée de haricots rouges ; un délice. J’ai dégainé le dernier billet de cinq dollars flambant neuf qui me reliait à la côte de Long Island, et j’ai payé pour tout le monde. Il me restait donc deux dollars. Bea et moi, on s’est regardés. « Où on va dormir ce soir, chérie ? — Je sais pas. » Freddy était ivre ; maintenant il se contentait de répéter : « Vas-y, mec, vas-y » d’une voix tendre et lasse. La journée avait été longue. Aucun d’entre nous ne comprenait ce qui se passait, ni ce que le Bon Dieu voulait. Le pauvre petit Raymond s’est endormi dans mes bras. On a repris la voiture pour Selma. Sur le trajet, on a pilé devant un bar de route — la 99. Freddy voulait boire une dernière bière. Derrière la bicoque, il y avait des caravanes, des tentes et quelques chambres minables, genre motel. Je me suis renseigné, c’était deux dollars. J’ai demandé à Bea ce qu’elle en pensait et elle a dit d’accord, vu qu’on avait le petit sur les bras, il fallait lui assurer un minimum de confort. Alors, après avoir bu quelques bières au bar, où des Okies maussades tanguaient sur la musique d’un orchestre country, Bea et moi et Raymond on est allés dans une chambre et on s’est apprêtés à se glisser dans les toiles. Freddy dormait chez son père, dans la cabane des vignes. « Où tu habites, Ponzo ? » j’ai demandé. « Nulle part, mec.

Normalement je vis avec la grosse Rosey, mais elle m’a lourdé hier soir. Je vais aller prendre mon camion, et je dormirai dedans. » On entendait gratter la guitare. Bea et moi, on a regardé les étoiles tous deux, et on s’est embrassés. « Manana », elle a dit, « tout ira bien demain, tu crois pas, Jackie mon cœur ? — Sûr, chérie, manana. » C’était toujours manana. La semaine qui a suivi, même refrain, manana, un bien joli mot, qui veut sûrement dire paradis. Le petit Raymond a sauté dans les draps tout habillé, du sable coulant de ses chaussures, le sable de Madera. Bea et moi, on s’est levés en pleine nuit pour secouer les draps. Le lendemain matin, au saut du lit, j’ai fait ma toilette et je suis allé me balader dans le coin. Nous étions à huit kilomètres de Selma, au milieu des champs de coton et des vignobles. J’ai demandé à la grosse propriétaire du camping s’il restait des tentes. Il en restait une, la moins chère, un dollar par jour. Bea et moi, on a réussi à trouver ce dollar, et on a emménagé. Il y avait un lit, un poêle et un miroir cassé sur un poteau ; c’était charmant. Je devais me baisser pour entrer, et à l’intérieur je retrouvais ma petite et mon tout petit. On a attendu que Freddy et Ponzo rappliquent en camion. Ils sont arrivés avec des bouteilles, et ils ont commencé à se soûler sous la tente. « Et le fumier, alors ? — Trop tard, demain on va se faire plein de tune, mais ce soir on boit quelques bières, qu’est-ce que t’en dis ? » Moi, j’avais pas besoin qu’on me pousse. « Vas-y, VAS-Y ! » braillait Freddy. J’ai commencé à comprendre que nos beaux projets de gagner de l’argent en transportant du fumier ne se concrétiseraient jamais. Le camion était garé devant la tente ; il sentait l’odeur de Ponzo. Cette nuit-là, Bea et moi, nous nous sommes endormis dans la douceur de la nuit, sous le toit de notre tente humide de rosée, et nous avons fait l’amour doucement. J’allais m’endormir quand elle m’a demandé : « Tu veux m’aimer maintenant ? — Et Raymond ? » j’ai dit. « Ça lui fait rien, il dort. » Mais Raymond ne dormait pas, et il n’a pas pipé. Le lendemain, les deux compères sont revenus avec le camion du fumier, et ils sont partis chercher du whisky, après quoi ils ont fait la fête sous la tente. Cette nuit-là, Ponzo a dit qu’il faisait trop froid, et il a dormi par terre dans notre tente, entortillé dans une grande bâche qui puait la bouse. Bea ne le supportait pas ; elle disait qu’il traînait avec son frère pour se rapprocher d’elle. Rien n’allait bouger ; on allait mourir de faim, Bea et moi ; voyant ça, le lendemain matin, j’ai battu la campagne pour chercher de l’embauche à cueillir le coton. Tout le monde m’a dit d’aller à la ferme, de l’autre côté de la route. J’y suis allé et le fermier était à la cuisine, avec les femmes de la maison. Il est sorti, il a écouté mon histoire, et il m’a prévenu qu’il payait pas plus de tant, pour cent livres de coton cueilli — à savoir trois dollars. Je me figurais que j’allais en cueillir au moins trois cents livres, alors j’ai accepté. Lui, est allé dénicher de longs sacs de toile dans la grange, et il m’a dit que la cueillette commençait à l’aube. Je suis retourné voir Bea au galop, tout heureux. En passant sur une bosse, un camion de raisins a renversé de grosses grappes sur l’asphalte brûlant. Je les ai ramassées, et je les ai rapportées. Bea était contente. « Raymond et moi, on va venir t’aider. — Pouah ! Jamais de la vie ! — Tu vas voir, tu vas voir, c’est très dur cueillir coton. Moi je t’apprends. » On a mangé les raisins, et le soir Freddy est arrivé avec un pain et une livre de steak haché, si bien qu’on a pique-niqué. À côté de nous, dans une tente plus grande, il y avait toute une famille d’Okies qui cueillaient le coton ; le grand-père passait ses journées assis sur une chaise, il était trop vieux pour travailler. Le fils et la fille, avec leurs enfants, partaient tous les matins à l’aube en file indienne, ils n’avaient que la route à traverser pour entrer travailler dans le champ de mon fermier. Le lendemain à l’aube, je suis parti avec eux. Ils disaient que le coton pesait plus lourd à l’aube, à cause de la rosée, et qu’on gagnait mieux que l’après-midi. N’empêche qu’ils travaillaient toute la journée, de l’aurore au crépuscule. Le grand-père était venu du Nebraska, pendant la grande plaie des années trente — ce fameux nuage de poussière dont m’avait parlé mon cow-boy du Montana —, avec toute sa famille, dans une camionnette. Depuis, ils vivaient en Californie. Ils adoraient travailler. Au cours des dix années suivantes, le fils du vieux avait enrichi la petite famille de quatre enfants, dont certains étaient aujourd’hui assez grands pour cueillir le coton. Et au fil de toutes ces années, ils étaient passés de leur misère noire style Case de l’Oncle Tom à cette respectabilité souriante qui était la leur, sous des tentes en meilleur état, c’est tout. Ils en étaient très fiers, de leur tente. « Vous n’allez pas rentrer dans le Nebraska, un jour ? — Pouah, il y a rien, là-bas. Nous ce qu’on voudrait, c’est s’acheter une caravane. » On s’est courbés pour cueillir le coton. C’était beau. Au bout du champ, il y avait les tentes, et derrière elles, les champs de coton bruns et desséchés, à perte de vue, avec, tout là-haut, les Sierras couronnées de neige, dans l’air bleu du matin. C’était tellement mieux que de faire la plonge dans South Main Street. Sauf que je n’y connaissais rien, à la cueillette du coton. Je mettais trop de temps à dégager la boule blanche de sa gangue friable ; les autres faisaient ça en un tournemain. En plus, mes doigts se sont mis à saigner ; il m’aurait fallu des gants, ou plus d’expérience. Il y avait un vieux couple de Noirs, dans le champ, avec nous. Ils cueillaient le coton avec la même patience angélique que leurs aïeux dans l’Alabama, avant la guerre de Sécession. Ils avançaient, bleus et courbés, sans dévier de leur rangée, et leur sac se remplissait. Moi je commençais déjà à avoir mal aux reins. Mais c’était superbe, de s’agenouiller et de se blottir contre cette terre. Quand j’avais besoin de me reposer, je m’enfonçais le visage dans l’oreiller de terre brune et humide. Le chant des oiseaux accompagnait ma tâche ; je croyais avoir trouvé l’œuvre de ma vie. Bea et Raymond ont traversé le champ en me faisant des signes de la main, dans la torpeur étale de midi, et ils m’ont prêté main-forte. Je veux bien être pendu si le petit Raymond n’allait pas plus vite que moi ! Bea, faut-il le dire, était deux fois plus rapide. Ils travaillaient devant moi, et me laissaient des tas de coton propre à mettre dans mon sac, Bea de vrais tas d’ouvrier, Raymond des petits tas d’enfant… Je les enfournais à regret. Un type qui n’arrive pas à se suffire à lui-même, vous parlez d’un père, pour prendre les siens en charge ! Ils ont passé tout l’après-midi avec moi. Quand le soleil est devenu rouge, nous sommes rentrés tous trois, le pas lourd. Au bout du champ, j’ai déchargé mon fardeau sur la balance : une livre et demie, donc un dollar cinquante. Alors j’ai emprunté un vélo au gosse des Okies et j’ai pris la 99 jusqu’à une épicerie de bord de route, où j’ai acheté des boîtes de spaghetti-boulettes, du pain, du beurre, du café et du gâteau, et je suis revenu avec le sachet accroché au guidon. Le flot des voitures qui allaient vers L.A. me croisait en trombe ; celles qui allaient sur Frisco me talonnaient. Je n’arrêtais pas de jurer. J’ai levé les yeux vers le ciel noir, et j’ai prié Dieu de m’accorder un peu de répit dans la mouise, une chance de faire quelque chose pour les petites gens que j’aimais. Personne ne m’écoutait, là-haut. J’aurais bien dû le savoir. C’est Bea qui m’a remis du cœur au ventre. Elle a réchauffé le dîner sur la cuisinière, dans la tente, et ç’a été un des meilleurs repas de ma vie. J’ai soupiré comme un vieux nègre qui rentre de cueillir le coton, je me suis allongé sur le lit et j’ai fumé une cigarette. Des chiens aboyaient dans la fraîcheur de la nuit. Freddy et Ponzo avaient renoncé à venir nous voir le soir. Je ne risquais pas de m’en plaindre. Bea est venue se blottir contre moi, Raymond s’est assis sur ma poitrine et ils ont dessiné des animaux dans mon carnet. La lampe de notre tente brillait sur la plaine inquiétante. La musique country du bar, avec ses accents nasillards, passait à travers champs avec toute sa tristesse. Ça m’allait très bien. J’ai embrassé ma chérie, et on a éteint la lumière. Au matin, sous la rosée, la tente s’affaissait un peu ; je suis sorti avec ma brosse à dents et ma serviette, faire ma toilette dans les sanitaires du motel ; puis j’ai enfilé mon pantalon, qui était tout déchiré à force de me mettre à genoux à même la terre, et que Bea avait recousu le soir même ; j’ai mis mon chapeau de paille effrangé, qui venait d’un déguisement de Raymond, et j’ai traversé la route avec mon sac de toile. Chaque jour, je gagnais à peu près un dollar et demi. Ça suffisait tout juste pour aller acheter les provisions du soir, à vélo. Les jours passaient. J’avais complètement oublié l’Est, et Neal et Allen, et la putain de route. Raymond et moi, on jouait tout le temps. Il adorait que je le fasse sauter en l’air et rebondir sur le lit. Bea reprisait nos affaires. J’étais un homme de la terre, exactement comme j’en avais rêvé à Ozone Park. Le bruit courait que le mari de Bea était revenu à Selma, et qu’il me cherchait. Je l’attendais de pied ferme. Une nuit, les Okies ont perdu la tête, dans le bar du bord de route, et ils ont attaché un homme à un arbre pour le rouer de coups de bâton. Moi je dormais, pendant ce temps-là, on me l’avait raconté, c’est tout. Mais, depuis, je m’étais procuré un gourdin, dans la tente, pour le cas où ils auraient décidé que nous, les Mexicains, on salissait leur camp de caravanes. Ils me prenaient pour un Mexicain, bien sûr. Et ils n’avaient pas tort. Mais à présent le mois d’octobre avançait, et les nuits se faisaient plus froides. Les Okies avaient un poêle à bois, ils comptaient bien passer tout l’hiver. Mais nous, nous n’avions rien, et en plus il nous restait à payer la location de la tente. La mort dans l’âme, on a décidé de partir. « Retourne dans ta famille », j’ai dit en grinçant des dents. « Pour l’amour du ciel, tu peux pas continuer à traîner dans les tentes avec un gosse aussi petit que Raymond, il a froid, le pauvre petiot. » Bea s’est mise à pleurer, croyant que je mettais en doute son instinct maternel. Ce n’était pas mon intention. Quand Ponzo s’est amené avec le camion, un après-midi gris, on a décidé d’aller voir sa famille pour parler de la situation. Moi, il ne fallait pas qu’on me voie, je me cacherais dans les vignes. On s’est mis en route pour Selma. Le camion est tombé en panne, et au même moment il s’est mis à pleuvoir des cordes. On est restés à pester à l’intérieur du camion. Ponzo est sorti s’affairer sous la flotte. C’était pas le mauvais bougre, en fin de compte. Nous nous sommes promis une dernière tournée, et nous voilà partis pour un bar branlant au quartier mex, où on passe une heure à boire comme des éponges. Trimer dans les champs de coton, j’en avais ma claque. Je sentais ma vie me rappeler. J’ai expédié une carte à ma mère, pour lui demander de m’envoyer une rallonge de cinquante dollars. On est allés jusqu’à la bicoque des parents de Bea, sur une vieille route entre les vignobles. On est arrivés à la nuit. Ils m’ont laissé à moins de cinq cents mètres, et ils se sont garés devant la porte. De la lumière éclaboussait la route. Les six autres frères de Bea jouaient de la guitare et chantaient. Le père buvait du vin. J’ai entendu des cris et des disputes.

On la traitait de putain parce qu’elle avait planté là son vaurien de mari pour partir à L.A. en leur laissant le petit Raymond. Mais c’est la grosse mulâtresse de mère aux yeux tristes qui a eu le dernier mot, comme toujours chez les fabuleux fellahin du monde entier, et Bea a été autorisée à revenir. Les frères se sont mis à chanter des chansons joyeuses. Moi, recroquevillé sous le vent froid qui rabattait la pluie, je regardais tout ça depuis les mélancoliques vignobles d’octobre dans la Vallée. J’avais la tête pleine de cette chanson grandiose, Lover Man, telle que Billie Holiday la chante. « Someday we’ll meet, and you’ll dry all my tears, and whisper sweet, little words in my ear, huggin’and kissin’, Oh what we’ve been missing, Lover Gal Oh where can you be… » (Un jour on va se rencontrer, et tu sécheras mes larmes, en me chuchotant à l’oreille des petits mots doux, avec des baisers, serré fort contre toi, Ah tout ce qu’on rate, poupée d’amour où es-tu ?) Ce ne sont pas tant les paroles que la mélodie, son harmonie, la façon dont Billie chante ça, comme une femme qui caresserait les cheveux de son homme à la lueur douce de la lampe. Les vents hurlaient. Je me refroidissais. Bea et Ponzo sont revenus, et on est partis en bringuebalant dans le vieux camion, retrouver Freddy. Il vivait à présent avec la grosse Rosey, la femme de Ponzo ; on longeait les allées en klaxonnant pour le prévenir. La grosse Rosey l’a jeté dehors. Tout foutait le camp. Cette nuit-là, Bea m’a serré contre elle, bien sûr, elle m’a dit de ne pas partir. Elle m’a dit qu’elle irait cueillir le raisin, et qu’elle gagnerait assez d’argent pour deux. Pendant ce temps-là, je pourrais réinstaller dans la grange du fermier Heffelfinger, à côté de chez sa famille, sur la route. De toute la journée, je n’aurais rien d’autre à faire que rester assis dans l’herbe, à manger du raisin. Le lendemain matin, ses cousins sont venus nous chercher dans un autre camion. Tout à coup, je réalisais que des milliers de Mexicains dans tout le pays étaient au courant, pour Bea et pour moi, et qu’ils devaient trouver là un sujet de conversation romantique et juteux. Les cousins ont été très polis, et même charmants. Je les ai rejoints sur la benne du camion et on a fait notre entrée en ville dans un bruit de ferraille, cramponnés à la ridelle, pour échanger des amabilités souriantes, se raconter où on était pendant la guerre, et dans quelles circonstances. Il y avait cinq cousins en tout, charmants sans exception. Apparemment, ils étaient de ce côté insouciant de la famille, comme son frère. Mais je l’adorais, son frère, ce fou de Freddy, je l’adorais. Il jurait qu’il allait venir me rejoindre à New York, et je me le figurais là-bas, en train de tout remettre à manana. Ce jour-là, il s’était soûlé quelque part, au milieu d’un champ. Je suis descendu du camion au croisement, et les cousins ont ramené Bea chez elle. Une fois devant la maison, ils m’ont donné le feu vert : le père et la mère étaient sortis vendanger. J’étais donc maître des lieux pour l’après-midi. C’était une baraque de quatre pièces. Comment ils arrivaient à vivre tous là-dedans, ça me dépassait. Il y avait des mouches au-dessus de l’évier. Pas de moustiquaires. C’était comme dans la chanson : « La fenêtre elle est cassée, et la pluie, elle rentre dans la maison. » Bea était arrivée, elle s’affairait aux casseroles. Ses deux sœurs me regardaient en gloussant. Les petits piaillaient sur la route. Quand le soleil est sorti tout rouge des nuages, pour mon dernier après-midi dans la Vallée, Bea m’a conduit dans la grange du fermier Heffelfinger, qui possédait une ferme prospère un peu plus loin, sur la route. On a réuni des cageots, elle a apporté des couvertures : moi, j’étais bien installé, à part la grosse tarentule velue, tout en haut du faîtage. Bea m’a dit qu’elle ne me ferait pas de mal si je ne l’embêtais pas. Je me suis couché sur le dos, et je l’ai regardée. Je suis allé au cimetière et j’ai grimpé à un arbre pour chanter Blue Skies. Bea et Raymond étaient assis dans l’herbe ; on a mangé des raisins. En Californie, on mâche le grain pour avoir le jus et on recrache la peau, un vrai luxe. La nuit est tombée. Bea est rentrée dîner chez elle, et elle est revenue à neuf heures, m’apporter de délicieuses tortillas et de la purée de haricots. J’ai allumé un feu de bois sur le ciment de la grange, pour nous éclairer. On a baisé sur les cageots. Bea s’est levée, et elle est rentrée à sa bicoque aussitôt ; son père l’engueulait, je l’entendais depuis la grange. Elle m’avait laissé une cape pour me tenir chaud ; je l’ai jetée sur mes épaules, et je me suis faufilé dans les vignobles au clair de lune, voir ce qui se passait. Je me suis tapi au bout d’une rangée, agenouillé sur la terre tiède. Ses cinq frères chantaient des chansons mélodieuses en espagnol. Les étoiles se penchaient sur l’humble toit, un panache de fumée sortait par le tuyau de la cheminée ; je sentais l’odeur du chili et de la purée de haricots. Le père grognait. Les frères continuaient leurs vocalises. La mère se taisait. Raymond et les autres gosses rigolaient dans la chambre. Une chaumière en Californie. Moi, j’étais caché dans les vignes, à m’imprégner de tout ça. J’étais dans l’allégresse : aventurier de la nuit américaine. Bea est sortie en claquant la porte. Je l’ai accostée dans le noir, sur la route. « Qu’est-ce qui se passe ? — Oh, on se dispute tout le temps. Il veut que je parte au boulot demain, il veut pas que je reste là à traîner, faire des bêtises. Je veux partir à New York avec toi, Jackie. — Mais comment ? — Je sais pas, chéri, tu vas me manquer, je t’aime. — Mais il faut que je parte. — Oui, oui, on baise encore une fois, et puis tu pars. » On est retournés à la grange, je lui ai fait l’amour sous la tarentule — que faisait-elle, la tarentule ? — et on a dormi un moment sur les cageots. À minuit, elle est rentrée ; son père était ivre ; je l’ai entendu pousser des gueulantes, et puis il s’est endormi, et le silence s’est fait. Les étoiles se sont repliées sur la campagne en sommeil. Le lendemain, le paysan est venu passer la tête par la porte de l’écurie à chevaux, en me disant : « Comment ça va, p’tit gars ? — Très bien, j’espère que ça vous dérange pas que je dorme là ? — Pas du tout. Tu sors avec la petite donzelle mexicaine ? — C’est une fille très bien. — Et puis jolie, avec ça. Le taureau a dû sauter la barrière, pour qu’elle ait les yeux bleus comme ça. » On a parlé de sa ferme. Bea m’a apporté le petit déjeuner. Mon sac de toile était fait, j’étais paré à partir, dès que j’aurais récupéré mon mandat à Selma, où je savais qu’il m’attendait. J’ai dit à Bea que je partais. Elle y avait pensé toute la nuit, elle était résignée. Elle m’a embrassé sans émotion dans les vignes, et elle s’est éloignée le long de la rangée. À douze pas, on s’est retournés, car l’amour est un duel, et on s’est regardés pour la dernière fois. « Je te retrouve à New York, Bea », j’ai dit. Elle était censée y venir en voiture avec son frère, dans un mois. On savait bien l’un comme l’autre que ça ne se ferait pas. Au bout de trente mètres, je me suis retourné de nouveau : elle rentrait à sa bicoque, l’assiette de mon petit déjeuner à la main. J’ai baissé la tête, et je l’ai regardée. Misère de moi, voilà que j’étais de nouveau sur la route. J’ai pris le highway vers Selma, en mangeant des noix brunes au noyer, j’ai suivi les voies de la S.P. en marchant sur un rail, j’ai longé un château d’eau, une usine. C’était la fin de quelque chose. Je suis allé au bureau des télégraphes de la voie ferrée, récupérer mon mandat. C’était fermé. J’ai dit merde et je me suis assis sur les marches pour attendre. Le receveur est revenu, et il m’a invité à entrer. L’argent était arrivé : une fois de plus ma mère avait sauvé la peau de son feignant de fils. « Qui va gagner la coupe du monde ? » m’a dit le vieux receveur émacié. Tout d’un coup, j’ai réalisé qu’on était en automne et que je rentrais à New York. Je me suis senti inondé d’une grande joie. Je lui ai dit que ce seraient les Braves et les Red Sox. L’avenir a montré que ce seraient les Braves et les Indians, pour la finale de 1948. Mais pour l’heure, on était en l’an de grâce 1947. Dans la vaste feuille morte d’octobre, je quittais la vallée de la San Joaquin ; et pendant ce temps, il se passait au Texas des choses dont il faut que je vous parle si je veux donner tout leur relief aux circonstances qui ont amené notre grand chassé-croisé continental, à Neal et à moi, en cet automne-là. Neal et Allen avaient vécu un mois dans la bicoque de Bill Burroughs, au fond d’un bayou. Ils dormaient sur un lit de camp, comme Hunkey ; Bill et Joan avaient une chambre, avec Julie, leur fille en bas âge. Les journées se ressemblaient : Bill se levait le premier, il sortait bricoler au jardin, où il entretenait une petite plantation de marijuana, et se construisait un accumulateur d’orgones suivant les principes de Reich. Il s’agit d’une caisse ordinaire, assez grande pour qu’un homme puisse s’y tenir sur un siège ; en alternant une planche de bois, une plaque de métal, on récupérait les orgones présents dans l’atmosphère, et on les captait assez longtemps pour que le corps humain en absorbe davantage que son lot. Selon Reich, les orgones sont des atomes vibratoires de l’atmosphère qui composent le principe de vie. Les gens font des cancers parce qu’ils en manquent. Bill pensait que son accumulateur gagnerait en efficacité si le bois était vierge de tout additif : c’est pourquoi un treillage de brindilles et de frondaisons du bayou ceignait ses chiottes mystiques. Elles trônaient dans la touffeur du jardin plan, machine phytoïde, hérissée d’artefacts délirants. Bill se déshabillait et il s’y glissait pour contempler son nombril. Il en ressortait, bramant la faim et le rut. Il traînait sa longue carcasse jusqu’à la bicoque, son cou ridé comme celui d’un vautour supportant tout juste son crâne osseux, réceptacle d’une connaissance accumulée au cours de trente-cinq ans de folie. Je reparlerai de lui plus tard. « Joan », il appelait, « tu as préparé le petit déjeuner ? Parce que sinon, moi je vais me pêcher un poisson-chat dans le bayou. Neal, Allen, vous perdez votre vie à dormir, des jeunes gars comme vous. Debout, faut qu’on prenne la bagnole pour aller faire les commissions chez McAllen. » Pendant un quart d’heure il s’affairait, radieux, se frottant les mains, plein d’entrain. Quand tout le monde était levé et habillé, sa journée était finie, son énergie à plat, les orgones échappés des millions d’orifices de ses flancs de belette et de ses bras flétris où il enfonçait sa seringue de morphine. Joan partait à sa recherche. Il était planqué dans sa chambre, pour la première fixette de la matinée. Il en ressortait les yeux vitreux, calmé. C’était toujours Neal qui prenait le volant. Depuis le jour où il avait fait la connaissance de Bill, il était devenu son chauffeur. Ils avaient une Jeep. Ils allaient dans des épiceries de bord de route, acheter des provisions et des inhalateurs, pour la benzédrine. Hunkey les accompagnait, dans l’espoir d’aller jusqu’à Houston, se glisser dans les rues et se mêler aux indigènes. Il en avait marre de porter un chapeau de paille et de charrier des seaux d’eau pour Joan. On le voit sur une photo en train de ratisser la plantation de marijuana, coiffé de son immense chapeau de soleil ; on dirait un coolie. À l’arrière-plan on distingue la bicoque, avec des bassines sur le perron, et la petite Julie qui regarde l’objectif en mettant sa main en visière. Une autre photo montre Joan aux fourneaux, sourire crispé, longue crinière en bataille ; elle est défoncée à la benzédrine, et Dieu sait ce qu’elle est en train de dire au moment du cliché : « T’as fini de braquer cette vieille saleté sur moi. » Neal s’appuyait sur un cageot pour m’écrire ces longues lettres, qui me tenaient au courant. Il s’asseyait aux pieds de Bill, dans la pièce du devant. Bill reniflait et racontait de longues histoires. Quand le soleil rougissait, il dégainait un stick d’herbe maison pour combler l’appétit de tous, et tout le monde partait gonflé à bloc, s’affairer aux tâches domestiques. Et puis Joan préparait un dîner extra. Ils traînaient à table devant les restes. Allen, les yeux en boutons de bottine, broyait du noir et marmonnait « Hmm » dans la vaste nuit du Texas ; Neal ponctuait tout ce qui se disait d’un « oui, oui » enthousiaste ; Hunkey-le-renfrogné-en-futal-violet farfouillait dans les fonds de tiroirs pour y trouver un mégot de pétard ; Joan, fatiguée, détournait le regard, et Bill — Oncle Bill, comme ils l’appelaient —, assis, ses longues jambes croisées, tripotait sa carabine. Tout d’un coup, il fait un bond et tire un coup de son canon double par la fenêtre ouverte. Un vieux cheval errant arthritique était passé dans sa ligne de mire. La balle pulvérise un tronc d’arbre pourri. « Vingt dieux ! » s’écrie Bill, « je viens de descendre un cheval ! ». Ils se précipitent tous dehors ; le cheval galope encore dans les marais. « Cette vieille saleté pleine de vers, tu veux dire ? C’est pas un cheval, annonce Joan avec mépris. — Et c’est quoi, si c’est pas un cheval ? — Alistair dit que c’est une sorcière. » Alistair était un fermier du voisinage, un type lugubre qui passait ses journées assis sur sa clôture. « L’ennui, dans ce monde, disait-il en reniflant l’air du temps avec son grand nez busqué, c’est qu’il y a trop de Juiiiifs. » Il possédait une baguette de sourcier, qui ne le quittait jamais. Quand elle lui frémissait dans la paume, il déclarait qu’il y avait de l’eau sous la terre. « Comment ça marche, cette baguette ? lui avait demandé Bill. — C’est pas tant ELLE qui marche que moi », avait répondu Alistair. Il était venu chez eux, un jour, et dès son arrivée le tonnerre s’était mis à gronder. « Ben il faut croire que je vous ai apporté la pluie », avait-il dit d’un air lugubre. Toute la bande restait écouter des disques de Billie Holiday dans la nuit du bayou. Hunkey prédisait que la fin du monde débuterait au Texas. « Y a trop d’usines chimiques et de pénitenciers ici, je le sens dans l’air, ça présage rien de bon. » Joan était d’accord : « La réaction en chaîne va commencer ici. » Ils parlaient de l’explosion de Texas City, qu’ils avaient entendue, un après-midi. Tous opinaient, pour confirmer le caractère apocalyptique de l’événement. « Il n’y en a plus pour longtemps », disait Joan. Bill reniflait avec dérision et gardait pour lui ses secrets. Hunkey, le petit moricaud au visage asiate, sortait dans la nuit, ramasser des bouts de bois pourris.

Dans le bayou, la putréfaction se manifestait sous toutes ses formes. Il y découvrait de nouvelles espèces de vers. Finalement, il s’est mis à dire qu’il en avait sous la peau lui-même. Il passait des heures devant la glace, à se les presser. Et puis ils ont senti le moment venu de rentrer à New York, tous tant qu’ils étaient. Tout d’un coup, Bill en avait marre du bayou. Sa famille lui versait un revenu de cinquante dollars par semaine ; il avait toujours les poches pleines. Il a mis Joan et la petite dans un train, se réservant de rentrer en Jeep avec Hunkey et Neal. Allen était dans une phase dépressive, qu’il appelait sa Déprime du Bayou. Neal ne supportait plus de devoir parler avec lui sans relâche ; ils s’étaient mis à se disputer. Allen est allé à Houston, sur les quais, et il s’est retrouvé en train de prendre un billet pour Dakar, en Afrique. Deux jours après il embarquait ; deux mois plus tard, il rentrait à New York, la barbe en broussaille et « Cafard à Dakar » sous le bras. Neal achemina Hunkey et Bill, ainsi que quelques articles ménagers, jusqu’à New York en Jeep, direct et sans étapes — Texas, Louisiane, Alabama, Caroline du Sud, Caroline du Nord, Virginie, comme ça jusqu’à Manhattan, où ils arrivèrent à l’aube, pour débouler chez Vicki avec une once d’herbe qu’elle leur acheta aussitôt. Ils étaient fauchés. Neal conduisit Bill dans tout New York pour trouver un appartement. Hunkey disparut dans Times Square, et finit par se faire arrêter pour détention d’herbe, ce qui lui valut un petit séjour sur Riker’s Island. Le soir même où Bill Burroughs trouvait enfin un appartement, je quittais Selma et la Californie. J’avais hâte de les retrouver, de les rejoindre. J’ai suivi les voies sous les longs rayons tristes de la vallée d’octobre, dans l’espoir de voir arriver un train de marchandises pour me joindre aux trimardeurs qui mangeaient des raisins et lisaient des bandes dessinées. Il n’en est pas passé. Je suis monté sur le highway, et on m’a pris tout de suite. Ç’a été la course la plus rapide, la plus you-hou de ma vie. Le conducteur jouait du crincrin dans un groupe de country célèbre en Californie. Il avait une voiture flambant neuve et il roulait à cent vingt. « Moi je bois pas quand je conduis », il m’a dit en me tendant une pinte ; j’ai bu un coup et je lui ai repassé la bouteille. « S’en fout la mort ! » il a conclu en éclusant. On a fait Selma-L.A. en un temps record — quatre heures pile pour à peine moins de quatre cents bornes. De nouveau, le film de la vallée s’est déroulé sous mes yeux. J’avais traversé celle de l’Hudson à tous berzingues, et voilà que je retraversais celle de la San Joaquin à toutes blindes, de l’autre côté du monde. Ça faisait drôle. « Yeepi ! a braillé le violoneux, écoute voir, le leader du groupe a dû prendre l’avion pour l’Oklahoma ce matin, il enterre son père, alors c’est moi qui vais diriger l’orchestre ce soir, et on sera sur les ondes une demi-heure. Tu crois que je pourrais me procurer un peu de benzédrine quelque part ? » Je lui ai dit de s’acheter un inhalateur dans n’importe quelle pharmacie. Il était soûl. « Tu crois que tu pourrais présenter le groupe à ma place ? Je te prêterai un costard. Tu causes rudement bien, je trouve. Qu’est-ce que t’en penses ? » Moi je n’en pensais que du bien : hier bourlingueur dans des épaves de camions mex, aujourd’hui présentateur de radio. Que demande le peuple ? Mais l’idée lui est sortie de la tête, et moi ça m’était égal. Je lui ai demandé s’il avait déjà entendu Dizzy Gillespie jouer de la trompette. Il s’est tapé sur la cuisse : « Il est carrément allumé, lui ! » On a fait une halte au col Grapevine. Il a braillé : « Sunset Boulevard, ha-haa. » Il m’a déposé devant les studios de la Columbia, à Hollywood ; j’ai tout juste eu le temps de récupérer mon original refusé, et puis j’ai pris mon billet pour New York. Le car partait à dix heures, ça me laissait quatre heures pour m’imprégner d’Hollywood en solo. J’ai commencé par acheter un pain et du saucisson pour me faire dix sandwiches en prévision de la traversée du continent. Il me restait un dollar. Je me suis assis sur le muret de ciment d’un parking, derrière les immeubles, et je me suis fait mes sandwiches, en étalant la moutarde à l’aide d’une planchette de bois trouvée par terre et lavée. Comme je m’employais à cette tâche absurde, les grandioses projos d’une première de cinéma ont poignardé le ciel de la côte Ouest, ce ciel qui chantonne. Tout autour de moi la cité de l’or bruissait dans sa folie. Voilà à quoi se ramenait ma carrière hollywoodienne : c’était mon dernier soir en ville et j’étalais de la moutarde, derrière des chiottes de parking. J’ai oublié de préciser que je n’avais pas eu assez d’argent pour aller jusqu’à New York, mais seulement jusqu’à Pittsburgh. Je me disais qu’il serait toujours temps de s’inquiéter en arrivant là-bas. Mes sandwiches sous le bras, mon sac dans l’autre main, je me suis baladé quelques heures dans Hollywood. Des familles entières, arrivées de la campagne dans leurs vieilles guimbardes, roulaient teuf teuf teuf dans le secteur de Sunset Boulevard et Vine Street, avides de découvrir des vedettes de cinéma, mais ne voyaient que d’autres familles dans d’autres guimbardes, en train de faire la même chose. Ils venaient des plaines de l’Oklahoma, autour de Bakersfield, San Diego, Fresno et San Berdoo ; ils lisaient des magazines de ciné ; les petits garçons voulaient voir Hopalong Cassidy menant par la bride son grand cheval blanc au milieu des voitures ; les petites filles voulaient voir Lana Turner dans les bras de Robert Taylor, devant chez Whelan ; les mères voulaient voir Walter Pidgeon en haut-de-forme et queue-de-pigeon les saluer sur le bord du trottoir ; les pères, de grands escogriffes américains au volant de leurs caisses, reniflaient l’odeur de l’argent dans l’air ambiant, prêts à vendre leurs filles au plus offrant. Chacun regardait tous les autres. C’était le bout du continent, la fin de la terre ferme. Quelqu’un avait incliné le flipper de l’Amérique, et tous les dingues dégringolaient comme des boules sur L.A. dans l’angle sud-ouest. J’ai pleuré sur nous tous. Tristesse de l’Amérique, folie de l’Amérique : sans fond. Un jour, nous en rirons à nous rouler par terre, en comprenant à quel point c’était drôle. D’ici là, il y a dans tout ça un sérieux mortel que j’adore. À l’aube, mon car traversait comme une flèche les déserts de l’Arizona — Indio, Blythe, Salome (où elle a dansé), les grands espaces desséchés qui mènent aux montagnes du Mexique, au sud. Et puis nous avons obliqué vers le nord et les montagnes d’Arizona, Flagstaff, Clifftown. J’avais un livre, volé à l’étalage pendant ma balade à Hollywood, Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier, mais j’ai préféré lire le paysage américain en mouvement. Chacun de ses cahots, chacune de ses bosses, chacune de ses lignes droites mystifiait mon attente. Par une nuit d’encre, nous avons traversé le Nouveau-Mexique immergé. À l’aube grise, ce fut Dalhart au Texas. Dans le spleen du dimanche après-midi, nous avons traversé une par une les villes des plaines de l’Oklahoma à la nuit tombante, ce fut le Kansas. Le car avançait dans un grondement de tonnerre. Je rentrais au bercail en octobre. Tout le monde rentre au bercail en octobre. À Wichita je suis descendu du car pour aller aux toilettes. Il y avait un jeune type habillé d’un costume à chevrons voyant, qui disait au revoir à son père, pasteur. Une minute plus tard, j’ai vu un œil me regarder par le trou de la serrure, pendant que j’étais sur le trône. On avait glissé un mot sous la porte : « Tout ce que tu veux si tu viens me la mettre. » J’ai aperçu un bout de costume criard par le trou de la serrure. « Non, merci », j’ai répondu. Quel triste dimanche soir pour un fils de pasteur à Wichita : Cafard au Kansas. Dans une petite ville, un employé de bureau m’a dit : « Y a rien à faire, ici. » J’ai regardé au bout de la rue, au-delà de la dernière bicoque, les espaces infinis. Nous sommes arrivés à Saint Louis vers midi. Je suis allé me promener le long du Mississippi, et j’ai regardé les troncs d’arbres flottant depuis le Montana, au nord — dans l’odyssée de notre rêve à l’échelle du continent. De vieux vapeurs gravés de volutes, et burinés davantage encore par les intempéries, s’enfonçaient dans la boue, royaumes des rats. De grands nuages d’après-midi surplombaient la vallée du Mississippi. Cette nuit-là, le car a traversé les champs de maïs de l’Indiana dans un grondement de tonnerre, la lune illuminant les chaumes, fantomatiques. On était à la veille d’Halloween. J’ai fait la connaissance d’une fille et on s’est câlinés jusqu’à Indianapolis. Elle était myope. Quand on est sortis manger un morceau, j’ai dû la prendre par la main jusqu’au comptoir du café. Elle m’a payé à déjeuner, j’avais liquidé tous mes sandwiches. En échange, je lui ai raconté de longues histoires. Elle venait de l’État de Washington, où elle avait passé l’été à cueillir des pommes. Elle vivait à la ferme, dans le nord de l’État de New York. Elle m’a invité chez elle, mais on s’est tout de même donné rendez-vous dans un hôtel de New York. Elle est descendue à Columbus, Ohio, et moi j’ai dormi jusqu’à Pittsburgh. Ça faisait des années que je n’avais pas été aussi fatigué. Il me restait plus de cinq cents bornes pour rallier New York, et dix cents en poche. J’ai fait sept-huit kilomètres à pied pour sortir de Pittsburgh, et deux véhicules, un camion transportant des pommes et un grand semi-remorque, m’ont conduit jusqu’à Harrisburg dans la douceur de la nuit pluvieuse, en cet été indien. J’allais droit au but. J’étais pressé de rentrer. C’était la nuit du Fantôme de la Susquehanna. Je n’aurais jamais cru être en rade à ce point-là. Pour commencer, sans m’en douter, j’étais en train de retourner vers Pittsburgh sur un highway plus ancien. Le fantôme était dans le même cas. C’était un petit vieux ratatiné, portant sur son dos une sacoche de carton qui annonçait sa destination, le « Canady ». Il marchait très vite et m’a enjoint de le suivre, en disant qu’il y avait un pont, pas loin, qui nous amènerait de l’autre côté. Il avait dans les soixante ans, un vrai moulin à paroles, il parlait de ce qu’il avait mangé, du beurre qu’on lui avait mis dans ses crêpes, des rations de pain en rab, des vieux qui l’avaient appelé, un jour, depuis le perron d’un hospice dans le Maryland, pour l’inviter à passer le week-end chez eux, où il avait pris un bon bain chaud avant de partir ; il racontait qu’il avait trouvé un chapeau tout neuf sur le bord de la route, en Virginie, c’était celui qu’il avait sur la tête ; il faisait tous les dispensaires de la Croix-Rouge, il leur montrait ses citations d’ancien de 14-18 il racontait comment on le traitait. Le dispensaire de la Croix-Rouge de Harrisburg ne valait pas un clou ; il racontait comment il se débrouillait dans ce monde sans pitié, et vendait parfois des cravates. Mais, autant que je pouvais en juger, il appartenait à la catégorie des clodos semi-respectables, et il arpentait toutes les campagnes de l’Est en prenant pour relais les dispensaires de la Croix-Rouge et en faisant parfois la manche dans les centres-villes. Nous étions donc camarades de cloche. On a marché une dizaine de bornes le long de la funèbre Susquehanna. C’est un fleuve terrifiant, qui coule entre des falaises broussailleuses penchées, fantômes hirsutes, sur l’inconnu des eaux. Une nuit d’encre recouvre tout. Parfois, sur la rive d’en face, le long des voies ferrées, on voit s’élever la grande flamme rouge d’une locomotive qui embrase les affreuses falaises. En plus, il bruinait. Le petit bonhomme m’a dit qu’il avait une jolie ceinture dans sa sacoche, et on s’est arrêtés pour qu’il la déniche. « Je me suis trouvé une belle ceinture quèque part, à Frederick, Maryland, Bon Dieu je l’aurais pas laissée sur le comptoir à Fredericksburg ? — À Frederick, tu veux dire ? — Non, non, à Fredericksburg, en Virginie. » Il parlait tout le temps de Frederick dans le Maryland et de Fredericksburg en Virginie. Il marchait carrément sur la chaussée, en plein milieu des voitures, il a failli se faire percuter plusieurs fois. Moi je cheminais péniblement dans le fossé. À chaque instant, je m’attendais à ce que le pauvre diable aille valdinguer dans la nuit, raide mort. Impossible de trouver le pont. Je l’ai laissé devant un tunnel qui passait sous la voie ferrée, parce que j’avais pris une telle suée à marcher que j’ai changé de chemise, et mis deux pulls, un bistrot de bord de route éclairant mes gesticulations pitoyables. Toute une famille arrivait à pied, sur la route obscure ; ils se demandaient bien ce que je fabriquais. Le plus bizarre de tout, c’est qu’il y avait un sax ténor qui soufflait du très beau blues dans ce boui-boui paumé au fond de la Pennsylvanie. J’ai tendu l’oreille, en gémissant. La pluie redoublait. Un gars s’est arrêté pour me ramener à Harrisburg ; il m’a dit que je m’étais trompé de route. Tout à coup, j’ai vu mon petit vieux qui tendait le pouce sous un réverbère, pauvre abandonné du ciel, pauvre enfant perdu d’hier, aujourd’hui fantôme rompu par la traversée du désert de la cloche. J’ai raconté mon histoire au conducteur, et il s’est arrêté pour prévenir le vieux. « Écoute voir, gars, par là tu vas vers l’ouest, pas vers l’est. — Hein ? s’est écrié le petit fantôme. Tu vas pas me raconter que je connais pas mon chemin. Ça fait des années que je sillonne le pays. M’en vais au Canady. — Mais elle va pas au Canada, cette route, elle va à Pittsburgh, et à Chicago. » Le petit bonhomme s’est éloigné, outré. La dernière image que j’ai eue de lui, la petite sacoche blanche qui dodelinait sur son dos s’est dissoute dans l’obscurité des funèbres Alleghenies. Je lui ai crié : « Hé. » Il marmonnait tout seul, il n’avait rien à faire d’un dégonflé dans mon genre. « Je m’en vais… tout droit… dans sa direction. » Il parlait du Canada ; il m’avait dit connaître un point, le long de la frontière, où il pourrait passer en douce. Il allait grimper à bord d’un train de marchandises. « Çui de Lehigh Valley, de Lackawanna, et çui d’Erie, je les prends tous. » J’avais toujours cru que la sauvagerie de la nature était l’apanage de l’Ouest, mais le Fantôme de la Susquehanna m’a détrompé. Non, dans l’Est aussi, il y a de la sauvagerie c’est la nature que Benjamin Franklin parcourait dans son char à bœufs, du temps qu’il était postier ; celle de George Washington jeune, farouche adversaire des Indiens ; celle de Daniel Boone qui racontait des histoires à la lueur des lampes, en Pennsylvanie, tout en promettant de trouver le Passage ; celle de Bradford, du temps qu’il dégageait sa route, et que les gars faisaient la foire dans leurs cabanes en rondins. Pour ce petit homme, ce n’étaient pas les grands espaces de l’Arizona, mais les broussailles sauvages de l’est de la Pennsylvanie, du Maryland et de la Virginie, les routes goudronnées qui serpentent parmi des fleuves funèbres comme la Susquehanna, la Monongahela, l’antique Potomac et le Monocacy. Cette expérience m’a totalement déglingué. La nuit passée à Harrisburg m’a donné une idée des tourments des damnés, pas connu pire depuis. Il m’a fallu dormir sur un banc dans la gare ; à l’aube, les receveurs m’ont jeté dehors. Car, n’est-ce pas, on entre dans la vie, mignon bambin confiant sous le toit de son père. Puis vient le jour des révélations de l’Apocalypse, où l’on comprend qu’on est maudit, et misérable, et pauvre, et aveugle, et nu ; et alors, fantôme funeste et dolent, il ne reste qu’à traverser le cauchemar de cette vie en claquant des dents. Je suis sorti chancelant, égaré. Je ne savais plus ce que je faisais. Je ne voyais du matin qu’une blancheur, une blancheur de linceul. Je mourais littéralement de faim.

Pour trouver des calories, il ne me restait que quelques dernières pastilles contre la toux, achetées à Preston, dans le Nebraska, des mois auparavant ; je les ai sucées, à cause du sucre. Je ne savais pas faire la manche. Les jambes flageolantes, à bout de forces, j’ai eu bien du mal à me traîner aux limites de la ville. Je savais que je me ferais arrêter si je passais une nuit de plus sur place. Maudite cité ! Fichu matin ! Où étaient-ils les matins de mes visions d’enfant ? Que faire ici-bas ? Cette vie est jalonnée d’ironies du sort : la voiture qui s’est arrêtée pour me prendre était conduite par un échalas hagard, qui prônait les vertus du jeûne. Chemin faisant, quand je lui ai dit que je mourais de faim, il m’a répondu : « Très bien, parfait. Il n’y a rien de meilleur pour la santé. Ça fait trois jours que je n’ai pas mangé moi-même. Je vais vivre cent cinquante ans. » C’était un spectre, un sac d’os, un pantin de chiffon, un échalas brisé — un cinglé. J’aurais pu tomber sur un gros richard qui m’aurait dit : « On va s’arrêter dans ce restaurant, et tu vas manger des côtes de porc aux haricots. » Non, ce matin-là, il a fallu que je monte avec un cinglé qui croyait aux vertus du jeûne. En arrivant dans le New Jersey, il s’est radouci, et il est allé chercher des tartines de pain beurré dans la malle arrière. Elles étaient cachées au milieu de ses échantillons. Il vendait des articles de plomberie sur toute la Pennsylvanie. J’ai englouti le pain beurré. Tout d’un coup, je me suis mis à rire. Je l’attendais dans la voiture pendant qu’il faisait sa tournée à Allentown, New Jersey, et je riais, je riais. Bon Dieu, qu’est-ce que j’en avais ma claque de cette vie. N’empêche que le fou m’a ramené à New York. D’un seul coup, je me suis retrouvé dans Times Square. J’avais fait un aller-retour de douze mille bornes sur le continent américain, et je me retrouvais dans Times Square ; et en pleine heure de pointe, en plus, si bien que mon regard innocent, mon regard de routard, m’a fait voir la folie, la frénésie absolue de cette foire d’empoigne, où des millions et des millions de New-Yorkais se disputent le moindre dollar, une vie à gratter, prendre, donner, soupirer, mourir, tout ça pour un enterrement de première classe dans ces abominables villes-mouroirs, au-delà de Long Island. Les hautes tours du pays, l’autre bout du pays, le lieu où naît l’Amérique de papier. Je m’étais replié sur une bouche de métro pour rassembler le courage de cueillir un long mégot superbe, mais chaque fois que je me penchais pour le ramasser une déferlante humaine le dérobait à ma vue, et ils ont fini par l’écraser. Ozone Park est à vingt bornes de Times Square : je n’avais pas l’argent du ticket de métro. Tu m’imagines faire à pied ces vingt bornes, en traversant Manhattan et Brooklyn ? C’était le crépuscule. Où était Hunkey ? J’ai passé la place au crible ; il n’était pas là ; il était sur Riker’s Island, derrière les barreaux. Où était Bill Où était Neal ? Où étaient-ils tous ? Où était la vie ? Moi j’avais un foyer qui m’attendait, un lieu où reposer ma tête, me remettre des pertes subies, et évaluer les gains, qui, je le savais, se trouvaient inscrits dans cette expérience, eux aussi. Il m’a fallu faire la manche pour acheter mon ticket de métro. J’ai fini par taxer un pope, à un coin de rue. Il m’a donné dix cents avec un regard fuyant, inquiet. Je me suis engouffré dans le métro. Arrivé chez moi, j’ai pillé la glacière. Ma mère s’est levée, et elle m’a regardé : « Mon pauvre petit Jean », elle m’a dit en français, « tu es maigre, mais maigre ! Qu’est-ce que tu as bien pu faire de ton temps ? » J’avais deux chemises et deux pulls, mon sac de toile contenait le pantalon déchiré dans les champs de coton, et les lambeaux de mes chaussures en fibres végétales. Ma mère et moi, nous avons décidé de nous offrir un frigo avec l’argent que je lui avais envoyé depuis la Californie ; ce serait le premier de la famille. Elle est allée se coucher ; moi, tard dans la nuit, je n’arrivais toujours pas à dormir, je fumais dans mon lit. Mon manuscrit à mi-course trônait toujours sur le bureau. On était en octobre, retour au bercail, reprise du boulot. Les premiers vents froids faisaient vibrer les carreaux : j’étais rentré à temps. Neal était passé chez moi, il y avait dormi plusieurs nuits, il était resté des après-midi entiers à parler avec ma mère, pendant qu’elle assemblait un grand tapis en patchwork avec tous les habits de la famille depuis des années, ce tapis même, à présent fini, qui recouvrait le sol de ma chambre, aussi riche et complexe que le passage du temps. Et puis, deux jours avant mon arrivée, Neal était reparti, on s’était sans doute croisés ici ou là, en Pennsylvanie, ou dans l’Ohio, il était parti à San Francisco — le dernier endroit où je l’aurais imaginé — sur mes traces fugitives. Sa vie était désormais là-bas Carolyn venait d’y prendre un appartement. L’idée ne m’avait pas effleuré de la chercher dans l’annuaire, quand j’étais à Marin City. À présent, il était trop tard, et j’avais aussi raté Neal. En cette première nuit au bercail, j’étais loin de me douter que je le reverrais, et que tout allait recommencer, la route, le tourbillon de la route, bien au-delà de mes rêves les plus fous. LIVRE DEUX : Il s’est écoulé un an et demi avant que je revoie Neal. Pendant tout ce temps, je n’ai pas bougé de chez moi. J’ai terminé mon livre, et je me suis inscrit à la faculté grâce aux bourses destinées aux G.I.s. Pour Noël 1948, ma mère et moi sommes descendus dans le Sud, chez ma sœur, les bras chargés de cadeaux. J’avais écrit à Neal, qui annonçait son retour dans l’Est. Je lui avais dit qu’il me trouverait à Rocky Mount, en Caroline du Nord, entre Noël et le jour de l’An. Un jour que tous nos cousins du Sud étaient réunis au salon, à Rocky Mount, ces hommes et ces femmes émaciés, qui ont la vieille terre du Sud dans les yeux quand ils parlent à voix basse et plaintive du temps qu’il a fait, des récoltes, ou passent en revue avec lassitude qui a eu un bébé, acheté une maison, etc., voilà qu’une Hudson 49 toute boueuse s’arrête devant la maison, sur le chemin de terre. Je n’avais pas idée de qui ça pouvait être. Un jeune type musclé en T-shirt tout déchiré, pas rasé, les yeux injectés de sang, l’air crevé, s’avance sur le perron et tire la sonnette. J’ouvre la porte : c’est Neal. Il arrive tout droit de San Francisco, il a fait le trajet en un temps record, parce que je lui ai indiqué où j’étais dans ma dernière lettre. Dans la voiture, j’aperçois deux silhouettes endormies. « Ben ça alors, Neal ! Et eux, c’est qui ? — Salut, salut, mec. C’est Louanne, et Al Hinkle. Faut qu’on se trouve un coin pour se rafraîchir tout de suite, on est canés. — Mais comment vous avez fait pour arriver si vite — Hé, mec, c’est qu’elle trace, cette Hudson ! — Où tu l’as eue ? — Je l’ai achetée avec mes économies. J’avais bossé comme serre-freins à la Southern Pacific, je me faisais quatre cents dollars par mois. » Pendant une heure, ça va être le bazar intégral. D’abord, mes cousins du Sud n’y comprennent rien, ils ne voient pas qui sont Neal, Louanne et Al Hinkle. Ils écarquillent des yeux ahuris. Ma mère et ma sœur se retirent à la cuisine pour tenir conseil. On se retrouve à onze en tout dans cette petite baraque. Sans compter que ma sœur venait de décider de la quitter, cette maison, et que la moitié de ses meubles étaient déjà partis, puisque elle, son mari et leur bébé venaient s’installer avec nous à Ozone Park, dans le petit appartement. Quand Neal entend ça, il propose ses services et son Hudson. Lui et moi, on transportera le mobilier à New York, en deux allers-retours, et on ramènera ma mère lors du deuxième voyage. Ce serait une économie conséquente. Projet adopté. Ma sœur fait des sandwiches et les trois voyageurs épuisés se mettent à table. Louanne n’a pas dormi depuis Denver ; je la trouve mûrie et embellie. Que je raconte tout ce qui s’était passé, et ce qu’elle faisait avec Neal. Il vivait heureux avec Carolyn à San Francisco depuis l’automne 1947 ; il s’était trouvé un boulot dans les chemins de fer, il gagnait tout ce qu’il voulait. Il était devenu papa d’une mignonne petite fille, Cathy Jo Ann Cassady. Et puis, un beau jour, il a perdu les pédales ; il marchait dans la rue, et il voit une Hudson 49 à vendre ; il fonce à la banque retirer ses économies, et il achète la voiture aussi sec. Al Hinkle était avec lui. Du coup, ils n’avaient plus un rond. Neal apaise les craintes de Carolyn, il lui dit qu’il sera de retour dans un mois. « Je pars à New York, je ramène Jack. » Cette perspective ne l’enchante pas. « Mais à quoi ça rime, tout ça, qu’est-ce que tu me fais, là ? — C’est rien, c’est rien du tout, chérie, euh… voilà… Jack m’a supplié de venir le chercher, c’est tout à fait impératif pour moi de… mais on ne va pas se perdre dans des explications à n’en plus finir… et je vais te dire pourquoi… non, non, écoute je vais te dire pourquoi… » Et il lui dit pourquoi, et bien entendu ça n’a aucun sens. Al Hinkle, le grand costaud, travaille dans les chemins de fer avec lui. Ils viennent de se faire virer au cours d’une grève, et Al a rencontré une fille qui vit à San Francisco de ses économies. Ces deux goujats sans scrupules décident de faire venir la fille dans l’Est, moyennant quoi c’est elle qui paiera les frais. Al la cajole, il la baratine ; elle ne veut rien savoir s’il ne l’épouse pas. Les événements se précipitent, Neal se décarcasse pour réunir les papiers, et Al Hinkle épouse Helen, si bien que, quelques jours avant Noël, ils quittent San Francisco à cent à l’heure, cap sur L.A., pas de neige sur la route. À L.A. ils montent un marin trouvé au Bureau du Voyage, qui leur paie quinze dollars d’essence. Le gars va dans l’Indiana. Pour quatre dollars d’essence, ils prennent aussi une femme et sa fille retardée mentale, qui vont dans l’Arizona, et roulez jeunesse. Neal a fait monter la gamine devant à côté de lui, elle le botte. « Carrément, mec, quel petit cœur, dans sa dinguerie ! Qu’est-ce qu’on a pu parler, on a parlé des incendies, du désert changé en paradis, et de son perroquet, qui sait dire des insultes en espagnol. » Ils larguent leurs passagères et se dirigent vers Tucson. Helen Hinkle, la jeune épouse d’Al, n’arrête pas de se plaindre qu’elle est crevée, elle veut dormir dans un motel. Si ça continue comme ça, ils auront claqué toutes ses économies bien avant d’arriver en Caroline. Deux nuits, elle les a forcés à s’arrêter et elle a dépensé des mille et des cents en chambres de motels Quand ils arrivent à Tucson, elle n’a plus un rond. Neal et Al lui faussent compagnie dans un hall d’hôtel, et ils reprennent la route en duo, plus le marin — sans le moindre état d’âme. Al Hinkle, c’est un grand balèze, placide, qui pense le moins possible, et qui est prêt à faire tout ce que Neal lui demande ; quant à Neal, il n’est pas en position de s’embarrasser de scrupules. Il traversait Las Cruces, au Nouveau-Mexique, comme un bolide, quand il a soudain éprouvé l’urgence explosive de revoir sa mignonne premièrefemme, Louanne. Elle était à Denver. Le voilà qui oblique vers le nord, malgré les molles protestations du matelot, et le soir même il déboule à Denver. Il fonce retrouver Louanne dans un hôtel. Ils font l’amour comme des fous pendant dix heures. Changement radical de programme ; on ne se sépare plus. Louanne est la seule fille qu’il ait jamais vraiment aimée. Le regret le chavire quand il revoit son visage et quand, aujourd’hui comme hier, il la supplie à genoux de lui accorder la jouissance de son être. Elle, elle le comprend, elle lui caresse les cheveux ; elle sait bien qu’il est fou. Pour amadouer le matelot, Neal lui arrange le coup avec une fille, dans une chambre d’hôtel au-dessus du bar où ses vieux potes du billard viennent boire le coup, au carrefour de Glenarm Street et de la Quatorzième. Mais le matelot refuse la fille, il se tire la nuit même, et ils ne le reverront jamais. Il est plus que probable qu’il a pris un car pour l’Indiana. Neal, Louanne et Al Hinkle se mettent à bomber vers l’est, du côté de Colefax, direction les plaines du Kansas. Les grandes tempêtes de neige les rattrapent. Dans le Missouri, la nuit, Neal est obligé de conduire en passant la tête par la fenêtre, avec des lunettes de ski sur le nez et une écharpe en turban, parce que le pare-brise est recouvert d’une couche de glace de deux centimètres. On dirait un moine en train de déchiffrer les manuscrits de la neige. Il passe devant le comté natal de ses ancêtres sans même y penser. Le matin, dans une montée, la voiture dérape sur le verglas et termine dans le fossé. Un fermier leur offre son aide. Blocage temporaire, ils prennent un auto-stoppeur qui leur a promis un dollar s’ils l’emmènent à Memphis. Une fois là-bas, le gars rentre chez lui, il cherche le dollar dans toute la maison, il se soûle, et il dit qu’il le trouve plus. Les voilà qui repartent, en traversant le Tennessee. Ils ont coulé les bielles au moment de l’accident. Neal avait poussé jusqu’à cent trente, et maintenant il faut qu’ils s’en tiennent à un petit cent, vitesse de croisière, sinon le moteur va grincer dans la descente. Ils traversent les Smoky Mountains au cœur de l’hiver. Quand ils sonnent à la porte de ma sœur, ça fait trente heures qu’ils n’ont pas mangé, sinon des sucreries et des biscuits apéritif. Ils étaient donc en train de dévorer pendant que Neal, debout, son sandwich à la main, se penche vers le phonographe et fait des bonds, en écoutant un disque de bop endiablé que je viens d’acheter et qui s’appelle The Hunt. Dexter Gordon et Wardell Gray y soufflent comme des malades, devant un public qui hurle ; ça donne un volume et une frénésie pas croyables. Les gens du Sud se regardent, et ils secouent la tête, atterrés. « Mais enfin, c’est quoi, ces amis qu’il a, Jack » ils demandent à ma sœur. Elle est bien en peine de répondre. Les gens du Sud n’aiment pas du tout les fous, pas ceux dans le genre de Neal, en tout cas.

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