Si l’on voulait dresser un catalogue de monstres – Fernando Pessoa
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Si l’on voulait dresser un catalogue de monstres, on ne pourrait mieux faire que de photographier en mots les choses charriées par la nuit jusqu’à nos esprits somnolents, incapables de dormir. Ces choses-là ont toute l’incohérence du sommeil, sans que l’on ait pour autant l’excuse d’être, sans le savoir, en train de dormir. Elles planent comme des chauves-souris sur notre âme passive, vampires suçant le sang de notre soumission.
Ce sont des larves de l’oblique et du déchet, ombres remplissant la vallée, traces laissées par le destin. Parfois ce sont des vers, répugnants même pour l’âme qui les a créés et choyés ; ou bien ce sont des spectres qui rôdent, sinistres, autour de rien ; parfois encore, ce sont des serpents qui jaillissent des antres absurdes où gisent nos émotions perdues.
Lest de la fausseté, leur seule fonction est de nous retirer la nôtre. Ce sont des doutes de l’abîme, semés dans notre âme et y traînant en longs plis de somnolence froide. Ces choses durent autant que des fumées, s’évanouissent tels des sillages, et il n’en reste rien qu’un bref passage, dans cette substance stérile qu’est notre conscience de leur existence. Elles sont parfois comme les pièces intimes d’un feu d’artifice : elles étincellent une seconde au milieu de nos songes, et tout le reste est l’inconscience de la conscience qui nous a permis de l’entrevoir.
Lacet dénoué, l’âme n’existe pas par elle-même. Les grands paysages sont pour demain, et quant à nous, nous avons déjà vécu. Le dialogue interrompu a tourné court. Qui aurait cru que la vie se réduirait à cela ?
Je me perds si je me trouve, je doute si je crois, je ne possède pas si j’ai déjà obtenu. Je dors comme si je me promenais tout éveillé. Je m’éveille comme si je dormais, et ne m’appartiens pas. La vie, au bout du compte, est en elle-même une longue insomnie, et nous ne cessons de nous réveiller, avec un sursaut lucide, dans tout ce que nous pensons et faisons.
Je serais bien heureux de pouvoir dormir. Cette idée me vient de l’instant présent, puisque, précisément, je ne dors pas. La nuit est un fardeau immense qui, en outre, m’étouffe sous la couverture muette de tout ce que je rêve. Indigestion de l’âme.
Toujours, après une suite d’après, on verra arriver le jour —mais trop tard, comme toujours. Tout dort, tout est heureux, sauf moi. Je repose quelque peu, sans m’enhardir jusqu’à oser dormir. Et les énormes têtes de monstres dépourvus d’être émergent confusément du fond de mon être à moi. Dragons de l’Orient montant de l’abîme, avec leur langue écarlate sortant des cadres de la logique, et leurs yeux fixant, sans vie, ma vie morte qui se garde bien de les fixer.
Refermez la trappe, pour l’amour de Dieu, refermez-la ! Que l’on coupe court à mon inconscience et à ma vie ! Heureusement, par la fenêtre aux vitres froides, aux volets intérieurs rabattus vers la chambre, voici qu’un mince filet de lumière pâle et triste commence à effacer l’ombre de l’horizon. Heureusement, ce qui va poindre, c’est le jour. Je me sens presque tranquille, sous la fatigue de l’intranquillité. Un coq chante, absurde, en pleine ville. Le jour livide se lève dans mon sommeil vague. Un jour ou l’autre, je dormirai. Un bruit de roues fait naître une charrette. Mes paupières dorment, mais non pas moi. Tout, enfin, est le Destin.