Sale habitude – Charles Bukowski
sale habitude que d’avoir si souvent laissé les putes, et les filles qui couchent gratis, me griffer le minois comme l’avait fait ma mère – l’indifférence ne devrait pas conduire à s’effacer devant les chacals –, car désormais les enfants, les vieilles dames et même quelques durs à cuire ne peuvent s’empêcher de tressaillir lorsque leur regard s’attarde sur mon visage. permettez-moi encore un mot sur ce chapitre, un tout petit mot, je vous le promets, parce que je me doute que ces anecdotes sur l’Homme Frigorifié vous intéressent moins qu’elles ne m’intéressent (intérêt = bonne application d’une table de multiplication). putain de sort ! il me semble bien que la plus drôle (humour = bonne application d’une table de division) remonte à l’époque où je fréquentais le lycée de Los Angeles, était-ce en 1938 ? en 1937 ? ou entre les deux ? à moins que ça n’ait été en 1936 ? bref, sans le moindre intérêt pour la carrière des armes, je faisais ma préparation militaire. à la limite de la monstruosité, d’énormes furoncles – de la taille d’un pamplemousse – me mangeaient le visage et le reste du corps. or, en ce temps-là, un jeune homme ne pouvait choisir qu’entre faire de la gym ou sa préparation militaire. les très bons, ceux qui avaient fière allure, optaient pour la gym. les merdeux, les tarés, les barges, et l’espèce à laquelle j’appartenais, à savoir les Hommes Frigorifiés (car nous étions quelques-uns dans ce cas), choisissaient la préparation militaire, la guerre ne faisait pas encore partie de notre environnement immédiat. Hitler n’était que la réplique maladroite d’un Charlie Chaplin qui s’agitait de manière grotesque dans les actualités Pathé-RKO.
le seul avantage de la préparation militaire, c’était que, sous un uniforme, on voyait moins mes furoncles, alors qu’en petite tenue, il n’y aurait pas eu moyen de les dissimuler. cependant, pas de gourance, les furoncles ne ME posaient aucun problème, je ne m’en souciais que par rapport aux AUTRES. qui en auraient eu les sangs retournés. l’Homme Frigorifié, comme l’homme des cavernes, se moque d’avoir des furoncles, il ne se force à y prêter attention qu’à cause de choses aussi banales que les masses humaines. vivre en Homme Frigorifié ne signifie pas en effet qu’on a perdu contact avec la réalité. nous ne cultivons l’indifférence que parce que toute autre attitude nous paraît dépourvue de sens.
dès lors, se faire remarquer le moins possible devient essentiel afin de pouvoir creuser en toute quiétude le trou auquel on est destiné. voilà pourquoi je ne voulais pas du regard des autres êtres humains sur mes furoncles purulents. et pourquoi, en revêtant l’uniforme, je ne cherchais qu’à couper à leurs rayons X. conclusion, puisque j’étais FRIGORIFIÉ, cette préparation militaire n’était pas la conséquence d’une quelconque vocation.
à présent, place à l’anecdote. un beau matin, et alors que je n’étais qu’un deuxième classe, notre putain de bataillon, si vous voyez ce que je veux dire, se rassembla pour une sorte de compétition avec maniement d’armes et tout le tremblement. quand nous commençâmes à exécuter les ordres, les tribunes, tout autour du terrain d’exercice, se remplirent de monde. le soleil tapait dur, mais, même si en apparence j’obéissais à mes supérieurs, je n’y étais pas sensible, vu que j étais FRIGORIFIÉ, assez rapidement, près de cinquante pour cent d’entre nous furent éliminés, puis encore une bonne moitié, de sorte que bientôt notre troupe se trouva réduite à dix pour cent de ses effectifs, et j’en faisais encore partie, malgré mes gigantesques furoncles qui me défiguraient, puisque on n’a toujours pas inventé d’uniforme pour le visage ; lorsque la chaleur monta d’un cran, je soumis mon cerveau à un intense bombardement psychologique : trompe-toi, que je me disais, commets une erreur, cherche la faute, sauf que, pour avoir des automatismes de maître artisan, j’ai toujours, que je le veuille ou non, réussi ce que j’ai entrepris, et que donc la faute m’était impossible, ne serait-ce que parce que j’étais aussi INDIFFÉRENT à ma volonté de mal faire. résultat, nous n’étions désormais plus que deux en course, mon pote Jimmy et mézigue. soyons clairs, Jimmy n’était qu’un merdeux hanté par le désir de l’EMPORTER, car pour lui il n’y avait que ça qui comptait. aussi voulais-je lui rendre ce service. mais Jimmy se planta en beauté. l’officier venait de hurler : « Présentez Armes ! » – non, rectification, c’était plutôt « Présentez…», un blanc, «… Armes ». qu’importe d’ailleurs, puisque je ne sais plus à quoi correspond cet ordre, j’ai été un si piètre soldat, disons que ça avait quelque chose à voir avec la culasse que l’on devait charger. Jimmy, qui se voulait exemplaire et que tout un chacun adorait, non, aimait bien, eh bien, ce Jimmy-là eut tout faux avec son levier d’armement. moyennant quoi, je me retrouvai seul avec mes furoncles qui bouillonnaient sous ce col de laine kaki si irritant pour la peau, seul avec tous ces furoncles qui mûrissaient jusque sur le sommet de mon crâne, au beau milieu de mes cheveux, et, malgré le soleil qui s’en donnait à cœur joie, je demeurai l’arme au pied, l’esprit vide, ni heureux, ni malheureux, insensible, vraiment insensible. mais dans les tribunes, les jolies nanas se lamentaient, pauvre Jimmy ! tandis que sa mère et son père baissaient la tête, accablés par un échec qui leur paraissait incompréhensible. de sorte que, moi-même, je parvins fugacement à m’associer à leur chagrin : pauvre Jimmy ! mais c’était le maximum que je pouvais faire. le viocard qui nous commandait était un certain colonel Muggett. de toute son existence, il n’avait connu que l’armée. fallait voir son air morose lorsqu’il épingla ma médaille sur cette chemise qui me démangeait. à ses yeux, je ne devais être qu’un asocial, un morveux sans cervelle, mais savait-il qu’il n’était pour moi qu’un uniforme vide ? après m’avoir décoré, il me tendit la main. je la lui serrai en grimaçant un sourire. le bon soldat ne doit le faire sous aucun prétexte. or, par ce sourire, je voulais simplement lui dire que je n’ignorais pas dans quelle merde on était mais qu’il ne fallait pas m’en rendre responsable. ensuite de quoi, je rejoignis au pas cadencé ma compagnie, mon peloton, ma section, ma putain de je ne sais quoi. le Lieutenant nous ordonna alors de nous mettre au garde-à-vous. détail : le nom de famille de Jimmy était Hadford, ou un vague truc approchant. eh bien, que vous le croyiez ou non, voici de quelle façon le lieutenant s’adressa à nous :
— je tiens à féliciter le soldat Hadford pour s’être si bien placé dans cette compétition.
puis, il gueula :
— repos !
pour ajouter :
— foutez-moi le camp ! à moins que ce ne fût :
— rompez les rangs !
ou une connerie de ce genre.
tous les autres se ruèrent vers Jimmy. pas un seul ne vint me trouver. descendant des tribunes, la mère et le père de Jimmy se précipitèrent pour le serrer dans leurs bras. les miens de parents n’étaient pas là. je quittai le terrain d’exercice pour m’enfoncer dans la ville. tout en marchant, j’arrachai ma médaille, la gardant un temps dans ma main, jusqu’au moment où – sans amertume, sans joie, sans colère et sans d’ailleurs aucune raison explicite – je la jetai dans une bouche d’égout, juste devant un drugstore. quelques années plus tard, Jimmy fut abattu au-dessus de la Manche. son bombardier ayant salement morflé, il ordonna à son équipage de sauter, puis essaya de ramener en Angleterre le zinc en flammes. il n’y arriva jamais. c’était l’époque où, réformé sans pension, je vivais à Philadelphie. probablement que je devais baiser cette pute d’un quintal et demi, authentique truie pantagruélique, qui me bousilla – à force de rebondir en tous sens, de suer et de péter – les quatre pieds de mon lit.
je pourrais longtemps encore enrichir de mille anecdotes cette chronique de l’Homme Frigorifié. reste qu’il n’est pas tout à fait exact que je ME FOUS de tout, que je ne me mets jamais en colère, que la haine, l’espoir et le bonheur me sont inconnus. on aurait donc tort de croire que je suis TOTALEMENT dépourvu de passions, de réactions, ou d’épiderme ; je n’ai eu d’autre ambition que de souligner une chose fort curieuse, à savoir que mes sentiments, mes pensées, ma façon d’agir m’ont radicalement séparé de mes contemporains. d’où il s’ensuit que je ne pouvais incorporer LA BANDE, et que ce sont mes actes autant que les leurs qui m’ont conduit à cette indifférence qui est ma marque de fabrique. cela dit, ne vous endormez pas, s’il vous plaît, permettez que je vous parle encore de cette lettre que vient de m’envoyer depuis Londres mon ami le poète. voici ce qu’il m’écrit de son expérience d’Homme Frigorifié :
«… je suis dans un bocal à poissons, tu me suis ? le genre aquarium municipal, & mes nageoires sont trop peu développées pour que je puisse m’aventurer dans cette immense cité sous-marine. je fais ce que je peux, mais plus question, bien sûr, de m’esbaudir sur le vaste monde. et, résultat, je ne parviens toujours pas à me sortir de cet état de légume & moins encore à retrouver l’“inspiration” ; ni j’écris, ni je ne baise ; bref, je n’en branle pas une. plus le moindre goût à boire, à manger, ou à me défoncer. un légume, te dis-je. d’où les ténèbres et l’impuissance, d’où cette longue période d’hibernation, d’où ce long voyage au bout de la nuit. alors que je n’ai connu que le soleil, l’éclat aveuglant de la Méditerranée, la vie sur les flancs fulgurants du volcan, comme en Grèce où, au moins, il y avait de la lumière, des gens, et même ce que l’on appelle l’amour. et maintenant, plus rien. des tronches de mecs sans âge. des tronches de soi-disant jeunes qui ne reflètent que leur néant, qui passent, me sourient et me disent “salut”. ô, médiocrité blafarde et glaciale ! ô vieux poète fait aux pattes. le Styx. l’empuantyxement de ces médecins hospitaliers avec leurs prélèvements de selles et d’urines, & avec toujours les mêmes résultats : foie et pancréas en mauvais état. sauf qu’ensuite plus personne ne sait ce qu’il faut faire, excepté moi, bien sûr, qui sait qu’il n’y a rien à faire, sinon de se tirer de cette jungle & de se dénicher quelque mythique jeune beauté – machine douce et serviable qui prendra soin de ma personne, qui ne sera guère exigeante, qui aura du tempérament sans être hystérique, et qui ne l’ouvrira pas trop. où peut-elle être ? je crains toutefois de ne pouvoir lui donner ce qu’elle est en droit d’espérer, à moins que, qui sait ??? voilà, probablement, ce qui me sauverait. mais où et comment lui mettre la main dessus ? qu’est-ce que j’aimerais en avoir la force, et m’asseoir de nouveau, & tout reprendre à zéro, & le coucher sur le papier, avec plus de puissance, plus de clarté, plus d’évidence que par le passé ! mais hélas ! je me délite de toutes parts, je temporise, j’essaie de gagner du temps. le ciel est noir et rose, et la nuit tombe à 4 h 30 de l’après-midi. dehors, la ville s’active. au zoo, les loups trottent dans leurs cages. les tarentules se tiennent en retrait des scorpions. la reine des abeilles se fait mettre par les bourdons. le mandrill montre méchamment les dents, puis jette à la gueule des gamins qui le narguent bêtement bananes et pommes pourries. si je dois mourir, je veux que ce soit en Californie, en dessous de L.A., sur la côte, n’importe où sur une plage, pas loin du Mexique. mais c’est un rêve. un rêve que je désirerais pourtant réaliser, malgré tous ces poètes et romanciers, qui ont vécu autrefois sur cette rive de l’Atlantique, et qui m’écrivent pour me dire à quel point ils regrettent d’être rentrés, car tout fout le camp en Amérique, etc. de toute façon, je ne pourrais pas – financièrement – assurer, étant donné que mes mécènes sont tous ici et qu’ils me laisseraient tomber si je retraversais l’océan ; je n’existe à leurs yeux qu’à condition de me garder près d’eux. oui, assurément, mon corps se décompose, mais il n’a pas dit son dernier mot. aussi pardonne-moi cette lettre mortellement ennuyeuse. plus rien ne m’inspire, ni me transporte. je me contente d’examiner les notes d’honoraires des toubibs, & les autres factures, & ce ciel enténébré, & ce soleil noir. mais peut-être que bientôt il va y avoir du neuf… telle est ma vie. tralala, sachons y faire face sans verser une larme. adieu, l’ami. » et c’est signé X (alors que c’est un poète et un directeur de revue… hyperconnu).
bon, d’accord, cet ami de Londres l’exprime mieux que moi, il n’empêche que ce dont il parle m’est aussi familier qu’à lui. voilà pourquoi tout le petit monde des dynamiques tapineurs, pour lesquels notre attitude doit se confondre avec du pipi de chat, ne se gênera pas pour nous condamner au seul motif que, non contents d’être des oisifs et de détestables branleurs, nous ne faisons que nous apitoyer sur nous-mêmes. seuls les hommes frigorifiés qui croupissent dans leur fosse nous comprendront. pour autant, il faut tenir et espérer. mais espérer quoi ? salut. à vous revoir, les mecs ! même un nain peut l’avoir grosse, et je suis tout à la fois Mataeo Platch et Nichlos Combatz, et il n’y a que Marina, ma petite fille, pour m’illuminer en plein midi, car le soleil, lui, est muet. en bas, sur la place, entre l’annexe du dépôt de bus et Union Station, des vieux, assis en rond, observent les pigeons, ils peuvent y passer des heures entières, même sans rien regarder. frigorifié, je le suis certes, mais je ne pleure pas. et cette nuit, qui va s’envoyer en l’air dans des rêves déments, hein ? il n’y a qu’un endroit où finir. tralala. Tralala.