Sa dagga – Birago Diop
Mass Mole le Pêcheur et ses aides n’avaient pas été peu surpris de trouver à l’aurore Sa Dagga-le-M’Bandakatt près de leur pirogue encore endormie sur la grève, navette au repos que léchait l’écume des vagues dont les volutes venaient s’étaler en clapotant sur le sable fin.
Et à côté de Sa Dagga-le-M’Bandakatt son assistant Batj-Guewel-le-Tambourinaire qui présentait à la flamme d’un maigre feu son tama, son petit tam-tam dont la peau apparemment avait été détendue par la rosée nocturne ou par l’embrun matinal.
— Attendez-vous encore votre part de nérane d’hier ou bien venez-vous déjà chercher celle d’aujourd’hui ? avait demandé Mass Mole le pêcheur en se moquant après les salutations. Car de mémoire de pêcheur on n’avait jamais vu dans le pays parmi ceux qui prêtaient leurs bras aux hommes de la mer rentrant de leur rude labeur quotidien, pour tirer et pousser leurs pirogues sur la plage, parmi les néranekatts que récompensait une partie de la récolte sous-marine, on n’avait jamais vu ni M’Bandakatts, ni assistants de M’Bandakatts ni même griots d’âge fait.
— Depuis Sa Guèwel-l’Ancien, as-tu vu un griot pour quelques écailles et une paire d’ouïes, tirer ou pousser une pirogue de pêcheur, Mass Mole ? interrogea avec insolence Sa Dagga qui faisait un signe à Batj-Guèwel-le-Tambourinaire. L’assistant remettant sous son aisselle gauche son tama dont la peau réchauffée s’était retendue, battit trois mesures avec sa baguette recourbée.
Sa Dagga rappela l’histoire de Sa Guèwel-le-Vieux griot qui alla jadis aider à remonter sur la plage la pirogue d’un jeune pêcheur et s’en vit manquer de respect. Mais un trop gros effort fit faire un bruit insolite à l’insolent ; et jamais plus griot allant accueillir des pêcheurs de retour du large ne manqua de poisson.
Soutenu par le tama redevenu bavard, Sa Dagga chantait au rythme des vagues.
Un enfant m’avait insulté
Pour ce hareng-ci !
Mais la chèvre fit un bruit !
La chèvre refit un bruit !
Et se retournant
Il me suppliait :
« Grand-père, prends ce hareng-ci ! »
(Ab Goné ma fi saga Vone
Tji yaboy bi !
Vayé Bèye ni Kouke !
Délou Bèye ni Kouké !
Mou ghèstou
Ne Ma :
Mame, am tji yabou bi ! )
— Que veux-tu donc, Sa Dagga ? Viens-tu à la pêche avec nous ? s’informa Mass Mole le pêcheur.
— Je viens dans ta pirogue mais pas pour aller à la pêche. Pas si loin. Simplement à Gorée.
— À Gorée ? s’ahurit Mass Mole.
— À Gorée ? ? ? s’étonnèrent les aides du pêcheur.
— Eh oui ! À Go-rée, dans l’île ! précisait Sa Dagga-le-M’Bandakatt. À Gorée où personne ne va plus, d’où nul ne revient plus sans doute. Le chemin du Ravin est mort et Kam M’Bengue a disparu, qui habillait nos pères en se faisant vêtir.
Dédaignant Rufisque-le-Puits-de-la-Mer, le Chemin du Ravin venait faire halte dans un îlot de verdure et d’eaux claires, bavardes et vagabondes. Il menait vers la Mer, et ramenait vers le Cayor par le Diander ceux qui allaient dans l’île de Gorée se procurer ce que les commerçants toubabs aux oreilles rouges entreposaient dans leurs boutiques : tissus, alcool, tabac, sucre…
C’est dans cette oasis d’ombre et de fraîcheur où s’attardaient et reprenaient des forces après la traversée et avant la longue étape vers l’intérieur, les propriétaires et les convoyeurs des bêtes portant les charges de marchandises achetées ou troquées à Gorée que Kam M’Bengue le coupeur de Route se postait torse nu mais solidement armé et demandait au voyageur isolé :
— Habille Kam ! (Sangal Kam !)
Et Kam M’Bengue puisait dans les charges de quoi se couvrir jusqu’au passage d’une prochaine victime ; de quoi habiller les siens, de quoi vêtir ses griots et les enfants de ses griots.
Mais Kam était bien mort et le Chemin du Ravin n’était plus suivi, depuis la mort du Roi Lat Dior et la naissance du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, que par les bergers peulh, maures ou pourognes esclaves de Maures conduisant leurs troupeaux aux tueries de la Presqu’île.
C’est pourquoi Sa Dagga-le-M’Bandakatt, accompagné de son tamakatt Batj-Guèwel-le-Tambourinaire, demandait à Mass Mole le pêcheur de le transporter dans sa pirogue à Gorée.
— Sa Dagga, je crains que tu ne sois reçu à Gorée comme le fut Gueulèm-le-Chameau quand celui-ci y fit escale avant d’être embarqué pour les pays de l’autre côté de la Grande Mer.
En effet, Gueulèm-le-Chameau lorsqu’il mit les pieds pour la première (et la dernière fois) dans l’île de Ber fut pris par tous les Goréens grands et petits pour Fass-le-Cheval, mais un cheval d’une race spéciale sans doute.
— Je sais, précisa Batj-Guèwel-le-Tambourinaire qui fit bourdonner tama son petit tam-tam en fredonnant :
Un cheval au si long
Très long cou !
Qui sait si bien
Très bien braire !
(Fass vou gouda.
Gouda batt !
Té meuna
Meuna N’gakhe !)
— Cheval ou pas, chameau ou pas, coupa Sa Dagga, conduis-nous toujours où je t’ai demandé de nous transporter.
Le Soleil, sur leur gauche, quittait à peine l’horizon que Mass Mole le pêcheur et les siens débarquaient de leur pirogue sur la petite crique de la Pointe Nord de l’île de Gorée M’Bandakatt, Tamakatt et tama et remettaient cap vers l’est aux pagaies d’abord puis à la voile, vers la haute mer à la recherche de bancs de poissons.
Enlevant son grand boubou qu’il tendit sans se retourner à son assistant qui suivait avec son tambour sous l’aisselle gauche, Sa Dagga-le-M’Bandakatt, harnaché, bardé, galbé de bracelets, de ceintures, de baudriers, de colliers d’amulettes sertis de cauris, de plumes et de clochettes, gravit lentement les escaliers de l’enceinte du tout petit port ; suivit la rue aux pavés inégaux que balayait le fond de son immense culotte bouffante et s’arrêta sur la place de l’Eglise.
Sa Dagga-le-M’Bandakatt ne savait pas grand-chose de Gorée ni rien des gens de Gorée. Il faut bien le dire. Il avait entendu dire cependant que le plus important des notables de l’île était un mulâtre qui avait une barbe et qu’on appelait Monsieur Pierre.
Sa Dagga-le-M’Bandakatt, après s’être tourné aux quatre vents de la place de l’Eglise, avait fait à Batj-Guéwel-le-Tambourinaire un grand signe avec la queue de vache habillée de coton rouge qu’il tenait attachée à son poignet. Le tama de l’assistant lança trois bourdonnements :
N’Dong ! N’Donq ! N’Dong !
le maître esquissait trois pas de danse et appelait :
Pierre patates
Pierre pommes de terre
Pierre la barbe brûle
Pierre est endormi
Pierre réveille-toi !
(Pér patass
Pér pombi tér
Pér sikime lakana
Pér a n’ga nélaw
Pér yevoul !)
Monsieur Pierre et les autres Notables étaient peut-être les seuls encore endormis dans Gorée. Car tous les bruits matinaux et matineux de l’île étaient bien réveillés. Les Bonnes Sœurs et leurs pensionnaires avaient quitté l’Église depuis longtemps. Des hommes traversaient la place ; allaient vers le tout petit port, matelots, marins, calfats, charpentiers ; ou se dirigeaient vers le Castel, de l’autre côté de l’île, maçons, menuisiers, manœuvres.
Mais nul ne semblait voir ni entendre M’Bandakatt, Tamakatt, tam-tam, chant ou danse !
Nul n’écoutait, personne ne faisait même mine de s’arrêter pour entendre les exploits du chanteur-dansant qui affirmait :
Sa Dagga géant de Déghène
Mon inconcevable fatigue
Remplirait de bonheur
Ceux d’Atou mon ennemi !
(Sa Dagga n’dyole Déghène
ou ma tayé
Gayi Atou sa none
Banékhou !)
Les enfants étaient passés pour aller à l’école. Les ménagères parties au marché et à leurs courses, toutes proches d’ailleurs, en étaient revenues et étaient rentrées dans leurs maisons.
Et personne n’avait écouté, nul n’avait même fait mine de s’arrêter pour entendre les hauts faits et les dits nourris de suc et de sève de Sa Dagga le Géant de Sœur Déghène qui entendant sonner l’Angélus de midi dont les notes étouffaient la voix du tama le petit tam-tam de son assistant, interrogeait après s’être tourné aux quatre vents de la place :
Quel bedeau saoul
Martèle ce carillon
Qui heurte en tintant
Au coin de ma cervelle ?
(Djame-mou l’Abbé
Bane na mandi
Bèye dor djololi
Yige dor sa ma yorghi ?)
Seul le clocher de l’église lui répondait
Ding ! Dong ! Ding !
Kélèng leng !
et il relevait
Bedeau tu as
Tes djololi
Sa Dagga a
Ses tjalali !
Mais personne n’écoutait, nul n’entendait ni son chant, ni ses clochettes-tjalali, ni le babil du tama le petit tam-tam de son assistant, car toute l’île devait être à table ou à la sieste méridienne en attendant l’heure du retour aux chantiers, aux bureaux, à l’école, au lavoir.
Retraversant la place, les hommes retournèrent à leur labeur, matelots, marins, calfats, charpentiers, maçons, menuisiers, manœuvres.
Et nul n’écoutait, personne ne faisait même mine de s’arrêter pour entendre :
Sa Dagga le Géant de Sœur Déghène
qui commençait semblait-il à faire connaissance avec Gorée et s’étonnait :
Sa Dagga Ma Goné
Gorée est donc ainsi ?
Un pays qui n’a ni Seigneurs
Ni Notables non plus !
(Sa Dagga Ma Goné
N’Déké Ber ni la mèl ?
Rew mou amoul Ghèr
a moul Kangam it !)
Sa – Dagga – Ma – Goné – le – Géant – de – sœur -Deghène, qui avait appris et savait beaucoup de choses, ignorait bien sûr que les Notables de Gorée pour ne pas ternir leur teint clair ne sortaient pas de leurs demeures tant que le soleil brillait et que l’air était brûlant.
Des Seigneurs se dépouillant pour leurs Griots, donnant largement aux Djalis-musiciens et aux Mabos-chanteurs ; traitant honorablement les M’Bandakatts de passage, il n’en existait aucun, il n’en avait jamais existé dans l’île de Ber où dans chaque coin résonnaient les bruits de tous les métiers.
Au soir tombant, Sa Dagga-le-M’Bandakatt ne s’adressait plus qu’à Batj-Guèwel-le-Tambourinaire son assistant quand il déclarait :
Si j’avais su
Je me serais taillé une petite culotte !
Dans cette ville
Seul le travail est à la mode !
(Sou Ma yéghone
Doghi n’ghèmbe !
Deuke bi
Leghèye ya fi Khèw !)
Mais ceux qui rentraient des chantiers écoutaient maintenant, ils s’arrêtaient pour entendre. Certains commentaient même :
— Tu as entendu, Ambroise, ce que dit le bonhomme ?
— Je crois qu’il a enfin compris, Charles, que le M’Bande demande des loisirs.
— … Et des conditions, dit Henri.
Mass Mole le Pêcheur, lui, connaissait depuis longtemps Gorée où il avait des parents et les Goréens chez qui il fallait s’annoncer bien des jours à l’avance pour être admis à partager leur repas servi non dans un récipient commun, mais dans une assiette, pour chacun petit ou grand.
Et c’est pourquoi il revint au soleil couchant chercher sur la place de l’Église de Gorée Sa Dagga-le-M’Bandakatt et son assistant Batj-Guèwel-le-Tambourinaire dont le tama le petit tam-tam las et la peau détendue à la fraîcheur du soir ronflait faiblement :
Sou Ma yéghone
Doghi n’ghèmbe
Dans cette ville
Seul le travail est à la mode !
Tandis que s’approchaient les feux de la terre ferme. Sa Dagga recroquevillé au milieu de la pirogue constatait humblement, semblait-il, et pour la première fois de son existence sans doute :
— Ta marée ne sera plus fraîche, Mass !
— Bah ! répondit doucement Mass Mole le Maître pêcheur, les femmes en feront du poisson sec !…
Aux plongeons rythmés et cadencés des pagaies, la pirogue déchirait l’eau ridée couleur de guinée neuve et berçait le M’Bandakatt recru d’une journée qui n’avait été tissée, trame et lisses, que d’échecs et d’avanies dont le souvenir encore tout cuisant le tenait éveillé et pensif.
Sa Dagga pensait à la réponse que Mass Mole lui avait faite quand il avait émis des doutes sur la fraîcheur de la pêche qui allait être déchargée sur la plage avec tant de retard par sa faute. Mass Mole le Pêcheur avait dit que les femmes en feraient du guédj, du poisson sec…
Ceci pouvait donc atténuer les regrets, tempérer les remords (qui d’ailleurs ne devaient pas être bien étouffants) du M’Bandakatt.
Car le poisson sec, s’il demandait, pour être une excellente denrée, un travail soigné et des soucis laborieux de la part des femmes et des filles des pêcheurs, payait en retour celles-ci de leur peine. Aliment et condiment, le guédj portait toute l’odeur et toute la saveur de la mer aux gens des pays des sables, aux habitants des montagnes et à ceux de la grande forêt.
Donc même peu fraîche, plus fraîche du tout, pourrissante ou pourrie la récolte du pêcheur est toujours utilisable par une famille courageuse. Rien donc n’est réellement perdu, ni personne, se disait Sa Dagga-le-M’Bandakatt. Mais… mais les plus vieux du pays affirmaient cependant aux temps anciens : « Qui descend de son canari brisera tout autre canari qu’il chevauchera ! » Les temps ayant changé, et vivre étant devenu moins facile, les moins vieux, plus près des jours de nos pères, soutenaient pour leur part : « Qui descend de son canari trouvera occupé par son propriétaire tout autre canari qu’il abordera. »
Pourtant, quand des craquements préludent à des fêlures ; quand toute fêlure annonce une brisure et que les tessons nés d’une cassure peuvent être coupants et pourraient entailler, ne vaudrait-il pas mieux descendre de son canari avant que vos fesses ne se blessent dans une chute inévitable ?
Sa Dagga, pour sa part, en débarquant sur la plage, dans la nuit et au milieu des parents et voisins du Maître-pêcheur inquiets, depuis le retour des dernières pirogues bien avant le crépuscule, du grand retard de Mass Mole, Sa Dagga-le-M’Bandakatt était décidé à descendre de son canari.
Laissant à son obligeant et sage transporteur dont il avait à peine congrûment pris congé, le soin d’expliquer aux siens les raisons de leur retour nocturne et tardif, abandonnant au milieu des pêcheurs, de leurs familles et des poissons entassés sur le sable fin, Batj-Guèwel son assistant à qui il avait repris la besace où il enfermait à l’accoutumée attirails et oripeaux. Sa Dagga s’en était allé dans la nuit noire, la vaste et noire nuit…
Le M’Bandakatt était sûr maintenant de ce qu’avançaient déjà les vieux et les moins vieux qui soutenaient que Gorée-l’Ile ne faisait en rien partie du pays ; car l’on en revenait aussi pauvre, aussi nu, aussi affamé, aussi assoiffé que si l’on avait été de l’autre côté de la Presqu’île, dans Ber-la-Vieille, l’île au Serpent, pelée et inhabitée.
Il était encore d’autres lieux heureusement où le travail n’était pas seul à être à la mode, des villes et des villages où la dévotion n’était pas interdite aux gens de caste ; où les griots étant des hommes ceux qui ont la meilleure mémoire du monde pouvaient être les meilleurs disciples, les plus fervents élèves de marabouts, la religion semblant n’être somme toute qu’une question de litanies, de récitations.
Entre Lavanekatts et M’Bandakatts, la différence guère énorme tenait simplement à une question de présentation ; à peine de langage.
Entre la mendicité, le yelvane du talibé, de l’élève jeune ou adulte du marabout et la quête chantée, le voyane du griot, il y avait juste les versets sacrés, les paroles du Seigneur et de ses représentants les Marabouts d’un côté, et de l’autre les paroles agréables à l’oreille des seigneurs ou de ceux qui aspiraient à en être.
Descendant de son canari de chanteur-diseur-danseur, Sa Dagga pensait donc pouvoir sans excès d’efforts ni beaucoup de frais enfourcher le canari d’un talibé, d’un disciple, d’un apprenti marabout
Mais l’encre de sa tablette s’était effacée aux lointaines pluies de sa tendre enfance et la tablette elle-même avait dû être rongée aux termites longtemps avant son n’gomar, son entrée dans la case des hommes à vingt ans passés comme tout griot de bonne race.
Il lui fallait donc en très peu de temps réapprendre quelques versets, quelques bribes du Coran, quelques litanies en plus du allahou akbar, inévitable compagnon de toute prière courte ou longue, et de la Fatiha qui ouvre toutes paroles sacrées. Il lui fallait surtout et tout d’abord une diction parfaite, une vraie prononciation d’Arabe. Mais il n’était pas question pour lui l’aller au Caire, ni à Kairouan, ni à Fès, ni à Chinguetti. Même Boutilimit en Basse-Mauritanie était trop loin pour lui.
Sa Dagga s’était donc arrêté à Saint-Louis où tout Maure de Ghanar qui y arrivait était tout de suite Chérif, descendant du Prophète.
En plus de ce titre qu’il partageait avec tous ses congénères qui avaient foulé la rive sud du Fleuve, le pays du Oualo, Sidi Ahmed Beïdane tenait à la fois échoppe et école. Il vendait de tout aux parents, aliments, condiments, médicaments, tissus, ustensiles, et enseignait le rudiment aux enfants.
C’est à Sidi Ahmed Beïdane que Sa Dagga était allé demander quelques leçons de diction et aussi quelques sourates entre quelques visites intéressées et lucratives à des parents d’anciennes connaissances.
Il avançait sans trop de peine sur le rude chemin du savoir et du salut quand un jour il ne trouva chez son naître maure ni échoppe, ni école ; c’est-à-dire ni denrées dans la boutique, ni d’élèves dans la cour de Sidi Ahmed Beïdane.
Le marabout commerçant était couché, recroquevillé sur son comptoir, la tête enfouie dans ses bras ; et il affirmait, bien que le Soleil fût au-dessus de la tête de tous, bêtes, choses, gens, arbres et demeures :
— Il ne fait pas jour ! Il ne fait pas jour ! !
Dans la nuit qui s’était achevée depuis des heures et des heures, la boutique du maître d’école avait été dévalisée. On avait volé jusqu’aux toiles d’araignées qui tapissaient les encoignures.
Le petit Amadou, un de ses élèves, son jeune voisin était venu au petit matin acheter du pain et du sucre.
Il s’était mis à crier en voyant la boutique complètement vide. Ses cris avaient réveillé son Maître :
— Serigne Sidi ! Sidi Ahmed ! On a volé toute la boutique ! Sidi Ahmed avait bien ouvert les yeux. Il avait bien promené son regard sur le comptoir, sur les étagères, sur toutes les planches de droite, de gauche, de devant, de derrière, d’en haut, d’en bas :
— Mais tu es en train de rêver. Doudou ! avait dit doucement le boutiquier maure après son inspection. Puis il s’était retourné sur son comptoir qui lui servait depuis toujours de lit, la nuit comme à la sieste méridienne aux jours de canicule.
Le petit Amadou avait couru chez lui. Et à sa mère qui s’affairait dans sa cuisine il avait annoncé haletant :
— Yaye ! Yaye ! Mère ! On a volé toute la boutique de Serigne Sidi.
La mère avait accompagné son fils jusqu’à l’échoppe du maître d’école où il ne traînait ni une boîte de sardines vide ou pleine, ni un pain de sucre, ni un quignon de pain rassis.
— Sidi Ahmed ! Serigne Sidi ! On a volé toute ta boutique ! Réveille-toi, Sidi Ahmed ! Réveille-toi ! conseillait Fatou la voisine.
Sidi Ahmed avait ouvert un œil, puis il l’avait refermé :
— Yaye Fatou, tu n’es pas réveillée ! Personne n’est encore réveillé ! décrétait-il.
Yaye Fatou avait ameuté tout le voisinage, grands et petits, hommes et femmes. Mais à tous ceux qui venaient dans la boutique vide et nue et qui lui parlaient, Sidi Ahmed Beidane, le marabout commerçant maure, déclarait qu’ils dormaient, qu’ils n’étaient pas encore réveillés, car pour lui il ne faisait pas jour.
Et il ne fit jamais plus jour dans sa tête.
C’est ainsi que Sa Dagga le chanteur-diseur-danseur converti perdit son maître en enseignement coranique et en diction arabe.
Il se connaissait maintenant assez pour ne pas douter que son peu de savoir était de trop fraîche date pour être solide. Son bagage était trop mince et trop léger pour suivre, si ce n’était de très très loin, un bon Marabout sur le chemin du salut et aussi, il faut bien le dire, vers les haltes du bien-être et du confort matériel dans ce monde.
Il avait très souvent entendu son père et ses oncles rapporter l’opinion de Sa Dagga-le-Vieux, son grand-père, sur le Bon Dieu dont ceux qui revenaient de La Mecque ou même de moins loin, tout simplement des sables de Mauritanie, remplissaient parfois trop les oreilles de l’aïeul mécréant au gré de celui-ci.
Sa Dagga-le-Vieux prétendait que « Yalla-le-Bon Dieu est bon, bien sûr, mais c’est bien Lui qui tue ». Il disait que Yalla était le parfait témoin, le meilleur des spectateurs, impassible, n’intervenant ni dans les querelles, ni dans les agressions. Il disait encore que le Bon Dieu était glissant, que c’était impossible de Le tenir, de s’appuyer sur Lui comme le recommandaient ses représentants et porte-parole, les Marabouts.
C’étaient cependant ces mêmes conseils qu’avait donnés à Sa Dagga le chanteur-diseur-danseur converti, Serigne Taïba le Grand Marabout du Cayor qu’il avait enfin pu approcher un jour au milieu de ses disciples empressés, fervents et recueillis, et à qui il avait fait part humblement de son désir de trouver du travail ; puisque le travail aussi est une prière, l’oraison de ceux qui ne peuvent posséder le savoir ni la ferveur que donne le savoir.
Attendre, espérer, et compter sur Yalla-le Bon Dieu, avait dit Serigne Taiba le Grand Marabout.
Et Sa Dagga le chanteur-diseur-danseur converti, attendait, espérait, comptait sur Yalla-le Bon Dieu.
Mais le Bon Dieu ayant à Lui le Monde et ce qu’il enferme, le temps et ce qu’il engendre, ne semblait pas avoir l’air de vouloir se presser au gré de Sa Dagga qui allant de mosquées en villes et villages à pieds, d’arbres en savane et forêt, priait et demandait du travail au Créateur.
… À l’ombre d’un vieux tamarinier, massant ses pieds meurtris après avoir secoué la poussière de son vieux boubou, Sa Dagga geignait :
— Yalla, j’ai longuement et vainement compté sur Toi. Je suis las d’espérer, je suis fatigué d’attendre… Maintenant tue-moi, qu’on en finisse enfin !…
À peine achevait-il de gémir son enfin, qu’un craquement retentissant comme le tonnerre lui faisait lever les yeux et il voyait tombant sur lui la plus grosse branche du vieux tamarinier. Il eut juste le temps de faire un bond sur ses pieds et un écart en arrière pour voir la grosse branche choir à l’endroit qu’il venait de quitter.
— Pour ce vœu-là, tu as été bien pressé ! fit remarquer Sa Dagga-le-M’Bandakatt au Maître des Créatures.