Revenir au capitalisme : pour éviter les crises – Pascal Salin
(Extrait)
Afin de faciliter la compréhension de la crise des années 2008-2009, nous allons brosser à grands traits les caractéristiques de deux modèles économiques simplifiés. Le premier – que nous appellerons le modèle de référence – est en fait assez proche de la situation qui prévalait au XIXe siècle. Le second est inspiré de ce que l’on appelle la « théorie autrichienne du cycle » (développée en particulier par les deux grands économistes d’origine autrichienne, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek) et nous aurons l’occasion de revenir de manière plus précise sur cette théorie, en particulier au chapitre 3. Pour bien comprendre les différences entre ces deux modèles – et donc l’origine profonde de la crise économique –, il nous faut tout d’abord rappeler quelques principes et concepts de base. Dans une société libre, les prix jouent un rôle essentiel parce qu’ils reflètent les raretés relatives des biens. Ils constituent donc un guide indispensable pour les décisions de production ou de consommation des individus. L’augmentation du prix d’un bien par rapport aux autres est le signe d’une raréfaction relative de ce bien, c’est-à dire que la demande pour ce bien augmente plus vite que la demande pour les autres biens et/ou la production en augmente moins rapidement : dans les deux cas il y a apparition d’une plus grande rareté relative.
Cette loi de l’offre et de la demande est évidemment le pivot de tout raisonnement économique, mais elle correspond aussi parfaitement à l’expérience concrète que peuvent avoir tous ceux qui ont l’occasion de faire des transactions, c’est-à-dire tout le monde ! Elle ne devrait absolument pas être mise en cause et, par ailleurs, on ne devrait absolument pas l’oublier lorsqu’on veut comprendre et analyser une situation concrète. C’est précisément à cause de ce rôle unique dans la révélation des raretés relatives, c’est-à-dire à la fois des désirs d’appropriation et des capacités de production, que les hommes de l’État devraient s’abstenir de toute manipulation de prix. En intervenant sur les marchés pour imposer un prix ou pour en influencer un, ils détruisent une information essentielle et font naître des illusions. S’ils imposent un prix plus élevé que le prix qui permettrait la compatibilité entre l’offre et la demande d’un bien, ils incitent les acheteurs à se détourner de ce bien pour acheter d’autres biens, et ils incitent les offreurs à augmenter une production qui paraît plus rémunératrice.
La conséquence est évidemment un excès d’offre : certains producteurs n’arrivent pas à écouler leurs biens et services sur le marché, mais ceux qui arrivent à les vendre font un gain supplémentaire. Il y a donc un effet de répartition important : ceux qui font un gain – les producteurs qui arrivent à vendre – l’obtiennent aux dépens, d’une part, des autres producteurs et, d’autre part, des acheteurs qui sont obligés de payer plus cher pour ce qu’ils désirent. On obtiendrait à peu près le même résultat si l’État prélevait un impôt sur les membres de certaines catégories et en distribuait le montant aux membres d’une autre catégorie, non sans avoir prélevé au passage une part de ce prélèvement à son profit. On a ici l’illustration d’un phénomène général de l’action publique : la plupart du temps, les politiques économiques ne permettent pas d’obtenir un gain net, mais seulement de provoquer un transfert, imposé par la contrainte, de certaines catégories de personnes vers d’autres.
Or non seulement ce transfert est destructeur d’information, mais il est immoral, puisqu’il viole les droits de propriété légitimes des uns pour distribuer des droits de propriété aux autres de manière arbitraire. Il est immoral également parce qu’il consiste à tromper l’opinion en lui donnant de fausses informations. Le mensonge privé est réprimé, par exemple lorsqu’une société par actions donne de fausses informations au marché, mais le mensonge public est accepté, sinon glorifié. À titre d’exemple d’une politique de ce type, on peut citer celle du salaire minimum : en imposant un salaire minimum plus élevé que celui qui correspondrait à l’équilibre entre l’offre de services de travail par les salariés et la demande de services de travail par les employeurs, l’État fait croire qu’il permet aux salariés d’être mieux payés. En réalité, il exclut du marché du travail un certain nombre de personnes qui voudraient travailler, mais dont la productivité n’est pas suffisante pour permettre aux employeurs potentiels de leur proposer un salaire égal au salaire minimum. Il crée donc du chômage et il diminue l’activité des entrepreneurs et, par conséquent, la quantité de ressources disponibles dans l’économie.
Ceux qui, malgré tout, restent employés obtiennent peut-être un gain. Cependant, cette dernière conséquence n’est elle-même pas certaine : en effet, si certains restent employés en dépit de l’existence d’un salaire minimum, c’est que leur productivité est suffisante pour justifier ce salaire. Mais c’est aussi dire que, en l’absence d’un salaire minimum, ils auraient sans doute obtenu ce niveau de salaire. Ce serait particulièrement vrai dans l’hypothèse où il y aurait plein-emploi – ce qui impliquerait, en particulier, l’absence d’un salaire minimum – et où, par conséquent, les employeurs essaieraient de retenir leurs salariés les plus productifs en leur offrant un salaire aussi élevé que possible. Si les hommes de l’État imposent un prix plus bas que le prix d’équilibre, on a alors la situation symétrique : il y a un excès de demande et l’offre est réduite par rapport à ce qui se passerait en l’absence de cette politique, de telle sorte que tous les demandeurs ne peuvent pas obtenir satisfaction.
Ceux qui peuvent se procurer le bien ou le service désiré font un gain – puisqu’ils paient moins cher que ce qu’ils étaient prêts à payer, mais aux dépens de ceux qui sont ainsi exclus du marché (autres demandeurs et producteurs qui ne peuvent pas être rentables à un prix aussi bas). Un exemple d’une telle politique est donné par une politique de logement qui impose des loyers trop bas. Certains en profitent, mais d’autres ont du mal à trouver un logement et le rythme de la construction en est ralenti. C’est la pénurie. On pourrait multiplier les exemples car la loi de l’offre et de la demande est absolument universelle. Mais un prix mérite particulièrement notre attention, le taux d’intérêt. Le taux d’intérêt est en effet le prix du temps.
Or il est important parce qu’il concerne à peu près tout le monde. L’être humain a en effet cette caractéristique qu’il vit dans le temps, qu’il est capable d’imaginer le futur et de déplacer des activités dans le temps : ainsi, il peut essayer de rendre actuels des événements qui devraient se passer dans le futur et, inversement, modifier ses activités du moment de manière à obtenir un plus grand bien-être plus tard. Pour disposer aujourd’hui de ressources normalement disponibles à une date ultérieure, un individu peut « manger son capital », c’est-à-dire qu’il utilise aujourd’hui des ressources qui lui auraient donné un rendement futur. Tel est le cas, par exemple, s’il renonce à effectuer des réparations dans un logement de manière à utiliser immédiatement les ressources correspondantes : la consommation actuelle se fait aux dépens de la consommation future.
Mais c’est aussi le cas s’il emprunte, c’est-à-dire qu’il obtient aujourd’hui d’autrui des ressources qui ne lui appartenaient pas. En contrepartie, il remet à son prêteur des ressources qu’il compte obtenir dans le futur. Les ressources ainsi obtenues peuvent être soit consommées soit investies. Dans ce dernier cas, il envisage probablement de rembourser son emprunt grâce au rendement futur de son investissement actuel. Toujours est-il que, pour obtenir des ressources actuelles contre des ressources futures, il doit dédommager son prêteur.
En effet, tout d’abord, on préfère des ressources actuelles à des ressources futures, conformément à l’adage : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » ; pour inciter quelqu’un à renoncer à des ressources actuelles qu’il possède, il faut donc le rémunérer. Tel est le rôle du taux d’intérêt : il constitue le prix auquel on achète du temps, c’est-à-dire des ressources actuelles contre des ressources futures. Par ailleurs, en prêtant des ressources, le prêteur sait qu’il court un risque, car l’emprunteur peut ne pas honorer ses engagements. Il demande donc ce qu’on appelle une « prime de risque », qui est fonction de l’appréciation du risque et qui augmente d’autant le taux d’intérêt. Symétriquement, d’autres individus acceptent un sacrifice aujourd’hui en n’utilisant pas toutes leurs ressources disponibles, dans l’espoir d’obtenir des satisfactions accrues dans le futur. Mais les ressources ainsi épargnées peuvent être utilisées de diverses manières :
- On peut tout d’abord utiliser soi-même ces ressources. Ainsi, un artisan ou un agriculteur va s’abstenir de consommer la totalité
de son revenu de manière à utiliser la partie épargnée pour acheter un équipement dont il espère obtenir un rendement dans
le futur. Dans ce cas, celui qui épargne est également celui qui investit. - On peut mettre en commun les ressources que l’on a épargnées avec des ressources qui ont été épargnées par d’autres. Il en est ainsi, par exemple, lorsque des épargnants constituent le capital initial d’une entreprise. Les ressources ainsi mutualisées permettent d’effectuer des investissements. Au lieu d’être directement propriétaire des ressources investies, comme cela était le
cas précédemment, un épargnant devient alors propriétaire d’une partie du capital de l’entreprise. Par la suite, les actions peuvent changer de mains, l’épargne de l’acheteur d’une action prenant alors le relais de l’épargne du vendeur. Cette mutualisation des droits de propriété sur les ressources productives implique évidemment que les processus de décision, au lieu d’être individuels, comme dans le cas précédent, deviennent collectifs. Des règles doivent donc être mises en place et respectées pour qu’il soit possible de prendre des décisions. C’est le cas, par exemple, de la règle de la majorité. - Enfin, il est possible de prêter les ressources épargnées à un emprunteur qui les investira. En d’autres termes, l’épargnant vend ses droits de propriété sur des ressources réelles à un investisseur qui lui remet en échange une créance, c’est-à-dire la promesse de lui rendre ces ressources, augmentées d’un intérêt, à échéances données. Chaque individu compare donc le rendement périodique qu’il peut obtenir de ses ressources épargnées lorsqu’il en garde la propriété, sous forme individuelle ou collective (c’est ce que l’on appelle les fonds propres), et lorsqu’il les cède à autrui (c’est ce que l’on appelle les fonds prêtables). Le taux d’intérêt a donc un rôle éminent à jouer dans les décisions d’épargne, non seulement en ce qui concerne son montant total, mais également sa structure (c’est-à-dire le partage entre fonds propres et fonds prêtables). Comme nous l’avons vu, en effet, le paiement d’un taux d’intérêt permet de transférer des ressources dans le temps, il est, répétons-le, le prix du temps. Le taux d’intérêt étant un prix, on doit lui appliquer la loi générale de l’offre et de la demande. Si le taux d’intérêt augmente, les individus sont incités à prêter davantage, soit aux dépens des fonds propres, soit même aux dépens de la consommation. Il y a donc probablement à la fois une augmentation de l’épargne totale et une modification de sa structure entre fonds propres et fonds prêtables. De leur côté, les investisseurs sont d’autant moins incités à emprunter que le taux d’intérêt est plus élevé. L’offre et la demande de fonds prêtables évoluent donc en sens inverse par rapport au prix (le taux d’intérêt), comme cela est le
cas pour n’importe quel bien. Le taux d’intérêt d’équilibre est celui qui permet de rendre compatibles l’offre et la demande de fonds prêtables. Si les autorités publiques utilisent leur pouvoir de contrainte légale pour éloigner le taux d’intérêt de sa valeur d’équilibre, il en résulte des déséquilibres, c’est-à-dire des écarts entre l’offre et la demande, similaires à ceux que nous avons rencontrés à propos du salaire minimum ou du contrôle des loyers. C’est ce que nous verrons ultérieurement et c’est ce qui explique fondamentalement la crise monétaire et financière.