Que le nombre de suicides augmente – Charles Bukowski
que le nombre de suicides augmente, que les mouches à merde en soient réduites à bouffer de la bouse desséchée, et les étés n’en finissent plus d’agoniser. dans les années 50, ç’avait été un célèbre poète des rues. il avait survécu.
nous nous trouvons à Venice, je viens de jeter ma bouteille dans un canal, et Jack a emménagé dans le coin pour une semaine, car il doit d’ici peu donner une lecture en ville. le canal me fait un effet bizarre, très bizarre.
— pas assez profond pour s’y balancer.
— wouais, rien à redire, fait-il d’une voix qui semble sortir d’un documentaire sur le Bronx.
37 ans et déjà tout gris. nez crochu. le corps à la dérive, mais énergie intacte. burné. un mâle. le mâle. avec ce petit sourire juif. bien qu’il ne soit peut-être pas juif. je ne le lui ai jamais demandé.
il les a tous approchés. mais, parce qu’il n’a pas apprécié l’une de ses réflexions, il a pissé sur les pompes de Bamey Rosset dans une soirée. Jack connaît Ginsberg, Creeley, Lamantia et, gâterie suprême, il connaît désormais Bukowski.
« eh wouais, Bukowski a fait le déplacement jusqu’à Venice pour me voir. la tronche couverte de cicatrices. les épaules tombantes. un type au bout du rouleau, parlant peu. mais quand il l’ouvre, il sue l’ennui et le lieu commun. à croire qu’il n’a jamais écrit tous ces recueils de poèmes. sans doute qu’il a trop longtemps marné à la poste. il est sur la pente descendante. ils lui ont sucé les neurones. qu’ils soient maudits. mais ce n’est pas à vous que j’apprendrai comment la machine tourne. reste qu’il est toujours un maître, un maître indiscutable. »
le système n’a pas de secrets pour Jack, si bien qu’on se marre à juste titre lorsqu’il conchie l’humanité, qu’il compare à la polka des enfoirés, et, même si vous le saviez déjà, vous vous fendez la pipe en l’entendant vitupérer la terre entière alors qu’assis sur le rebord d’un canal à Venice vous essayez de venir à bout d’une méga gueule de bois.
le voici qui feuillette un livre, majoritairement illustré de photos de poètes. n’y manque que la mienne. mais je m’y suis mis tard et je vis depuis une éternité dans des turnes minables avec pour unique compagnie une bouteille de vin. on s’imagine toujours qu’un solitaire n’a pas toute sa tête, et peut-être n’est-ce pas à tort ?
il continue de tourner les pages de ce livre. vingt dieux, quelle chierie de rester assis, coincé entre la gueule de bois et l’eau du canal, avec en prime Jack et son bouquin de photos qui se transforment en une sarabande trépidante de nez et d’oreilles. au fond, je m’en tape, mais je sens qu’on devrait se parler, sauf que j’ai du mal à m’y mettre et que c’est lui qui tient le crachoir, et ainsi passe le temps et toute cette saloperie de mal de vivre, le long d’un canal à Venice.
il dit : « celui-ci a viré dingue il y a deux ans. »
il dit encore :
— et celui-là voulait que je le suce sinon il ne me publiait pas.
— tu l’as fait ?
— si je l’ai fait ? je l’ai corrigé ! avec ça ! il brandit son poing made in Bronx.
je rigole. il me décontracte et il est humain. les hommes s’angoissent à la perspective de devenir pédé. moi-même, je ne me sens pas attiré. et si c’était la solution ? on serait enfin relax. en rapportant ce qui précède, je ne cherche pas à enfoncer Jack. pour une fois que quelqu’un l’ouvre librement. car il y a trop de gens qui redoutent de dire du mal des pédés – sur le plan des idées, bien sûr. comme il y a trop de gens qui tremblent d’avoir à critiquer la gauche – toujours par rapport aux idées. je me fous de savoir à quelle chapelle on cotise – je ne remarque qu’une chose : il y a trop de gens qui font dans leur froc.
voilà pourquoi Jack me botte. ces temps-ci, j’ai trop vu d’intellos. j’en ai par-dessus la tête de ces précieuses intelligences qui s’obligent à vous aligner des pensées plaquées or. et par-dessus la tête aussi de devoir batailler pour m’assurer un espace de liberté créatrice. c’est la raison pour laquelle je me suis si longtemps tenu à l’écart des masses, et maintenant que je recommunique avec mon prochain, je me dis que je ferais mieux de m’en retourner dans ma tanière. il n’y a pas que l’intelligence : il y a les insectes et les palmiers et les moulins à poivre, et dans mon souterrain, marrez-vous, j’apporterai un moulin à poivre.
les foules trahissent toujours.
ne faites confiance à personne.
« les tantes et les hommes de gauche noyautent la poésie », s’exclame-t-il sans quitter du regard le canal.
sous l’amertume et l’évidence de sa remarque, je renifle comme un parfum de vérité dont en même temps je perçois mal l’utilité. je suis parfaitement conscient qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de la poésie – d’ailleurs, on n’ouvre pas sans ennui les recueils des grandes gloires, Shakespeare y compris. mais est-ce que ça n’a pas toujours été ainsi ?
l’envie me prend d’asticoter Jack :
— te rappelles-tu cette vieille revue, poetry ? j’ignore si c’est à cause de Monroe, de Shapiro, ou d’un autre zigomard, toujours est-il que c’est devenu si mauvais que j’ai arrêté de la lire, mais je n’ai pas oublié cet axiome de Whitman : « pour avoir de grands poètes, il faut que s’élargisse le cercle des lecteurs. » ça te revient ? or, s’il va de soi que Whitman est meilleur poète que moi (ce qui entre parenthèses importe peu), laisse-moi te dire qu’il a traité le problème à l’envers. il aurait dû formuler ainsi sa pensée : « pour que s’élargisse le cercle des lecteurs, il faut avoir de grands poètes. »
— bien vu, approuve Jack. une fois, j’ai rencontré Creeley dans un pince-fesses. quand je lui ai demandé s’il avait lu du Bukowski, il s’est pétrifié sur place, comme si de répondre était au-dessus de ses forces, si tu vois ce que je veux dire, mon vieux.
— tirons-nous d’ici.
on a commencé à se diriger vers ma voiture. eh oui, j’en ai une. le tas de boue, évidemment. Jack, qui n’a pas lâché son bouquin, continue d’en tourner les pages.
— vise un peu le suceur de bites.
— vraiment ?
— et lui !… il s’est marié avec une institutrice qui lui donne la fessée avec un martinet. une horrible bonne femme. depuis qu’il lui a passé l’anneau au doigt, il n’a plus écrit un vers. elle lui a pompé l’âme avec son con.
— de qui tu causes ? de Gregory ou de Kero ?
— mais non, d’un autre !
— bonté divine !
maintenant, on n’est plus très loin de ma caisse. et bien que je me sente encore d’humeur maussade, JE ME PÉNÈTRE de l’énergie de cet homme, SON ÉNERGIE, si bien que je me raconte que je suis sans aucun doute en train de déambuler aux côtés d’un des rares génies de la vraie poésie contemporaine. mais, dans les secondes qui suivent, je me persuade que je pars en couilles.
et je m’installe au volant. le tas de boue s’ébranle, mais la boîte de vitesses fait une fois de plus des siennes. je vais devoir rouler en seconde, et je suis bon pour caler à chaque feu, d’autant que la batterie bat de l’aile. je prie : faites que je redémarre encore un coup, faites qu’il n’y ait ni flics, ni chauffards éméchés, épargnez-moi également les fils de Dieu, de quelque Dieu qu’ils descendent, et à quelque Croix qu’on les ait crucifiés. puisqu’on peut encore choisir entre Nixon, Humphrey et le Christ, on doit aussi pouvoir choisir la meilleure façon de se le faire mettre. moyennant quoi, je tourne à gauche, je m’arrête là où il faut, et on met pied à terre.
Jack est toujours dans son livre.
— celui-ci, c’est un bon. il a liquidé son père, sa mère, sa femme, mais il a épargné ses trois gosses et son chien. puis il s’est flingué. l’un des meilleurs poètes depuis Baudelaire.
— sans blague ?
— si je te le dis ! enfin, merde !
je me faisais l’effet de resplendir autant qu’un tamale brûlant, même si ça n’avait aucun rapport.
je descendis un autre quart de la bouteille pour masquer mon émotion. quoique le plus faible des quatre, j’étais dépourvu d’agressivité, n’ayant d’autre désir que de m’immerger dans cette sainteté sans prétention. l’amour que j’éprouvais pour eux s’apparentait à celui d’un bandeur fou qu’on aurait lâché dans un enclos de femelles en chaleur, à ceci près qu’il ne serait pas utile de faire couler le foutre pour que ces trois-là accomplissent des miracles.
le Bird me regarda.
— tu veux voir un de mes collages ? c’était à chier, une boucle d’oreille de femme au bout de laquelle pendouillaient des filaments de merde.
(à propos… je me rends compte que j’ai laissé tomber le présent pour le passé, mais si vous n’aimez pas ça, titillez-vous le scrotum avec la pointe d’un nibard – imprimeur : ne changez pas un mot.)
donc, je me lance dans une longue et ennuyeuse explication expliquante, critiquant tel ou tel détail, et avouant à quel point j’en ai bavé en classe de dessin…
le Bird me bloque net.
en tirant d’un coup sec sur la chose, il fait apparaître, avec un beau sourire, une seringue, mais, moi aussi, je connais la musique : celle que jouerait peut-être, si j’en crois ce que m’en ont dit les initiés, le junky Wm. Burroughs, le propriétaire – enfin presque – de la Burroughs Co., et qui serait bien le seul à pouvoir se la jouer dur à cuire alors qu’en réalité il n’est qu’une pédale molle et un abominable lécheur de verrues. c’est ce qu’on m’a raconté sous le sceau de la confidence. vrai ou faux ? qu’importe, Burroughs est un écrivain particulièrement soporifique et, sans le soutien de ses relations dans le monde de la pop-littérature, il ne vaudrait pas un clou, comme Faulkner d’ailleurs qui n’est qu’un petit tas de nullité, excepté pour les extrémistes sudistes, les très raides misters Corrington, Nod et Mange-Merde.
— l’ami, tu es ivre, ont-ils dit d’une même voix. et je l’étais. et je l’étais. et je l’étais.
il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à me laisser conduire au lit et y dormir.
ils m’ont glissé entre les draps.
je bois vraiment trop vite. je les entends qui bavardent. doux ronron.
je m’endors. je m’endors bercé par la camaraderie. je n’ai rien à craindre de l’océan, ni d’eux. ils aiment mon corps assoupi. je suis un con. mais ils aiment mon corps assoupi. puissent tous les enfants de Dieu les imiter. jésus jésus jésus.
qui se soucie d’une batterie ?
à plat ?