Prose du long-courrier – Frédéric Kiesel
Comment ne pas t’aimer
Sourd glissement planétaire de l’avion long-courrier
Installé fermement, comme sur des rails
Au-dessus de l’Atlantique Nord,
Jusqu’à ce que se découvre entre les nuages
Le beau Groenland neigeux, massif, secret,
Entouré d’icebergs sournois,
Jusqu’au vert Labrador
Désert, solitaire, intact, où étincellent
Les torrents vierges d’un printemps tardif.
Où est la Caravelle qui m’a appris de haut
Que le Danube bleu est brun mais splendide
Et que Patmos, le soir
Me faisait signe depuis toujours
Dans une mer d’argent à peine ridée.
Quand les réacteurs Rolls Royce changeaient de régime
Pour l’atterrissage à Héliopolis,
C’est du ciel que j’ai lu le message parfait, géométrique
Des Pyramides élevées pour vaincre la mort
À la pointe sud d’un vert miracle : le Delta du Nil,
Enfoncé en coin dans l’immense désert ocre d’où a
surgi le Verbe du Dieu unique.
Cette joie de voler sur fond d’angoisse veloutée
Que secoue un orage de nuit au large des Baléares
En route vers la blanche Alger,
Ces Alpes de douze minutes
Avant les tendres campagnes françaises,
Ces collines, entrevues, de Cracovie, Pologne hérissée
d’églises ressuscitées
Tempelhof effrayant, circulaire, encastré dans un
océan de maisons berlinoises,
Fins clochers tyroliens qu’un voisin musulman disait
en riant être les minarets de mosquées,
Crète infiniment longue, Chypre allumée la nuit
comme une vitrine de joaillier,
Le Parthénon précis, menu comme un ongle d’enfant,
Au-dessus des terrasses d’Athènes,
Douceur divine du mont Liban entre neige et
mer tiède,
L’oasis de Damas, prodige millénaire,
Et le sable bourdonnant de Gaza l’arabe
Où allait se poser notre étrange Caribou canadien
de l’O.N.U.
Tout cela paraissait un songe entre vie et mort,
Dans la folle vitesse longtemps immobile
De l’éternité frôlant la terre.