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Prose de vacances – Fernando Pessoa

Prose de vacances – Fernando Pessoa

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Prose de vacances

La petite plage, dessinant une baie minuscule et coupée du monde par deux promontoires en miniature, constituait pour ces trois jours de vacances un lieu de retraite à l’abri de moi-même. On descendait à la plage par un escalier primitif qui commençait, tout en haut, par un escalier de bois, et se transformait au beau milieu en une série de marches creusées dans la roche et flanquées d’une rampe de fer rouillée. Et chaque fois que je descendais ce vieil escalier — et surtout à partir des marches de pierre sous mes pieds — je sortais de ma propre existence, pour me trouver.

Les occultistes, ou du moins certains d’entre eux, assurent qu’il est des moments suprêmes de l’âme où elle se remémore, par le jeu de l’émotion ou d’une partie de sa mémoire, un moment, un aspect ou une ombre d’une incarnation antérieure. Revenant alors à une époque plus proche que l’instant présent de l’origine et du commencement des choses, elle éprouve, en quelque sorte, une sensation d’enfance et de libération.

On dirait qu’en descendant cet escalier, bien rarement utilisé aujourd’hui, et en pénétrant lentement sur cette petite plage, toujours déserte, j’employais un procédé magique pour me rapprocher de la monade que je puis être. Certaines façons d’être et d’agir de ma vie quotidienne — représentées dans mon être constant par des désirs, des répulsions, des préoccupations d’un certain type — disparaissaient de moi comme des sentinelles embusquées, s’effaçaient dans l’ombre au point de devenir méconnaissables, et je parvenais alors à un état d’intime distance dans lequel il m’était difficile de me souvenir de la journée d’hier, ou de reconnaître comme mien l’être qui vit en moi sa vie de tous les jours. Les émotions ressenties habituellement, mes habitudes régulièrement irrégulières, mes entretiens avec mon entourage, mes adaptations diverses à la structure sociale du monde — tout cela me faisait l’effet de choses vaguement lues quelque part, de pages sans vie d’une biographie imprimée, de détails pris dans un roman quelconque, dans ces chapitres intermédiaires qu’on lit en pensant à autre chose —et le fil du récit se relâche jusqu’à se tortiller sur le sol.

C’est alors, sur la plage bruissante, dans sa solitude livrée aux vagues ou au vent passant très haut, tel un grand avion irréel, que je m’abandonnais à un nouveau genre de rêves — des choses informes et vaporeuses, merveilles de l’impression profonde, sans images et sans émotions, pures à l’égal du ciel et de l’eau, et résonnant comme les volutes déployées de la mer, se dressant depuis les profondeurs de quelque grande vérité ; mer d’un bleu tremblotant, oblique dans les lointains, verdissant plus près du bord et montrant en transparence d’autres tons d’un vert glauque ; enfin, après avoir brisé en sifflant ses mille bras défaits, pour les désenrouler en sable bruni et en bave d’écume — elle réunissait alors en son sein les ressacs, les retours à la liberté des origines, les nostalgies du divin et les souvenirs (tels que celui-ci, informe et vécu sans douleur, d’un état antérieur, ou simplement heureux, pour une raison ou pour une autre) — tout un corps de nostalgie avec une âme d’écume, et puis le repos, la mort, ce tout ou rien qui encercle, vaste océan, l’île de naufragés qu’est la vie.

Et je dormais sans sommeil, déjà détourné de ce que je voyais de tous mes sens, crépuscule de moi-même, bruit de l’eau parmi les arbres, calme des vastes fleuves, fraîcheur des soirées mélancoliques, souffle lent d’une blanche poitrine abritant le sommeil, empreint d’enfance, de la contemplation.

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