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Pourquoi la propriété – Henri Lepage

Pourquoi la propriété – Henri Lepage

(Extrait)

Peut-on faire confiance à l’État et aux interventions réglementaires de la puissance publique pour apporter la solution aux problèmes d’environnement ? Là aussi la réponse est immédiate : « non », parce que la réglementation publique n’est qu’une forme atténuée de propriété collective.

S’il est vrai que la pollution est le produit naturel du régime capitaliste et de la liberté laissée à chacun de poursuivre ses propres fins, ce genre de problème devrait disparaître dans une société socialiste où la propriété privée et le profit ont été abolis. Or, ce n’est pas du tout ce que l’on observe. Bien au contraire.

Ainsi, alors que les économistes analysent traditionnellement les problèmes de pollution et d’environnement comme un phénomène spécifique reflétant une « défaillance » des mécanismes de l’économie de marché, il est clair que les choses sont encore pires dans les pays où l’étatisation était supposée éviter à la collectivité les fautes et les erreurs des pays capitalistes.

Mais il s’agit de pays à institutions « non démocratiques ». Qu’en est-il lorsque le pouvoir de réglementation est détenu par des gouvernements « démocratiquement » élus et donc en principe soumis au contrôle direct des électeurs ? Là encore, on peut montrer que placer la propriété des ressources naturelles dans les mains de dirigeants publics, même démocratiquement élus, n’est pas une solution satisfaisante.

Dans certains États comme l’Arizona, le Nevada, le Nouveau Mexique, les terres fédérales représentent entre la moitié et les deux tiers de la superficie totale. Or ces États connaissent une érosion croissante des sols entraînant une désertification qui n’a rien à envier à ce qui se passe dans d’autres régions de la planète, malgré toutes les ressources technologiques de l’agronomie
américaine.

Que s’y passe-t-il ?

La réponse est simple. Les éleveurs ne disposent que d’un droit de pacage et d’usage limité. Qui plus est, ce droit n’est acquis que pour une période limitée et ses conditions d’exercice peuvent être modifiées par l’administration responsable, à chaque renouvellement. Conséquence : aucun rancher n’est sûr que les conditions d’usage auxquelles il est soumis ne changeront pas demain ou après-demain. Par exemple, il n’a aucune garantie que les coefficients de densité du bétail ne seront pas un jour ou l’autre modifiés dans un sens plus restrictif pour faire plaisir aux groupes de pression qui voudraient voir les terres de l’Ouest plus affectées à d’autres usages (comme la chasse, le tourisme, les loisirs, la transformation en réserves naturelles). Cette incertitude fondamentale liée à la nature même du droit d’usage rend impossible tout calcul économique à long terme ; elle empêche toute gestion optimale du patrimoine foncier. Personne n’a intérêt à se préoccuper de l’entretien de la valeur économique d’un espace dont on ne sait pas si demain on ne vous enlèvera pas la libre disposition. Ce qui conduit, comme l’ont montré les études de Daniel Sheridan ou celles de Charles Libecap, non seulement à des rendements très inférieurs à ceux que l’on enregistre dans les mêmes régions sur les terres d’élevage privées ; mais aussi à la diffusion de méthodes d’exploitation qui épuisent la terre et finissent par la détruire. Nous retrouvons les effets du paradoxe de Hardin.

Mais n’est-ce pas précisément la mission de l’administration responsable que de veiller à ce que le comportement des éleveurs n’entraîne pas cet épuisement des terres appartenant à la collectivité ? C’est en principe leur mission. Mais ce n’est pas une raison pour que tel soit nécessairement le résultat de leur intervention. Ni les fonctionnaires, ni les hommes politiques qui les contrôlent en principe ne sont davantage les vrais « propriétaires » de ces territoires, même s’ils détiennent le pouvoir de décision ultime. Veiller à l’accomplissement exact de leur mission ne leur apporte aucun avantage concret. Aucun d’entre eux ne se porte plus mal parce que les terres sont moins bien gérées qu’elles ne pourraient l’être. Ce qui compte pour l’homme politique, ce sont ses chances d’être réélu, et donc le rapport de forces entre les différents groupes en concurrence pour l’usage de l’espace ; et non de savoir si les terres de l’Ouest sont exploitées d’une façon compatible avec la conservation de leur équilibre écologique à long terme. De même, le fonctionnaire a plutôt tendance à identifier ce qu’il considère être l’intérêt général avec les usages qui ont pour effet d’accroître son rôle, son budget et son influence. L’administration fédérale n’a donc pas plus de motivations que les ranchers eux-mêmes à veiller à ce que ces terres soient exploitées d’une façon économiquement optimale. Moyennant quoi, l’accroissement du poids politique des mouvements écologiques intervenu au cours des quinze dernières années a eu pour conséquence de conduire à un raccourcissement de la durée des droits alloués aux éleveurs ; ce qui a accru le degré d’incertitude économique auquel ceux-ci doivent faire face, et donc accentué le phénomène de surexploitation et de sous-entretien du domaine public. Un résultat exactement contraire aux effets, en
principe, recherchés.

Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres, mais celui-ci montre clairement qu’une ressource « collective », gérée par l’État ne cesse jamais d’être un bien collectif, même lorsque cet État fonctionne selon des critères parfaitement démocratiques ; un bien collectif lui aussi victime de la fameuse « Tragedy of the Commons » de Garrett Hardin. L’intervention de l’État n’apporte pas la garantie que l’équilibre écologique sera nécessairement mieux préservé, bien au contraire.

C’est pour cette raison que se développe aux États-Unis un mouvement écologique d’inspiration libertarienne qui n’hésite pas à réclamer que l’État mette en vente ses terres de l’Ouest et les retourne au secteur privé, au nom même de la défense de l’environnement. Les partisans de cette politique de privatisation – qui recrute de nombreux adeptes dans l’entourage même du président Reagan – appuient leur argumentation sur le contraste qui existe entre les grands parcs nationaux américains gérés par l’État et les, réserves privées qui existent dans certaines régions des États-Unis.

« Privatisons l’environnement » est en train de devenir le slogan d’une nouvelle génération d’écologistes américains. L’argument de ces « verts » d’un nouveau genre est simple : en rendant le capitalisme responsable de toutes les dégradations de notre environnement naturel, les écologistes se trompent de cible, car la propriété privée est en fait le meilleur allié de leur combat. Le combat des libéraux et des partisans de l’économie de marché est aussi celui de l’écologie.

Les pollués sont aussi des « pollueurs » …

Quelle serait la réponse « libérale » la mieux appropriée à ces problèmes d’environnement ?

Il est indispensable de démontrer qu’on peut apporter une réponse aux problèmes les plus préoccupants de notre société, sans pour autant composer avec les principes de liberté sur lesquels est fondée notre civilisation.

« Toute personne dont l’accès à une ressource a pour conséquence de réduire la jouissance qu’en tirent d’autres utilisateurs, remarquent à juste titre Hugh Macaulay et Bruce Yandle, est en réalité un « pollueur » ; et à ce titre, les défenseurs de la nature sont tout autant des « pollueurs » de l’environnement de l’industrie, que l’industrie n’est pollueuse de leur propre environnement.»

Dans une démocratie fondée sur le respect de la liberté des individus et l’égalité civile des droits, aucun usage prioritaire n’est par définition réservé à des catégories particulières d’utilisateurs. L’industrie a autant de raisons de considérer que c’est son « droit » d’utiliser les eaux de la rivière comme égout naturel, que les riverains de demander qu’on respecte leur « droit » d’accéder à une eau non polluée. Il n’y a strictement aucune raison pour que l’intérêt des uns l’emporte à priori sur celui des autres, pour autant que ces derniers sont prêts à payer pour l’usage qu’ils font de la ressource rare ainsi convoitée.

On retombe dans une situation classique de pénurie et d’arbitrage dans l’allocation des droits individuels à l’usage d’une ressource rare, convoitée par de nombreux utilisateurs en concurrence ; le type même de problème dont la théorie économique montre qu’il est beaucoup plus efficacement résolu par des mécanismes décentralisés de marché que par des procédures de répartition de type étatique ou politique.

Les économistes affirment habituellement que « les pollueurs doivent payer ». Ils ont raison, mais à condition de ne pas limiter ce principe aux seuls pollueurs industriels. Tous les utilisateur doivent payer pour l’usage qu’ils font de l’environnement en fonction de l’intensité de leurs préférences – même si cet usage consiste à laisser l’environnement dans son état naturel ; ce qui ne constitue après tout qu’une préférence comme une autre. Ce résultat ne peut être atteint que par le passage à un système généralisé d’appropriation privée s’appuyant par exemple sur la création d’un marché de « droits à polluer » (ou l’inverse : des droits « à ne pas être pollué ») librement négociables et échangeables entre individus ou associations privées.

Des principes analogues pourraient être appliqués dans le domaine de l’urbanisme. On remplacerait les politiques actuelles de planification foncière par l’attribution de « droits de développement » librement négociables. Ces « droits » conféreraient à tout propriétaire de terrain le droit à une certaine densité de construction par m2. Le propriétaire serait alors libre d’utiliser effectivement le droit de construction qui lui est ainsi reconnu en fonction de la superficie de sa propriété. Mais il pourrait aussi ne pas l’utiliser et le revendre à quelqu’un désireux d’édifier une construction dépassant le coefficient d’utilisation du sol qui lui est attribué ; auquel cas, le premier terrain cesserait alors d’être constructible, à moins qu’ultérieurement son propriétaire ne rachète de nouveaux « droits de développement » vendus par des tiers.

Dans un tel système, les citoyens désireux d’étendre la superficie des espaces verts et des zones récréatives pourraient atteindre leur but en se regroupant en associations dont les finances seraient utilisées à indemniser, par le rachat de leurs droits constructibles, les propriétaires de terrains acceptant volontairement d’en geler l’utilisation. On peut même imaginer, en partant de là, la mise en place de tout un système qui permettrait aux propriétaires de terrains de négocier sur le marché leur acceptation volontaire de certaines « servitudes d’environnement » dont les titres seraient librement cessibles, transférables et rachetables, et pour lesquels se porteraient acquéreurs des associations ou des firmes spécialisées dans la réalisation de certains objectifs d’environnement. ».

Certains écologistes libertariens américains vont même plus loin en considérant que la privatisation de tout le domaine maritime serait la meilleure solution pour protéger la société contre les risques de grande catastrophe du type Torrey Canyon. Lorsque les terrains côtiers font partie du domaine public, et n’ont donc aucune valeur marchande négociable, les compagnies finissent généralement par payer des dommages très inférieurs à la valeur réelle du coût social de la pollution dont elles sont juridiquement responsables. Les risques d’accidents et de pollution ont donc toute chance de s’accroître. Si toutes les zones côtières, et à fortiori même les ressources maritimes des plateaux côtiers sous-marins faisaient l’objet d’une appropriation privée (ce qui est maintenant techniquement envisageable), les choses seraient très différentes. La justice calculerait le montant des indemnités à partir de la valeur marchande des droits de propriété en cause. La sécurité ne manquerait pas d’augmenter comme le montre, par exemple, l’extraordinaire cohabitation dont la réserve privée américaine de l’Audubon Society en Floride nous offre l’exemple unique : des dizaines de plateformes pétrolières au milieu d’un des plus beaux sanctuaires d’oiseaux sauvages de tout le continent nord-américain. Ce sont les revenus mêmes du pétrole qui permettent d’assurer l’aménagement et l’exploitation de la réserve sans que cela coûte un sou au contribuable américain, et tout en maintenant des droits d’entrée raisonnables (nécessaires pour éviter qu’un trop grand afflux de visiteurs ne vienne tout ruiner comme cela se passe dans les grandes réserves publiques).

Imaginer des solutions institutionnelles et juridiques qui permettraient de recréer des mécanismes de marché fondés sur le jeu de la propriété privée, dans le domaine de l’environnement, n’est pas chose aisée. II faut beaucoup d’imagination. Mais de telles solutions sont possibles comme le montre toute une série d’études publiées aux États-Unis.

Que le fonctionnement du régime de la libre entreprise suscite de multiples « effets externes » sur l’environnement ne suffit pas à condamner le système lui-même. C’est bien davantage la preuve à contrario que le contexte institutionnel dans le cadre duquel fonctionnent nos sociétés occidentales n’est pas vraiment un système de libre entreprise et de libre marché. En définitive, les « défaillances » du marché sont moins en cause que celles de la puissance publique, incapable d’accomplir correctement sa mission première, qui est de doter la collectivité d’un système clairement défini et efficacement protégé de droits de propriété adaptés aux conditions de la civilisation contemporaine.

Autrement dit, notre environnement souffre moins d’un excès de propriété et de capitalisme, que du contraire. La hargne dont les mouvements écologiques font preuve à l’égard des institutions de l’économie de marché suggère que ce qui anime leurs leaders est moins leur souci de préserver réellement la nature et notre environnement que leur haine idéologique à l’encontre de tout ce qui est propriété privée, et rappelle le capitalisme. Un bel exemple d’aveuglement collectif, astucieusement exploité par tous ceux qui se sont donné pour objectif d’affaiblir les sociétés occidentales.

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