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On s’était réfugiés dans le bureau – Charles Bukowski

On s’était réfugiés dans le bureau – Charles Bukowski

on s’était réfugiés dans le bureau juste après avoir encaissé une nouvelle dérouillée du genre 7 à 1, la saison tirait à sa fin et nous-mêmes n’étions pas loin de la fin du tableau, pour remonter à la première place nous aurions dû gagner 25 matches d’affilée, et j’avais dans l’idée que ç’allait être la dernière fois que j’entraînais les Bleus. à la batte, notre meilleur homme plafonnait à 243, tandis que, pour les tours de bases, le plus rapide ne dépassait pas les 6. même topo avec notre lanceur vedette qui comptait en moyenne sept réussites pour dix échecs, ce qui lui faisait un goal-average de 3.95. le vieil Henderson ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit du raide, il prit sa part avant de pousser la bouteille vers moi.
— et par-dessus le marché, grogna Henderson, ça fait quinze jours que je me trimbale des morpions.
— doux jésus, patron, je suis désolé pour vous.
— d’ici peu, vous ne m’appellerez plus « patron ».
— je sais, mais entre nous, je ne connais aucun manager capable d’éviter à ces boit-sans-soif la dernière place, dis-je avant d’écluser un bon tiers de la bouteille.
— mais le pire, enchaîna Henderson, c’est que je pense que je dois ces bestioles à ma femme.
fallait-il en rire ou en pleurer ? dans le doute, je m’abstins de réagir.

deux doigts furtifs caressèrent la porte d’entrée qui coulissa ensuite sur elle-même pour laisser place à un désaxé, vu qu’il portait des ailes de papier dans le dos.

il ne devait avoir guère plus de 18 ans. « je suis celui qu’il vous faut pour votre équipe », murmura-t-il.

un authentique zozo, fallait voir comment il avait massacré son costard pour laisser sortir ses ailes qui n’étaient pas petites, et sans doute ensuite les avait-il collées, ou nouées dans son dos. à moins que… allez savoir !
— écoute, crachota Henderson, tu ferais mieux de te tirer. on a eu notre dose de bouffonnerie sur le terrain, inutile d’en remettre, déjà qu’ils se marraient comme des baleines lorsqu’ils nous ont virés du stade, alors, du vent et rapido.

le gamin étendit le bras, s’empara de la bouteille et s’enfila une rasade, puis il s’assit et poursuivit :
— mister Henderson, je suis la réponse à vos prières.
— petit gars, répliqua Henderson, t’es trop jeune pour boire cette merde.
— je suis plus vieux que je ne le parais.
— et moi, j’ai quelque chose pour te faire encore un peu plus vieillir.
Henderson pressa le bouton qui se trouvait sous son bureau, ce qui, en clair, voulait dire Bull Kronkite. prétendre que ce Bull-là fût un tueur serait mentir, mais en revanche je peux vous garantir que fumer du Bull Durham par le trou du cul, après avoir eu affaire à lui, témoignerait d’une chance inouïe. d’ailleurs, il faillit arracher la porte lorsqu’il rappliqua.
— lequel, patron ? aboya-t-il en nous reluquant mais sans cesser d’assouplir ses énormes battoirs d’imbécile borné.
— le merdeux avec ses ailes en papier, fit Henderson.
Bull prit son élan.

— ne me touchez pas, piailla le merdeux aux ailes de papier. mais quand Bull chargea – MON DIEU, PROTÉGEZ-MOI – le merdeux S’ENVOLA ! et se mit à décrire, en rasant le plafond, de grands cercles tout autour de la pièce. d’un même élan, Henderson et moi, nous nous précipitâmes vers la bouteille, mais le vieil homme me battit d’un goulot, tandis que Bull, lui, tombait à genoux.
— SEIGNEUR QUI ÊTES AUX CIEUX, PARDONNEZ MES OFFENSES ! UN ANGE ! UN ANGE !
— déconnez pas ! lui lâcha l’ange tout en continuant à planer.
puis, il ajouta :
— je ne suis pas un ange, je n’ai d’autre ambition que d’aider les Bleus. d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été un de leurs supporters.
— bon, d’accord, redescends et causons boulot, dit Henderson.
l’ange, ou quoi qu’il fut, amorça sa descente pour venir se poser sur une chaise. aussitôt Bull le débarrassa de ses chaussures et de ses chaussettes pour lui embrasser les pieds.

Henderson se pencha et, ne dissimulant pas son dégoût, il glaviota sur Bull, avant de lui hurler pleine poire :
— va te faire foutre, taré débile ! il n’y a rien que je déteste plus que la sentimentalité dégoulinante.
s’essuyant le visage, Bull s’éclipsa avec dignité.
Henderson farfouilla alors dans ses tiroirs.
— pute borgne, il m’avait pourtant bien semblé que j’avais là-dedans des contrats types.
mais, à défaut d’un formulaire, il avait mis la main sur une autre bouteille qu’il ouvrit, sans quitter du regard le kid.
— dis-moi, sais-tu frapper une balle à effet ? une balle coupée ? et comme t’en sors-tu avec une glissante ?
— et comment, bordel de dieu, le saurais-je ? s’exclama le kid. il m’a fallu me cacher pour survivre. tout ce que je sais, je l’ai appris dans les journaux et à la télé, mais j’ai toujours été un fan des Bleus, et depuis le début de la saison je souffre pour vous.
— alors, comme ça, tu t’es planqué ? mais où ? dans le Bronx, même dans une cage d’ascenseur, un type avec des ailes serait vite repéré, c’est quoi ta combine ? et ces machins, dis-moi, comment les as-tu fabriqués ?
— à quoi bon vous ennuyer avec les détails, mister Henderson ?
— à propos, c’est quoi ton nom, kid ?
— Jimmy. Jimmy Crispin. J.C. pour les intimes.
— hé, kid, tu me montes quel bateau, là ? avec ton J.C., tu te foutrais pas de moi, par hasard ?
— oh, non, mister Henderson.
— eh bien, serre-m’en une.
ils se la serrèrent.
— bonté divine, ce que t’as les mains FROIDES ! depuis quand t’as pas fait un vrai repas ?
— pour mon 4-heures, je me suis tapé un poulet-frites et de la bière.
— bois un coup, kid.
Henderson se retourna vers moi :
— Bailey ?
— vouais.
— vous me convoquez pour demain matin 10 heures cette foutue équipe au grand complet. aucune absence ne sera tolérée. depuis la bombe atomique, on n’a pas trouvé mieux, maintenant, on se rentre et on se pieute. t’as un endroit pour dormir, kid ?
— évidemment, s’écria le kid avant de décoller droit vers les escaliers.

le stade avait été isolé du reste du monde. personne à l’intérieur sinon les joueurs. gueule de bois oblige, ils devaient penser que ce mec avec ses ailes en papier était une sorte de gag publicitaire, et qu’on le testait sur eux. chacun prit son poste, et le kid se retrouva avec une batte en main. à présent, il faut vous imaginer leurs yeux injectés de sang S’ÉCARQUILLANT de stupéfaction lorsque après avoir tapé jusqu’à la troisième base une balle en rase-mottes, le kid S’ENVOLA vers la première base ! mieux, avant même que le joueur qui avait réceptionné la balle ait pu la renvoyer, le kid avait déjà rallié la deuxième base.

tétanisés qu’ils en étaient dans le clair soleil de 10 heures du matin, pourtant, pour faire partie des Bleus, fallait en tenir une sacrée dose, mais là on atteignait les sommets.

ce n’était pas fini. prenant de vitesse le lanceur, J.C. mit le cap sur la troisième base, et impossible d’apercevoir ses ailes. aurait-on au réveil absorbé ses deux Alka Seltzer. le temps que la balle achève sa course, cet objet volant non identifié avait atteint la plaque de but.

à l’évidence, le kid pouvait tout gagner. à la vitesse d’un supersonique. moyennant quoi, il suffisait de rapatrier les deux autres joueurs de la défense de l’outfïeld vers l’infield. on se retrouvait donc avec deux demis et deux deuxièmes bases. conclusion : aussi mauvais que nous serions, plus personne ne nous battrait.

et nous allions, le soir même, en avoir la démonstration.

la première chose que je fis en rentrant chez moi, ce fut d’appeler Bugsy Malone.
— Bugsy, quelle est la cote des Bleus pour une victoire en championnat ?
— ils ne sont même pas cotés, pas le moindre pari sur eux. quel connard voudrait miser sur eux, même à 10 000 dollars contre 1 ?
— tu peux m’inscrire à combien ?
— non, sérieusement ?
— si je te le dis.
— à 250 contre 1, tu veux y aller d’un petit dollar ? c’est ça, hein ?
— de 10 000.
— 10 000 ! eh, mollo ! je te rappelle dans deux plombes.
le téléphone sonna une heure quarante-cinq plus tard.
— O.K., je prends ton pari, on ne doit jamais cracher sur 10 000 dollars, ça peut toujours servir.
— merci, Bugsy.
— à ton service.

je n’oublierai jamais ce premier match en nocturne. l’équipe adverse s’imagina qu’on cherchait à gagner les faveurs du public en mettant les rieurs de notre côté, mais quand Jimmy Crispin s’éleva dans les airs pour éviter un home run imparable, une balle qui n’aurait pas manqué de passer largement au-dessus de l’enceinte du centerfeld, chacun sut dans le camp d’en face que la partie ne serait pas de la tarte. histoire de vérifier par lui-même, Bugsy avait fait le déplacement par avion, et, comme je ne le quittais pas du regard, je le vis en perdre son cigare à cinq dollars lorsque J.C. s’envola pour intercepter cette balle. et dès lors qu’aucun règlement n’interdisait à un homme ailé de jouer au base-bail, on les tenait par les balloches. et solidement, on gagna à l’aise. Crispin marqua quatre fois, tandis que nos adversaires ne purent jamais dépasser notre infield, et rien de ce qui vint de l’outfïeld ne nous inquiéta.

les matches qui suivirent furent à l’avenant. le public s’y rua en masse. déjà que de voir voler un homme avait de quoi le transporter, alors, que nous eussions vingt-cinq matches à gagner en si peu de temps, ne pouvait qu’augmenter son hystérie. la foule aime assister aux résurrections. or les Bleus sortaient de la tombe, c’était le miracle quotidien.

LIFE vint interviewer Jimmy. TIME. LIFE. LOOK. mais il était avare de confidences, « je veux juste voir les Bleus emporter la coupe », se contentait-il de leur déclarer.

or, mathématiquement, ça frisait l’inconcevable. d’ailleurs, comme dans tout conte de fées qui se respecte, avec coup de théâtre final, le rideau allait se lever sur la dernière rencontre de la saison : les Bleus contre les Bengals, avec lesquels nous partagions provisoirement la première place. au vainqueur, donc, le trophée. depuis que Jimmy nous avait rejoints, nous n’avions perdu aucun match. et pour ma part je m’étais quasiment ramassé 250 000 dollars. comme manager, je me posais là !

dans les minutes précédant ce duel au sommet, on s’était, le vieil Henderson et moi, retrouvés dans son bureau, quand, depuis l’escalier, un drôle de bruit nous fit dresser l’oreille. tout de suite après, un corps ivre s’encadra dans la porte. J.C. en personne, mais sans ses ailes, qu’avec des moignons.
— ces salopards ont scié mes putains d’ailes ! une femme m’attendait dans ma chambre d’hôtel, et quelle femme ! Vénus réincarnée ! et en plus, les mecs, ces salopards avaient traficoté les boissons ! aussi à peine ai-je commencé à la ramoner qu’ils ont, eux aussi, commencé À ME SCIER LES AILES, coincé, que j’étais ! même que je n’ai pas pu tirer mon coup ! QUEL PIÈGE À CONS ! et dire que pendant tout le temps que ça a duré, il y avait ce gonze qui fumait son cigare, qui se fendait la pêche dans son coin tout en bavassant… oh, mon dieu, quelle créature de rêve, quand je pense que je ne l’ai pas baisée… et merde !…
— allons, mon poulot, tu n’es pas le premier à avoir été entubé par une bonne femme, dit Henderson, avant d’ajouter : est-ce que tu saignes ?
— non, ce n’est que de l’os, de la connerie d’os. mais je suis désespéré, je vous ai trahis, les copains. à cause de moi, les Bleus vont trinquer, je me sens coupable, coupable, coupable.

une culpabilité qui m’enfonçait de 250 000 dollars. je repris la bouteille et la séchai, avec ou sans ailes, J.C. tanguait trop pour pouvoir assurer. Henderson posa sa tête sur le bureau et se mit à chialer. du dernier tiroir, je sortis son luger que je glissai dans ma poche, et je sortis, direction les tribunes officielles, où je m’installai derrière Bugsy Malone et la superbe nana qui l’accompagnait. j’étais assis dans le box réservé à Henderson qui devait être en train de se biturer à mort, en tête à tête avec un ange défunt. plus jamais d’ailleurs, Henderson n’occuperait cette place. comme plus jamais je ne m’occuperais de l’équipe. juste avant de grimper les marches du stade, j’avais téléphoné au banc de touche pour qu’on refile la conduite des opérations au batteur ou à n’importe qui d’autre.
— salut, Bugsy, dis-je.
les Bengals étaient à la batte.
— où est passée votre merveille ? je ne la vois pas, répliqua Bugsy en allumant son cigare à cinq dollars.
— il est remonté au ciel à cause d’une scie à métaux à trois dollars cinquante.
Bugsy ricana.
— un mec comme moi peut pisser son bock dans l’œil d’une mule et faire en sorte qu’ensuite il en coule un mint julep. voilà pourquoi je suis en haut de l’affiche.
— qui est cette sublime créature ? fis-je.
— elle ? mais c’est Helena… Helena, laisse-moi te présenter Tim Bailey, le plus mauvais manager qui ait jamais existé.
quand Helena croisa ces choses en nylon qu’on appelle des jambes, je ne pus que pardonner à Crispin de nous avoir ruinés.
— ’chintée, mister Bailey.
— pas tant que moi !
la partie commença, et les mauvais jours revinrent. à la septième période, nous étions menés 10 à 0. Bugsy, qui s’en pourléchait les babines, n’arrêtait pas de caresser les jambes de la créature, et le reste de son corps aussi. le monde lui appartenait. à un moment, il se retourna vers moi et m’offrit un de ses cigares à cinq dollars que j’allumai illico.
— ce type était vraiment un ange ? demanda Bugsy en grimaçant un sourire.
— il voulait qu’on l’appelle J.C., mais que le diable m’emporte si je sais pourquoi !
— comme quoi, l’Homme a toujours battu Dieu quand ils se sont mesurés, pontifia-t-il.
— à chacun sa religion, dis-je, sauf qu’à mon avis couper les ailes d’un homme, c’est comme de lui couper sa bite.
— peut-être bien que oui ! encore que – avis pour avis – je pense plutôt que la terre ne tourne que grâce aux surhommes.
— et si c’était la mort qui menait le bal ? cruel dilemme, non ?
le temps que le luger apparaisse dans ma main que je l’avais déjà appuyé contre la nuque de Bugsy.
— par le sang du Christ, Bailey ! ressaisis-toi ! prends la moitié de ce que je possède ! non, prends tout – la fille comme le magot –, mais écarte ce flingue.
— tuer est jouissif, crois-tu, eh bien, JOUIS.
j’appuyai sur la détente, et le luger cracha l’horreur. son crâne éclata comme une coquille d’œuf, de la cervelle et du sang se répandirent partout : sur moi, sur ses jambes gainées de nylon, sur sa robe…

durant une heure, ils suspendirent le match, le temps de nous sortir du stade – le cadavre de Bugsy, sa gonzesse hystérique, et moi. après quoi, le jeu reprit ses droits.

Dieu terrasse l’Homme ; l’Homme déboulonne Dieu ; et alors que le mal étend son empire, les mères continuent de faire leurs conserves de fraises.

le lendemain matin, le maton m’apporta le journal dans ma cellule :
« LES BLEUS EMPORTENT LA COUPE, À LA QUATORZIÈME PÉRIODE, PAR 12 À 11. »

ma cellule était située au huitième étage de la prison. je m’approchai de la fenêtre. après l’avoir roulé en boule, je fis glisser le journal entre les barreaux, puis le poussai et le regardai tomber dans le vide, il se déploya, il paraissait avoir des ailes, disons, pour être tout à fait objectif, qu’il flottait dans les airs comme n’importe quelle feuille de papier l’aurait fait en se dépliant, il voletait vers la mer, vers ces vagues blanches et bleues qu’on apercevait au lointain et que je ne pouvais toucher. contre l’Homme, Dieu gagnera éternellement, quelque apparence qu’il prenne – une saloperie de mitraillette, un tableau de Klee, ou bien encore, comme hier soir, une paire de jambes de nylon tressée autour du cou d’un malheureux illuminé.

Bugsy Malone me devait 250 000 dollars qu’il ne me paierait jamais. J.C. avec des ailes, J.C. sans ses ailes, J.C. sur une croix, reste que je n’étais pas encore mort, je retraversai ma cellule, m’assis sur le seau hygiénique et commençai de chier, moi l’ex-manager de ligue nationale, moi l’ex-être humain. un vent léger se faufila à travers les barreaux, aussi léger que ma façon d’en finir.

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