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Une journée à Chantilly – Emmanuel Bove

Une journée à Chantilly – Emmanuel Bove

J’avais rendez-vous à deux heures sous la grande horloge de la gare du Nord. C’était un rendez-vous impérieux à cause du peu de temps qui le séparait de l’instant où il m’avait été donné. Et, sous une horloge, ç’avait en outre quelque chose de sérieux, d’autant plus que cette horloge était celle d’une gare.

Il avait été convenu que l’on manquerait les premières courses et, au fond, ce fut sage, car les chevaux que nous eussions joués ne sont pas arrivés.

Cette radieuse journée de printemps commença bien. Mon ami était là quand j’arrivai. Les guichets étaient déserts ; une pancarte nous mit, sans chercher, dans notre train et, à peine étions-nous assis qu’un employé vint soigneusement fermer la porte du wagon. Tout cela était de bon augure.

Les vitres baissées, nous traversâmes une campagne ensoleillée. Soit qu’il n’y eût pas de vent, soit que le train n’allât pas vite, la fumée de la locomotive montait toute droite dans le ciel bleu. On voyait, dans la prairie, son ombre qui passait avec facilité les ruisseaux, les fossés et les murs.

C’était la première fois que j’allais aux courses, et mon ami, qui parlait avec connaissance des chevaux, avait toute ma confiance. Je dois dire que cette confiance, j’étais seul à l’avoir et que nos voisins ne se donnaient pas la peine de noter les chevaux gagnants de mon ami.

— Nous reviendrons avec cinq mille francs, dit-il, après avoir pris des notes et consulté un journal sportif.

— Pour nous deux ?

— Non, pour chacun.

Bien qu’il y jouât depuis des années, je ne le crus pas. J’eusse mieux aimé qu’il prédît un gain moins important mais plus sûr.

— Ce n’est pas possible.

— Ne dis pas cela. Il faut être certain de gagner. Avec un peu de chance, tu verras…

La première course, nous perdîmes. Le cheval sur lequel nous avions joué portait un nom espagnol dont je ne me souviens plus. Mais ce dont je me souviens, c’est de l’avoir vu gambader en queue du peloton, heureux et insouciant.

— Nous n’avons pas de chance, dis-je à mon ami.

— Oui, c’est embêtant. Cela dérange mon plan. Mais tout n’est pas perdu. Dans la prochaine, il y a une certitude.

Un vent léger agitait les nappes des marchands de coco. Nous bûmes une citronnade. Après l’avoir fait, comme nous n’étions plus tout à fait les mêmes, la chance pouvait nous sourire.

J’attendis mon ami qui était parti jouer Orange-Pip gagnant. Quand il revint, il me serra la main et, tirant un paquet de cigarettes de sa poche :

— Fumons et ne parlons plus.

Une sonnerie retentit. Des gens coururent. D’autres montèrent sur des chaises. Un homme, près de nous, disait du mal de Orange-Pip.

— Allons à l’arrivée.

— Oui, oui ! Orange-Pip, c’est sûr.

Sur la pointe des pieds, je vis six jockeys trombe. Mon ami criait :

— C’est Orange-Pip… Allons, Pip, Pip !

Mais malgré mon émotion, je me rendais compte qu’il était seul à encourager notre cheval et que, au milieu des cris de la foule, il y avait un nom inconnu qui devenait de plus en plus bruyant.

— Nous allons mettre tout ce qui nous reste sur Tonton.

— Et Isis ?…

— Non, c’est Tonton qui va gagner. Il fera deux cents francs. Il n’y a pas à hésiter.

— Et si Isis…

— Non, nous jouons Tonton gagnant. Il gagne, Tonton, comme il veut.

Mon ami était si confiant et il mit tant d’insistance à me persuader que je faiblis.

Quand il revint du guichet du Pari Mutuel, il me glissa tout de suite les tickets dans une poche :

— Cela nous portera bonheur.

Nous nous assîmes dans l’herbe déjà humide. Ce signe extérieur de lassitude et de désespoir, mieux que toute prière, nous semblait plus sûrement devoir attirer la chance. Mon ami avait jeté le programme, ses journaux, une boîte d’allumettes, ses dernières cigarettes. Nous nous livrions ainsi, nus et purs, au hasard.

Il y eut un remous dans la foule.

Ils étaient partis.

Maintenant, les chevaux couraient, et nous ne les apercevions pas. La distance qui nous séparait d’eux accrut le doute que j’avais en la victoire de Tonton. Il m’apparut que mon ami lui-même perdait confiance. Je voulus le remonter :

— Au fait, nous ne sommes pas les seuls à avoir joué Tonton.

— Tonton fera deux cents francs.

— Tu crois ?

— Tonton sûr, Tonton, certitude !

— Et Isis ?

— Aucune chance.

— Et si Tonton n’arrivait pas ?

— On a joué Tonton, je te dis… C’est un grand cheval. Tu veux donc que nous perdions !…

Quelques minutes s’écoulèrent, puis une rumeur vint jusqu’à nous. Nous entendîmes crier : « Tonton ! »…

« C’est Tonton !… Vive Tonton !… » On eût dit qu’une nuée de bourdons survolait le champ de courses. Tonton avait gagné.

Dans la nuit tombante, les phares de l’autocar éclairaient à peine. Les feuilles des arbres s’agitaient à notre passage. À un point inattendu de l’horizon la lune brillait. Elle nous apparaissait à chaque lacet de la route, tantôt à gauche, tantôt à droite. La tête contre la bâche de l’autocar, nous dévalions vers Paris. Et, au loin au-dessus de la ville, le ciel avait cette rougeur dont on a si souvent parlé.

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